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CP 05633 Marcel Proust à Gaston Gallimard [seconde quinzaine ? de décembre 1916]

Surlignage

Cher ami

Je suis navré, et je suis bien
maladroit. Tout mon désir
était que vous oubliiez pendant
q.q. temps que j’avais fait
un livre . Tellement que ce livre,
je disais il y a q.q. jours à Copeau ,
que si cela devait vous décharger
d’une fatigue et d’un souci, je le
rendrais à Grasset. Et voilà que


que j’ai si mal su vous donner
cette impression, que vous vous
êtes fatigué à m’écrire. Cher
ami ne pensez pas à moi, du
moins ne soyez pas éditeur pour
y penser. Tout sera comme
vous voudrez, quand vous voudrez,
je ne dis pas où vous voudrez,
puisque Copeau m’a dit que
ce que vous vouliez c’était que le


livre restât à la N.R.F. Et donc je le
laisserai définitivement chez vous. Et na-
turellement, puisque c’était déjà antérieure-
ment convenu, je ne l’aurais retiré que
si vous l’aviez souhaité. Inutile de vous
dire que la demande que j’ai faite l’
autre jour de mes épreuves ne se rattache
en rien à cela. Je les avais demandées pour
diverses raisons dont voici les 2 principales. Je


pensais que tant qu’elles dormaient, le comptage
de lettres ne pouvant durer très longtemps, je
pouvais y corriger q.q. petites choses qui
nous avanceraient d’autant. Je pensais
d’autre part qu’éditeur trop scrupuleux
vous continuiez en vous soignant à penser
à vos auteurs. Or je me disais, pendant
que j’aurai les épreuves chez moi, il n’
aura pas à prendre souci d’un travail qui
, par mon fait, ne peut matériellement être


accompli, et cela lui donnera d’
autant plus de liberté d’esprit
et d’insouci.−. J’ai mal
raisonné. Je vous renverrai donc les
épreuves bientôt. Je dis bien-
tôt au lieu de dire demain, par-
ce que je ne les ai pas encore
regardées, et que puisque Me
Lemarié
a tant fait que
de prendre cette gentille peine de
me les apporter, il vaut mieux
que j’en profite pour au moins deux
ou trois changements peu importants.


Soignez-vous bien mon cher Gaston.
J’espère que mon livre qui est
sans l’ombre d’impatience quoique
sans l’ombre d’orgueil (ce n’est
pas « patiens quia æternus  » !), vous
sera quand vous serez guéri une distrac-
tion pas trop fatigante. Il est
plus « roman » que ce que vous en
connaissez, et par là même
sera peut’être je ne dis pas
plus « public » mais plus en


accord avec le goût que le public parti-
culier sur lequel il pouvait esperer compter,
manifeste, semble-t-il. Cher ami, je ne
veux pas vous fatiguer. Remerciez bien
pour moi Madame Lemarié. Je suis
confus et respectueusement reconnaissant du
dérangement qu’elle a pris pour moi.

Reposez-vous bien cher ami, bien
cher ami, soignez-vous, guérissez-vous,


je pense à vous constamment avec la plus vive amitié

Marcel Proust


 
Surlignage
 

Cher ami ,

Je suis navré, et je suis bien maladroit. Tout mon désir était que vous oubliiez pendant quelque temps que j’avais fait un livre . Tellement que ce livre, je disais il y a quelques jours à Copeau , que si cela devait vous décharger d’une fatigue et d’un souci, je le rendrais à Grasset. Et voilà que


 

j’ai si mal su vous donner cette impression, que vous vous êtes fatigué à m’écrire. Cher ami ne pensez pas à moi, du moins ne soyez pas éditeur pour y penser. Tout sera comme vous voudrez, quand vous voudrez, je ne dis pas où vous voudrez, puisque Copeau m’a dit que ce que vous vouliez c’était que le


 

livre restât à la N.R.F. Et donc je le laisserai définitivement chez vous. Et na turellement, puisque c’était déjà antérieure ment convenu, je ne l’aurais retiré que si vous l’aviez souhaité. Inutile de vous dire que la demande que j’ai faite l’ autre jour de mes épreuves ne se rattache en rien à cela. Je les avais demandées pour diverses raisons dont voici les deux principales. Je


 

pensais que tant qu’elles dormaient, le comptage de lettres ne pouvant durer très longtemps, je pouvais y corriger quelques petites choses qui nous avanceraient d’autant. Je pensais d’autre part qu’éditeur trop scrupuleux vous continuiez en vous soignant à penser à vos auteurs. Or je me disais, pendant que j’aurai les épreuves chez moi, il n’ aura pas à prendre souci d’un travail qui , par mon fait, ne peut matériellement être


 

accompli, et cela lui donnera d’ autant plus de liberté d’esprit et d’insouci.

J’ai mal raisonné. Je vous renverrai donc les épreuves bientôt. Je dis bien tôt au lieu de dire demain, par ce que je ne les ai pas encore regardées, et que puisque Mme Lemarié a tant fait que de prendre cette gentille peine de me les apporter, il vaut mieux que j’en profite pour au moins deux ou trois changements peu importants.


 

Soignez-vous bien mon cher Gaston. J’espère que mon livre qui est sans l’ombre d’impatience quoique sans l’ombre d’orgueil (ce n’est pas « patiens quia æternus  » !), vous sera quand vous serez guéri une distrac tion pas trop fatigante. Il est plus « roman » que ce que vous en connaissez, et par là même sera peut-être je ne dis pas plus « public » mais plus en


 

accord avec le goût que le public parti culier sur lequel il pouvait espérer compter, manifeste, semble-t-il. Cher ami, je ne veux pas vous fatiguer. Remerciez bien pour moi madame Lemarié. Je suis confus et respectueusement reconnaissant du dérangement qu’elle a pris pour moi.

Reposez-vous bien cher ami, bien cher ami, soignez-vous, guérissez-vous,


 

je pense à vous constamment avec la plus vive amitié

Marcel Proust


  
 
Note n°1
De décembre 1916 à février 1917, Gaston Gallimard, dans un état dépressif, se met en retrait des affaires de la NRF, fait un séjour en maison de repos vers la deuxième quinzaine de décembre, et confie pendant ce temps une partie des affaires courantes à madame Lemarié. Proust, sans doute mis au courant de cette absence par Jacques Copeau, a brièvement évoqué un retour chez Grasset, et veut profiter de ce temps mort pour reprendre son manuscrit et y faire quelques corrections. Mis au courant, Gallimard sʼen alarme, réitère son intention de publier la Recherche et fait redemander le manuscrit. Suite à cette réponse de Gallimard (non retrouvée), Proust répond à son tour en lui proposant de signer un traité contraignant (CP 04455 ; Kolb, XIX, nº 418, lettre datée par Kolb de 1917). Madame Lemarié rédige alors un brouillon de réponse (CP 04452 ; Kolb, XIX, nº 415) dans lequel elle souhaite que 1917 apporte la paix, ce qui permet de situer la date de la présente lettre dans la seconde quinzaine de décembre 1916. [CSz]
Note n°2
Lettre non retrouvée ou conversation non documentée. [CSz, FP]
Note n°3
Lettre non retrouvée. [CSz]
Note n°4
Voir la lettre de Gallimard à Proust du 9 novembre [19]16 (CP 05449 ; MP-GG, nº 32). [CSz]
Note n°5
Proust remercie madame Lemarié de sʼêtre donné cette peine dans une lettre de la [première quinzaine janvier 1917] (CP 04451  ; Kolb, XIX, nº 414). [CS, FP]
Note n°6
patient parce qu’il est éternel []
Note n°7
Deus autem patiens est, quia æternus est, et novit diem iudicii sui, ubi omnia examinat [Mais Dieu est patient parce qu’il est éternel, et il connaît le jour du jugement où il examinera toutes choses.] Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos, psaume 91, par. 7. [CS]
Note
Marcel Proust 1913-1927 À la recherche du temps perdu


Mots-clefs :
Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : November 23, 2022 10:30
Surlignage

Cher ami

Je suis navré, et je suis bien
maladroit. Tout mon désir
était que vous oubliiez pendant
q.q. temps que j’avais fait
un livre . Tellement que ce livre,
je disais il y a q.q. jours à Copeau ,
que si cela devait vous décharger
d’une fatigue et d’un souci, je le
rendrais à Grasset. Et voilà que


que j’ai si mal su vous donner
cette impression, que vous vous
êtes fatigué à m’écrire. Cher
ami ne pensez pas à moi, du
moins ne soyez pas éditeur pour
y penser. Tout sera comme
vous voudrez, quand vous voudrez,
je ne dis pas où vous voudrez,
puisque Copeau m’a dit que
ce que vous vouliez c’était que le


livre restât à la N.R.F. Et donc je le
laisserai définitivement chez vous. Et na-
turellement, puisque c’était déjà antérieure-
ment convenu, je ne l’aurais retiré que
si vous l’aviez souhaité. Inutile de vous
dire que la demande que j’ai faite l’
autre jour de mes épreuves ne se rattache
en rien à cela. Je les avais demandées pour
diverses raisons dont voici les 2 principales. Je


pensais que tant qu’elles dormaient, le comptage
de lettres ne pouvant durer très longtemps, je
pouvais y corriger q.q. petites choses qui
nous avanceraient d’autant. Je pensais
d’autre part qu’éditeur trop scrupuleux
vous continuiez en vous soignant à penser
à vos auteurs. Or je me disais, pendant
que j’aurai les épreuves chez moi, il n’
aura pas à prendre souci d’un travail qui
, par mon fait, ne peut matériellement être


accompli, et cela lui donnera d’
autant plus de liberté d’esprit
et d’insouci.−. J’ai mal
raisonné. Je vous renverrai donc les
épreuves bientôt. Je dis bien-
tôt au lieu de dire demain, par-
ce que je ne les ai pas encore
regardées, et que puisque Me
Lemarié
a tant fait que
de prendre cette gentille peine de
me les apporter, il vaut mieux
que j’en profite pour au moins deux
ou trois changements peu importants.


Soignez-vous bien mon cher Gaston.
J’espère que mon livre qui est
sans l’ombre d’impatience quoique
sans l’ombre d’orgueil (ce n’est
pas « patiens quia æternus  » !), vous
sera quand vous serez guéri une distrac-
tion pas trop fatigante. Il est
plus « roman » que ce que vous en
connaissez, et par là même
sera peut’être je ne dis pas
plus « public » mais plus en


accord avec le goût que le public parti-
culier sur lequel il pouvait esperer compter,
manifeste, semble-t-il. Cher ami, je ne
veux pas vous fatiguer. Remerciez bien
pour moi Madame Lemarié. Je suis
confus et respectueusement reconnaissant du
dérangement qu’elle a pris pour moi.

Reposez-vous bien cher ami, bien
cher ami, soignez-vous, guérissez-vous,


je pense à vous constamment avec la plus vive amitié

Marcel Proust


 
Surlignage
 

Cher ami ,

Je suis navré, et je suis bien maladroit. Tout mon désir était que vous oubliiez pendant quelque temps que j’avais fait un livre . Tellement que ce livre, je disais il y a quelques jours à Copeau , que si cela devait vous décharger d’une fatigue et d’un souci, je le rendrais à Grasset. Et voilà que


 

j’ai si mal su vous donner cette impression, que vous vous êtes fatigué à m’écrire. Cher ami ne pensez pas à moi, du moins ne soyez pas éditeur pour y penser. Tout sera comme vous voudrez, quand vous voudrez, je ne dis pas où vous voudrez, puisque Copeau m’a dit que ce que vous vouliez c’était que le


 

livre restât à la N.R.F. Et donc je le laisserai définitivement chez vous. Et na turellement, puisque c’était déjà antérieure ment convenu, je ne l’aurais retiré que si vous l’aviez souhaité. Inutile de vous dire que la demande que j’ai faite l’ autre jour de mes épreuves ne se rattache en rien à cela. Je les avais demandées pour diverses raisons dont voici les deux principales. Je


 

pensais que tant qu’elles dormaient, le comptage de lettres ne pouvant durer très longtemps, je pouvais y corriger quelques petites choses qui nous avanceraient d’autant. Je pensais d’autre part qu’éditeur trop scrupuleux vous continuiez en vous soignant à penser à vos auteurs. Or je me disais, pendant que j’aurai les épreuves chez moi, il n’ aura pas à prendre souci d’un travail qui , par mon fait, ne peut matériellement être


 

accompli, et cela lui donnera d’ autant plus de liberté d’esprit et d’insouci.

J’ai mal raisonné. Je vous renverrai donc les épreuves bientôt. Je dis bien tôt au lieu de dire demain, par ce que je ne les ai pas encore regardées, et que puisque Mme Lemarié a tant fait que de prendre cette gentille peine de me les apporter, il vaut mieux que j’en profite pour au moins deux ou trois changements peu importants.


 

Soignez-vous bien mon cher Gaston. J’espère que mon livre qui est sans l’ombre d’impatience quoique sans l’ombre d’orgueil (ce n’est pas « patiens quia æternus  » !), vous sera quand vous serez guéri une distrac tion pas trop fatigante. Il est plus « roman » que ce que vous en connaissez, et par là même sera peut-être je ne dis pas plus « public » mais plus en


 

accord avec le goût que le public parti culier sur lequel il pouvait espérer compter, manifeste, semble-t-il. Cher ami, je ne veux pas vous fatiguer. Remerciez bien pour moi madame Lemarié. Je suis confus et respectueusement reconnaissant du dérangement qu’elle a pris pour moi.

Reposez-vous bien cher ami, bien cher ami, soignez-vous, guérissez-vous,


 

je pense à vous constamment avec la plus vive amitié

Marcel Proust


  
 
Note n°1
De décembre 1916 à février 1917, Gaston Gallimard, dans un état dépressif, se met en retrait des affaires de la NRF, fait un séjour en maison de repos vers la deuxième quinzaine de décembre, et confie pendant ce temps une partie des affaires courantes à madame Lemarié. Proust, sans doute mis au courant de cette absence par Jacques Copeau, a brièvement évoqué un retour chez Grasset, et veut profiter de ce temps mort pour reprendre son manuscrit et y faire quelques corrections. Mis au courant, Gallimard sʼen alarme, réitère son intention de publier la Recherche et fait redemander le manuscrit. Suite à cette réponse de Gallimard (non retrouvée), Proust répond à son tour en lui proposant de signer un traité contraignant (CP 04455 ; Kolb, XIX, nº 418, lettre datée par Kolb de 1917). Madame Lemarié rédige alors un brouillon de réponse (CP 04452 ; Kolb, XIX, nº 415) dans lequel elle souhaite que 1917 apporte la paix, ce qui permet de situer la date de la présente lettre dans la seconde quinzaine de décembre 1916. [CSz]
Note n°2
Lettre non retrouvée ou conversation non documentée. [CSz, FP]
Note n°3
Lettre non retrouvée. [CSz]
Note n°4
Voir la lettre de Gallimard à Proust du 9 novembre [19]16 (CP 05449 ; MP-GG, nº 32). [CSz]
Note n°5
Proust remercie madame Lemarié de sʼêtre donné cette peine dans une lettre de la [première quinzaine janvier 1917] (CP 04451  ; Kolb, XIX, nº 414). [CS, FP]
Note n°6
patient parce qu’il est éternel []
Note n°7
Deus autem patiens est, quia æternus est, et novit diem iudicii sui, ubi omnia examinat [Mais Dieu est patient parce qu’il est éternel, et il connaît le jour du jugement où il examinera toutes choses.] Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos, psaume 91, par. 7. [CS]
Note
Marcel Proust 1913-1927 À la recherche du temps perdu


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Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : November 23, 2022 10:30
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