language

CP 05359 Marcel Proust à Jean Ajalbert

Surlignage

44 rue Hamelin

Mon cher Confrère et
Maître,

J’ai été bien sensible à
l’aimable mention que vous
avez faite de mes livres.
En lisant ces lignes qui
avaient du prix pour moi
parce qu’elles venaient de vous,
et ensentant percer votre


lassitude à la lecture
de ces pages qui vous
semblent interminables,
j’ai compris quelle
avait été mon erreur
d’intituler l’ouvrage :
« À la Recherche du
Temps perdu ». Ce titre,
tant qu’il ne sera pas
expliqué par le dernier
volume (le Temps retrouvé)


perpétue le malentendu entre moi et
mes lecteurs, même les plus éminents,
qui croient à un déroulement de souve-
nirs, à quelquechose d’assez voisin
des « Mémoires ». Or ce livre est
au contraire tellement « composé » que M.
Francis Jammes m’ayant supplié d’
ôter du 1er volume un épisode de 3 pages


qu’il jugeait révoltant, j’étais sur le
point de le faire, quand je compris que
cette « coupure » insignifiante dans ce
1er volume, ferait écrouler les tomes 4
et 5 qu’il soutenait. Je pourrais four-
nir mille exemples de cette composition voilée, à la
quelle
j’ai tout sacrifié, si ce n’était trop
parler de moi quand j’ai voulu seulement vous
remercier de votre bienveillance, du fond du cœur

Marcel Proust

Surlignage
 

44 rue Hamelin

Mon cher Confrère et Maître,

J’ai été bien sensible à l’aimable mention que vous avez faite de mes livres. En lisant ces lignes qui avaient du prix pour moi parce qu’elles venaient de vous, et ensentant percer votre


 

lassitude à la lecture de ces pages qui vous semblent interminables, j’ai compris quelle avait été mon erreur d’intituler l’ouvrage : « À la Recherche du Temps perdu ». Ce titre, tant qu’il ne sera pas expliqué par le dernier volume (le Temps retrouvé)


 

perpétue le malentendu entre moi et mes lecteurs, même les plus éminents, qui croient à un déroulement de souvenirs, à quelque chose d’assez voisin des « Mémoires ». Or ce livre est au contraire tellement « composé » que M. Francis Jammes m’ayant supplié d’ ôter du premier volume un épisode de trois pages


 

qu’il jugeait révoltant, j’étais sur le point de le faire, quand je compris que cette « coupure » insignifiante dans ce premier volume, ferait écrouler les tomes 4 et 5 qu’il soutenait. Je pourrais fournir mille exemples de cette composition voilée, à laquelle j’ai tout sacrifié, si ce n’était trop parler de moi quand j’ai voulu seulement vous remercier de votre bienveillance, du fond du cœur.

Marcel Proust

Note n°1
Philip Kolb date cette lettre de « peu après le 10 décembre 1919 », car c’est probablement peu après avoir reçu le Prix Goncourt, le 10 décembre 1919, que Proust a écrit à tous les membres du jury pour les remercier. La lettre est certainement postérieure au 1er octobre 1919, date à laquelle Proust a emménagé rue Hamelin. Jean Ajalbert fait partie des huit membres de lʼAcadémie Goncourt ayant signé la lettre du 10 décembre 1919 annonçant à Proust quʼil avait reçu le Prix (voir CP 03973 ; Kolb, XVIII, n° 293). [PK, PW, NM]
Note n°2
Cette lettre de Proust à Jean Ajalbert est la seule retrouvée à ce jour, mais le catalogue de la vente de la bibliothèque dʼAjalbert révèle quʼil en existait au moins trois, qui furent insérées dans des ouvrages de Proust (Jean Ajalbert, Ma Bibliothèque (Deuxième partie), 4-6 avril 1935, lots 194, 196 et 1289). Ajalbert possédait tous les volumes de la Recherche, certains en double, de différentes années dʼédition, dont cinq avec un envoi autographe de Proust (ibid., lots 195-199). Ph. Kolb, qui nʼavait pas vu ce catalogue, a cependant publié un de ces envois autographes, porté sur un exemplaire de Sodome et Gomorrhe II, paru dans un catalogue de vente postérieur (CP 04963 ; Kolb, XXI, n° 102. Nous avons vu cet exemplaire dans une collection privée, lʼenvoi se trouvant dans le premier des trois volumes, achevé dʼimprimer du 10 avril 1922, portant lʼex-libris dʼEdward Wasserman.)
Notre lettre a figuré dans lʼexposition « Un millier de livres modernes », à la Galerie de Paris, de Paul de Montaignac, du 29 mars au 3 avril 1935, juste avant la deuxième partie de la vente de la bibliothèque de Jean Ajalbert. Cʼest en voyant cette exposition quʼun auteur anonyme la recopia et la publia dans la revue Toute lʼÉdition (6 avril 1935, p. 3). La vente causa une polémique puisque Ajalbert était encore vivant et que certains des auteurs des ouvrages dédicacés lʼétaient aussi (voir Les Treize, « Les Lettres. Vendre ou ne pas vendre ? », LʼIntransigeant, 2 mars 1935, p. 6 ; et « De-ci de-là... », Paris-Soir, 15 mars 1935, p. 12 ; ou encore « Vendre ou ne pas vendre », Les Nouvelles Littéraires, 16 mars 1935, p. 4). [PW]
Note n°3
Lettre non retrouvée. [PW]
Note n°4
Le texte de lʼédition Kolb commence avec ce mot. Ph. Kolb nʼavait pu voir la lettre originale et nʼavait pas eu connaissance de sa publication intégrale, en 1935, dans Toute lʼÉdition. [PW]
Note n°5
Lʼédition Kolb donne « mon ouvrage », mais le texte de Toute lʼÉdition est ici correct. [PW]
Note n°6
Cʼest un leitmotiv sous la plume de Proust à lʼautomne de 1919 : « Vandérem et autres […], méconnaissant la composition serrée de mon ouvrage, ont l’air de dire que je fais des Mémoires et écris au fil de mes souvenirs ! » (CP 03922 ; Kolb, XVIII, n° 241 ; cf. ibid., n° 202, 230, 266, 319...). Proust reprend lʼidée au début de 1920 dans « À propos du ʼstyleʼ de Flaubert » (EA, p. 598-599). [NM]
Note n°7
Le texte de Kolb et celui de Toute lʼÉdition omettent « M. » devant le nom du poète. [PW]
Note n°8
En janvier 1914 déjà, dans une lettre à Henri Ghéon, Proust cite longuement la lettre de Francis Jammes dans laquelle celui-ci lui aurait demandé « de supprimer dans la prochaine édition la scène de sadisme entre deux femmes » (CP 02655 ; Kolb, XIII, n° 3). En cet automne 1919, Proust rappelle lʼanecdote et lʼimportance structurelle de lʼépisode à dʼautres correspondants, dans des termes très proches (Kolb, XVIII, n° 230, 266, 308...) [PK, PW, NM]
Note n°9
Les éditions antérieures corrigent en « jʼai compris ». [PW]
Note n°10
Lʼédition Kolb donne « contenait », mais le texte de Toute lʼÉdition est ici correct. Dʼaprès le plan paru dans lʼédition originale dʼÀ lʼombre des jeunes filles en fleurs (achevé dʼimprimé le 30 novembre 1918 et mis en vente le 20 juin 1919), les volumes IV et V prévus à cette époque sont Sodome et Gomorrhe – I (volume qui irait jusquʼà lʼépisode « Pourquoi je quitte brusquement Balbec, avec la volonté dʼépouser Albertine ») et Sodome et Gomorrhe – II – Le Temps retrouvé. [PW, FP]
Note n°11
Proust avait utilisé les mêmes mots pour répondre à lʼarticle dʼAbel Hermant dans le Figaro du 24 août 1919 : « J’ai tout sacrifié à une composition voilée mais inflexible » (CP 03897 ; Kolb, XVIII, n° 216). Lʼépithète « voilée » est régulièrement associée par lui à la composition du livre : voir ibid., n° 266, 318 et EA, p. 598. [NM]


Mots-clefs :prix Goncourt
Date de mise en ligne : October 28, 2022 11:18
Date de la dernière mise à jour : November 23, 2022 10:21
Surlignage

44 rue Hamelin

Mon cher Confrère et
Maître,

J’ai été bien sensible à
l’aimable mention que vous
avez faite de mes livres.
En lisant ces lignes qui
avaient du prix pour moi
parce qu’elles venaient de vous,
et ensentant percer votre


lassitude à la lecture
de ces pages qui vous
semblent interminables,
j’ai compris quelle
avait été mon erreur
d’intituler l’ouvrage :
« À la Recherche du
Temps perdu ». Ce titre,
tant qu’il ne sera pas
expliqué par le dernier
volume (le Temps retrouvé)


perpétue le malentendu entre moi et
mes lecteurs, même les plus éminents,
qui croient à un déroulement de souve-
nirs, à quelquechose d’assez voisin
des « Mémoires ». Or ce livre est
au contraire tellement « composé » que M.
Francis Jammes m’ayant supplié d’
ôter du 1er volume un épisode de 3 pages


qu’il jugeait révoltant, j’étais sur le
point de le faire, quand je compris que
cette « coupure » insignifiante dans ce
1er volume, ferait écrouler les tomes 4
et 5 qu’il soutenait. Je pourrais four-
nir mille exemples de cette composition voilée, à la
quelle
j’ai tout sacrifié, si ce n’était trop
parler de moi quand j’ai voulu seulement vous
remercier de votre bienveillance, du fond du cœur

Marcel Proust

Surlignage
 

44 rue Hamelin

Mon cher Confrère et Maître,

J’ai été bien sensible à l’aimable mention que vous avez faite de mes livres. En lisant ces lignes qui avaient du prix pour moi parce qu’elles venaient de vous, et ensentant percer votre


 

lassitude à la lecture de ces pages qui vous semblent interminables, j’ai compris quelle avait été mon erreur d’intituler l’ouvrage : « À la Recherche du Temps perdu ». Ce titre, tant qu’il ne sera pas expliqué par le dernier volume (le Temps retrouvé)


 

perpétue le malentendu entre moi et mes lecteurs, même les plus éminents, qui croient à un déroulement de souvenirs, à quelque chose d’assez voisin des « Mémoires ». Or ce livre est au contraire tellement « composé » que M. Francis Jammes m’ayant supplié d’ ôter du premier volume un épisode de trois pages


 

qu’il jugeait révoltant, j’étais sur le point de le faire, quand je compris que cette « coupure » insignifiante dans ce premier volume, ferait écrouler les tomes 4 et 5 qu’il soutenait. Je pourrais fournir mille exemples de cette composition voilée, à laquelle j’ai tout sacrifié, si ce n’était trop parler de moi quand j’ai voulu seulement vous remercier de votre bienveillance, du fond du cœur.

Marcel Proust

Note n°1
Philip Kolb date cette lettre de « peu après le 10 décembre 1919 », car c’est probablement peu après avoir reçu le Prix Goncourt, le 10 décembre 1919, que Proust a écrit à tous les membres du jury pour les remercier. La lettre est certainement postérieure au 1er octobre 1919, date à laquelle Proust a emménagé rue Hamelin. Jean Ajalbert fait partie des huit membres de lʼAcadémie Goncourt ayant signé la lettre du 10 décembre 1919 annonçant à Proust quʼil avait reçu le Prix (voir CP 03973 ; Kolb, XVIII, n° 293). [PK, PW, NM]
Note n°2
Cette lettre de Proust à Jean Ajalbert est la seule retrouvée à ce jour, mais le catalogue de la vente de la bibliothèque dʼAjalbert révèle quʼil en existait au moins trois, qui furent insérées dans des ouvrages de Proust (Jean Ajalbert, Ma Bibliothèque (Deuxième partie), 4-6 avril 1935, lots 194, 196 et 1289). Ajalbert possédait tous les volumes de la Recherche, certains en double, de différentes années dʼédition, dont cinq avec un envoi autographe de Proust (ibid., lots 195-199). Ph. Kolb, qui nʼavait pas vu ce catalogue, a cependant publié un de ces envois autographes, porté sur un exemplaire de Sodome et Gomorrhe II, paru dans un catalogue de vente postérieur (CP 04963 ; Kolb, XXI, n° 102. Nous avons vu cet exemplaire dans une collection privée, lʼenvoi se trouvant dans le premier des trois volumes, achevé dʼimprimer du 10 avril 1922, portant lʼex-libris dʼEdward Wasserman.)
Notre lettre a figuré dans lʼexposition « Un millier de livres modernes », à la Galerie de Paris, de Paul de Montaignac, du 29 mars au 3 avril 1935, juste avant la deuxième partie de la vente de la bibliothèque de Jean Ajalbert. Cʼest en voyant cette exposition quʼun auteur anonyme la recopia et la publia dans la revue Toute lʼÉdition (6 avril 1935, p. 3). La vente causa une polémique puisque Ajalbert était encore vivant et que certains des auteurs des ouvrages dédicacés lʼétaient aussi (voir Les Treize, « Les Lettres. Vendre ou ne pas vendre ? », LʼIntransigeant, 2 mars 1935, p. 6 ; et « De-ci de-là... », Paris-Soir, 15 mars 1935, p. 12 ; ou encore « Vendre ou ne pas vendre », Les Nouvelles Littéraires, 16 mars 1935, p. 4). [PW]
Note n°3
Lettre non retrouvée. [PW]
Note n°4
Le texte de lʼédition Kolb commence avec ce mot. Ph. Kolb nʼavait pu voir la lettre originale et nʼavait pas eu connaissance de sa publication intégrale, en 1935, dans Toute lʼÉdition. [PW]
Note n°5
Lʼédition Kolb donne « mon ouvrage », mais le texte de Toute lʼÉdition est ici correct. [PW]
Note n°6
Cʼest un leitmotiv sous la plume de Proust à lʼautomne de 1919 : « Vandérem et autres […], méconnaissant la composition serrée de mon ouvrage, ont l’air de dire que je fais des Mémoires et écris au fil de mes souvenirs ! » (CP 03922 ; Kolb, XVIII, n° 241 ; cf. ibid., n° 202, 230, 266, 319...). Proust reprend lʼidée au début de 1920 dans « À propos du ʼstyleʼ de Flaubert » (EA, p. 598-599). [NM]
Note n°7
Le texte de Kolb et celui de Toute lʼÉdition omettent « M. » devant le nom du poète. [PW]
Note n°8
En janvier 1914 déjà, dans une lettre à Henri Ghéon, Proust cite longuement la lettre de Francis Jammes dans laquelle celui-ci lui aurait demandé « de supprimer dans la prochaine édition la scène de sadisme entre deux femmes » (CP 02655 ; Kolb, XIII, n° 3). En cet automne 1919, Proust rappelle lʼanecdote et lʼimportance structurelle de lʼépisode à dʼautres correspondants, dans des termes très proches (Kolb, XVIII, n° 230, 266, 308...) [PK, PW, NM]
Note n°9
Les éditions antérieures corrigent en « jʼai compris ». [PW]
Note n°10
Lʼédition Kolb donne « contenait », mais le texte de Toute lʼÉdition est ici correct. Dʼaprès le plan paru dans lʼédition originale dʼÀ lʼombre des jeunes filles en fleurs (achevé dʼimprimé le 30 novembre 1918 et mis en vente le 20 juin 1919), les volumes IV et V prévus à cette époque sont Sodome et Gomorrhe – I (volume qui irait jusquʼà lʼépisode « Pourquoi je quitte brusquement Balbec, avec la volonté dʼépouser Albertine ») et Sodome et Gomorrhe – II – Le Temps retrouvé. [PW, FP]
Note n°11
Proust avait utilisé les mêmes mots pour répondre à lʼarticle dʼAbel Hermant dans le Figaro du 24 août 1919 : « J’ai tout sacrifié à une composition voilée mais inflexible » (CP 03897 ; Kolb, XVIII, n° 216). Lʼépithète « voilée » est régulièrement associée par lui à la composition du livre : voir ibid., n° 266, 318 et EA, p. 598. [NM]


Mots-clefs :prix Goncourt
Date de mise en ligne : October 28, 2022 11:18
Date de la dernière mise à jour : November 23, 2022 10:21
expand_less