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CP 04012 Jacques Boulenger à Marcel Proust le 29 décembre 1919

Surlignage

29 Xbre 1919
22 rue Oudinot

Cher Monsieur,

je suis très content de lʼoccasion
qui mʼa été offerte de dire (très
mal : je me le reproche) un peu du
bien que je pense de votre beau livre .
Jʼen ai rarement lu qui mʼait excité
davantage. Si jʼeuſse disposé dʼun peu
plus de place, jʼe l ʼaurais mieux expli-
qué pourquoi. Mais, après tout, à
quoi bon expliquer, ou vouloir « expliquer


pourquoi » ? Je serais bien ennuyé, en
tout cas, si vous ne preniez pas cette
objection que je vous fais. à votre « compo-
sition » comme je lʼentends moi-même.
Sans doute, votre livre est composé à
merveille selon les lois de votre propre sensi-
bilité. Mais il me semble quʼil ne lʼest 
pas selon celles qui ont présidé à la com-
position de la plupart des œuvres de
« chez nous ». Si vous ne trouvez pas cette
distinction très claire, ne mʼen veuillez
pas, je vous prie, car jʼai beaucoup
boxé avant le dîner et je suis mort de
fatigue.


Je serais heureux dʼapprendre que vous vous
portez mieux et que votre prix, si justement mérité,
vous a été officiellement notifié, tellement officielle-
ment que vous ne doutez plus de lʼavoir eu, malgré
la manœuvre inouie de lʼéditeur de M. Dorgelès .
Tout le monde se rappelle si bien quʼil vous a été
accordé que Jean de Pierrefeu mʼannonçait, il y a
quelques jours, quʼil a lʼintention de discuter
« le cas Marcel Proust » dans les Débats . Je lui
répondrai dans Opinion , sʼil réalise son projet. Me


voilà votre champion, malgré que vous en ayez. Je
mʼen félicite parce que A la recherche du temps perdu
est certainement le livre le plus « original » qui ait
paru, à mon goût, depuis X temps. Et je lʼaime
de tout mon cœur. Cʼest dʼailleurs un de ces livres
quʼon ne saurait aimer sans éprouver une vive sym-
pathie pour leursson auteurs.

Veuillez en trouver ici lʼassurance, cher Monsieur.

Jacques Boulenger


 
Surlignage
 

Cher Monsieur,

je suis très content de lʼoccasion qui mʼa été offerte de dire (très mal : je me le reproche) un peu du bien que je pense de votre beau livre . Jʼen ai rarement lu qui mʼait excité davantage. Si jʼeusse disposé dʼun peu plus de place, jʼ aurais mieux expliqué pourquoi. Mais, après tout, à quoi bon expliquer, ou vouloir « expliquer


 

pourquoi » ? Je serais bien ennuyé, en tout cas, si vous ne preniez pas cette objection que je fais à votre « composition » comme je lʼentends moi-même. Sans doute, votre livre est composé à merveille selon les lois de votre propre sensibilité. Mais il me semble quʼil ne lʼest  pas selon celles qui ont présidé à la composition de la plupart des œuvres de « chez nous ». Si vous ne trouvez pas cette distinction très claire, ne mʼen veuillez pas, je vous prie, car jʼai beaucoup boxé avant le dîner et je suis mort de fatigue.


 

Je serais heureux dʼapprendre que vous vous portez mieux et que votre prix, si justement mérité, vous a été officiellement notifié, tellement officiellement que vous ne doutez plus de lʼavoir eu, malgré la manœuvre inouïe de lʼéditeur de M. Dorgelès . Tout le monde se rappelle si bien quʼil vous a été accordé que Jean de Pierrefeu mʼannonçait, il y a quelques jours, quʼil a lʼintention de discuter « le cas Marcel Proust » dans les Débats . Je lui répondrai dans Opinion , sʼil réalise son projet. Me


 

voilà votre champion, malgré que vous en ayez. Je mʼen félicite parce que À la recherche du temps perdu est certainement le livre le plus « original » qui ait paru, à mon goût, depuis X temps. Et je lʼaime de tout mon cœur. Cʼest dʼailleurs un de ces livres quʼon ne saurait aimer sans éprouver une vive sympathie pour leursson auteurs.

Veuillez en trouver ici lʼassurance, cher Monsieur.

Jacques Boulenger


  
 
Note n°1
Dans sa lettre du [20 décembre 1919] (CP 03998 ; Kolb, XVIII, nº 318), Proust manifeste sa reconnaissance à Boulenger pour lʼ« admirable » article, quoique « ça et là injuste et faux », publié dans LʼOpinion le jour même (12ème année, n° 51, p. 610-612). Cet article a été réimprimé sous le titre « Marcel Proust — I » dans le recueil ...Mais lʼArt est difficile ! (Paris, Plon, 1ère série, 1921-1922, p. 86-97). [PK, ChC, FP]
Note n°2
Toujours dans sa lettre à Boulenger du [20 décembre 1919] (voir la note 1 ci-dessus), Proust répond aux reproches du critique en affirmant avoir composé son ouvrage avec « une rigueur inflexible bien que voilée ». [PK, ChC]
Note n°3
LʼAcadémie Goncourt avait attribué à Proust son prix pour À lʼombre des jeunes filles en fleurs le 10 décembre 1919 par six voix sur dix, contre les quatre recueillies par Les Croix de bois de Roland Dorgelès (CP 03973 ; Kolb, XVIII, n° 293). [ChC]
Note n°4
La « manœuvre » dont parle Boulenger, et mentionnée aussi par Proust dans sa lettre du [20 décembre 1919] (CP 03998 ; Kolb, XVIII, nº 318), consiste en la diffusion de réclames trompeuses dans la presse, reproduisant la manchette : « Les Croix de bois : Prix Goncourt » en gros caractères, suivie de « 4 voix sur 10 » en petits caractères (voir par exemple Le Figaro du 18 décembre 1919, rubrique « Librairie », p. 3). Cette action commerciale dʼAlbin Michel coûtera à lʼéditeur des Croix de bois une amende de 2000 francs de dommages-intérêts. [PK, ChC]
Note n°5
Lʼarticle de Pierrefeu, « Le Cas de M. Proust », paraîtra dans Le Journal des débats du 2 et 3 janvier 1920, p. 3. [FP]
Note n°6
La réponse de Boulenger, « Sur M. Marcel Proust », paraîtra dans LʼOpinion du 10 janvier 1920, p. 43-45 : elle a été réimprimée sous le titre « Marcel Proust — II » dans ...Mais lʼArt est difficile !, p. 97-106. [FP]
Note
Marcel Proust 1913-1927 À la recherche du temps perdu
Note
1789-1944 Le Journal des débats politiques et littéraires
Note
1907-1938 LʼOpinion
Note
Marcel Proust 1913-1927 À la recherche du temps perdu


Mots-clefs :prix Goncourt
Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : November 23, 2022 10:22
Surlignage

29 Xbre 1919
22 rue Oudinot

Cher Monsieur,

je suis très content de lʼoccasion
qui mʼa été offerte de dire (très
mal : je me le reproche) un peu du
bien que je pense de votre beau livre .
Jʼen ai rarement lu qui mʼait excité
davantage. Si jʼeuſse disposé dʼun peu
plus de place, jʼe l ʼaurais mieux expli-
qué pourquoi. Mais, après tout, à
quoi bon expliquer, ou vouloir « expliquer


pourquoi » ? Je serais bien ennuyé, en
tout cas, si vous ne preniez pas cette
objection que je vous fais. à votre « compo-
sition » comme je lʼentends moi-même.
Sans doute, votre livre est composé à
merveille selon les lois de votre propre sensi-
bilité. Mais il me semble quʼil ne lʼest 
pas selon celles qui ont présidé à la com-
position de la plupart des œuvres de
« chez nous ». Si vous ne trouvez pas cette
distinction très claire, ne mʼen veuillez
pas, je vous prie, car jʼai beaucoup
boxé avant le dîner et je suis mort de
fatigue.


Je serais heureux dʼapprendre que vous vous
portez mieux et que votre prix, si justement mérité,
vous a été officiellement notifié, tellement officielle-
ment que vous ne doutez plus de lʼavoir eu, malgré
la manœuvre inouie de lʼéditeur de M. Dorgelès .
Tout le monde se rappelle si bien quʼil vous a été
accordé que Jean de Pierrefeu mʼannonçait, il y a
quelques jours, quʼil a lʼintention de discuter
« le cas Marcel Proust » dans les Débats . Je lui
répondrai dans Opinion , sʼil réalise son projet. Me


voilà votre champion, malgré que vous en ayez. Je
mʼen félicite parce que A la recherche du temps perdu
est certainement le livre le plus « original » qui ait
paru, à mon goût, depuis X temps. Et je lʼaime
de tout mon cœur. Cʼest dʼailleurs un de ces livres
quʼon ne saurait aimer sans éprouver une vive sym-
pathie pour leursson auteurs.

Veuillez en trouver ici lʼassurance, cher Monsieur.

Jacques Boulenger


 
Surlignage
 

Cher Monsieur,

je suis très content de lʼoccasion qui mʼa été offerte de dire (très mal : je me le reproche) un peu du bien que je pense de votre beau livre . Jʼen ai rarement lu qui mʼait excité davantage. Si jʼeusse disposé dʼun peu plus de place, jʼ aurais mieux expliqué pourquoi. Mais, après tout, à quoi bon expliquer, ou vouloir « expliquer


 

pourquoi » ? Je serais bien ennuyé, en tout cas, si vous ne preniez pas cette objection que je fais à votre « composition » comme je lʼentends moi-même. Sans doute, votre livre est composé à merveille selon les lois de votre propre sensibilité. Mais il me semble quʼil ne lʼest  pas selon celles qui ont présidé à la composition de la plupart des œuvres de « chez nous ». Si vous ne trouvez pas cette distinction très claire, ne mʼen veuillez pas, je vous prie, car jʼai beaucoup boxé avant le dîner et je suis mort de fatigue.


 

Je serais heureux dʼapprendre que vous vous portez mieux et que votre prix, si justement mérité, vous a été officiellement notifié, tellement officiellement que vous ne doutez plus de lʼavoir eu, malgré la manœuvre inouïe de lʼéditeur de M. Dorgelès . Tout le monde se rappelle si bien quʼil vous a été accordé que Jean de Pierrefeu mʼannonçait, il y a quelques jours, quʼil a lʼintention de discuter « le cas Marcel Proust » dans les Débats . Je lui répondrai dans Opinion , sʼil réalise son projet. Me


 

voilà votre champion, malgré que vous en ayez. Je mʼen félicite parce que À la recherche du temps perdu est certainement le livre le plus « original » qui ait paru, à mon goût, depuis X temps. Et je lʼaime de tout mon cœur. Cʼest dʼailleurs un de ces livres quʼon ne saurait aimer sans éprouver une vive sympathie pour leursson auteurs.

Veuillez en trouver ici lʼassurance, cher Monsieur.

Jacques Boulenger


  
 
Note n°1
Dans sa lettre du [20 décembre 1919] (CP 03998 ; Kolb, XVIII, nº 318), Proust manifeste sa reconnaissance à Boulenger pour lʼ« admirable » article, quoique « ça et là injuste et faux », publié dans LʼOpinion le jour même (12ème année, n° 51, p. 610-612). Cet article a été réimprimé sous le titre « Marcel Proust — I » dans le recueil ...Mais lʼArt est difficile ! (Paris, Plon, 1ère série, 1921-1922, p. 86-97). [PK, ChC, FP]
Note n°2
Toujours dans sa lettre à Boulenger du [20 décembre 1919] (voir la note 1 ci-dessus), Proust répond aux reproches du critique en affirmant avoir composé son ouvrage avec « une rigueur inflexible bien que voilée ». [PK, ChC]
Note n°3
LʼAcadémie Goncourt avait attribué à Proust son prix pour À lʼombre des jeunes filles en fleurs le 10 décembre 1919 par six voix sur dix, contre les quatre recueillies par Les Croix de bois de Roland Dorgelès (CP 03973 ; Kolb, XVIII, n° 293). [ChC]
Note n°4
La « manœuvre » dont parle Boulenger, et mentionnée aussi par Proust dans sa lettre du [20 décembre 1919] (CP 03998 ; Kolb, XVIII, nº 318), consiste en la diffusion de réclames trompeuses dans la presse, reproduisant la manchette : « Les Croix de bois : Prix Goncourt » en gros caractères, suivie de « 4 voix sur 10 » en petits caractères (voir par exemple Le Figaro du 18 décembre 1919, rubrique « Librairie », p. 3). Cette action commerciale dʼAlbin Michel coûtera à lʼéditeur des Croix de bois une amende de 2000 francs de dommages-intérêts. [PK, ChC]
Note n°5
Lʼarticle de Pierrefeu, « Le Cas de M. Proust », paraîtra dans Le Journal des débats du 2 et 3 janvier 1920, p. 3. [FP]
Note n°6
La réponse de Boulenger, « Sur M. Marcel Proust », paraîtra dans LʼOpinion du 10 janvier 1920, p. 43-45 : elle a été réimprimée sous le titre « Marcel Proust — II » dans ...Mais lʼArt est difficile !, p. 97-106. [FP]
Note
Marcel Proust 1913-1927 À la recherche du temps perdu
Note
1789-1944 Le Journal des débats politiques et littéraires
Note
1907-1938 LʼOpinion
Note
Marcel Proust 1913-1927 À la recherche du temps perdu


Mots-clefs :prix Goncourt
Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : November 23, 2022 10:22
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