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CP 03787 Marcel Proust à Anna Noailles, de [les 26 et 27 mai 1919]

Surlignage

102 bd Haussmann

Madame,

Avec quel bonheur de
résurrection jʼai vu
après tant dʼannées les
arceaux merveilleux de
cette Ecriture, desquels il
semble quʼils suffiraient à
protéger le céleste Jardin que
gardait lʼAnge (devenu inutile)


porteur de lʼépée flamboyante.
Cette gentillesse de mʼ-
écrire ainsi, et si vite
( qui cito dat, bis dat )
mʼa ramené aux senti-
ments anciens que vous
aviez depuis un peu
martyrisés. Et je suis triste
de penser, au moment de
ce regain de respectueuse


tendresse que trois livres de moi
vont paraître dans huit jours, où
la place vous est faite par le hasard
si petite, les quelques lignes du pastiche
de Renan
que vous connaissez, une
ligne dʼun pastiche de St Simon
nouveau que vous ne connaissez pas
(peutʼêtre un mot dans les « Mélanges » je ne sais pas, ce nʼest pas moi qui ai confectionné la Sélection
Je nʼoublierai pas votre gentillesse dʼ-
aujourdʼhui et jʼaurai lʼoccasion, pas


très lointaine, de traduire dignement ma
gratitude. Mais je souffre de ne pas avoir
sollicité et reçu ce mot de vous un
mois plus tôt, quand jʼaurais pu mettre dans
le livre ce que maintenant je ne peux plus
mettre que dans un autre. Cʼest Monsieur
de Noailles
aussi que je voudrais remercier
(comme la guerre lʼa encore embelli !). Je
trouverai un moyen. Quʼil est bon de sʼêtre
rappelé de vous parler de cela, dites-lui je vous


en prie (vraiment, nʼoubliez pas
de lui dire) combien jʼen ai été
ému. Ai-je besoin de vous dire
que votre admirable lettre nʼa été
pour moi quʼun dessin sans
prix car je nʼai pu déchiffrer
un seul mot. Seul le nom de
Bernstein est apparu et jʼai
compris pourquoi il venait là.
Mais bien avant dʼoser vous ennuyer
de cela, il y a déjà des mois, je
lui avais fait téléphoner et il


avait comme moi égaré lʼ-
adresse. Cela nʼa pas dʼim-
portance puisque Guiche (qui
a été sublime pour moi dans toute
cette affreuse histoire de déména-
gement, est allé voir les gérants,
a tiré dʼeux de lʼargent pour
moi alors que je croyais leur
en devoir) a chargé son ingénieur
de rechercher les maisons de
liège susceptibles de convertir


ma subérine en bouchons

Daignez agréer Madame ma respectueuse admiration reconnaissante

Marcel Proust

Après vous avoir écrit je regarde une cinquan-
tième fois le beau dessin arabesque, et
voici que les mots Cité du Retiro , un Elysée
en Elysée qui nommé par vous devient les
«  Champs Elysées  » brillent en lettres de feu. Jʼ-
enverrai demain Cité du Retiro savoir à quoi
cette mystérieuse adresse peut correspondre. Sans


doute y trouverai-je le placement de mon liège
qui nʼest pas répartissable dans le logis pour lequel
je quitte le Boulevard Haussmann. (Je le
quitte parce que la Maison a été vendue à un
banquier qui en bon M. Josse veut en faire une
banque, et, pour cela, fait partir tous les loca-
taires, sans comprendre quʼil y en a au moins un
quʼil tue en le déracinant). Je crois du reste que
les forts, même de Liège, ont fait leur temps Et jʼai
lʼidée quʼil vaudrait mieux transporter les moyens de
défense dans lʼoreille. Madame Simone mʼa parlé de
boules dʼivoire (comme jʼaimerais avoir des précisions là-dessus !)
la duchesse de Guiche dʼouate vaselinée. Mais sans doute ces dames sont
moins sensibles au bruit que moi qui suis terriblement malade, mourant.

Surlignage
 
102 boulevard Haussmann

Madame,

Avec quel bonheur de résurrection jʼai vu après tant dʼannées les arceaux merveilleux de cette Écriture, desquels il semble quʼils suffiraient à protéger le céleste Jardin que gardait lʼAnge (devenu inutile)


 

porteur de lʼépée flamboyante. Cette gentillesse de mʼécrire ainsi, et si vite ( qui cito dat, bis dat ) mʼa ramené aux sentiments anciens que vous aviez depuis un peu martyrisés. Et je suis triste de penser, au moment de ce regain de respectueuse


 

tendresse, que trois livres de moi vont paraître dans huit jours, où la place vous est faite par le hasard si petite, les quelques lignes du pastiche de Renan que vous connaissez, une ligne dʼun pastiche de Saint-Simon nouveau que vous ne connaissez pas (peut-être un mot dans les « Mélanges » je ne sais pas, ce nʼest pas moi qui ai confectionné la sélection ). Je nʼoublierai pas votre gentillesse dʼaujourdʼhui et jʼaurai lʼoccasion, pas


 

très lointaine, de traduire dignement ma gratitude. Mais je souffre de ne pas avoir sollicité et reçu ce mot de vous un mois plus tôt, quand jʼaurais pu mettre dans le livre ce que maintenant je ne peux plus mettre que dans un autre. Cʼest Monsieur de Noailles aussi que je voudrais remercier (comme la guerre lʼa encore embelli !). Je trouverai un moyen. Quʼil est bon de sʼêtre rappelé de vous parler de cela, dites-lui je vous


 

en prie (vraiment, nʼoubliez pas de lui dire) combien jʼen ai été ému. Ai-je besoin de vous dire que votre admirable lettre nʼa été pour moi quʼun dessin sans prix car je nʼai pu déchiffrer un seul mot. Seul le nom de Bernstein est apparu et jʼai compris pourquoi il venait là. Mais bien avant dʼoser vous ennuyer de cela, il y a déjà des mois, je lui avais fait téléphoner et il


 

avait comme moi égaré lʼadresse. Cela nʼa pas dʼimportance puisque Guiche (qui a été sublime pour moi dans toute cette affreuse histoire de déménagement, est allé voir les gérants, a tiré dʼeux de lʼargent pour moi alors que je croyais leur en devoir) a chargé son ingénieur de rechercher les maisons de liège susceptibles de convertir


 

ma subérine en bouchons.

Daignez agréer Madame ma respectueuse admiration reconnaissante

Marcel Proust

Après vous avoir écrit, je regarde une cinquantième fois le beau dessin arabesque, et voici que les mots «  Cité du Retiro  », un Élysée en Élysée qui nommé par vous devient les «  Champs Élysées  », brillent en lettres de feu. Jʼenverrai demain Cité du Retiro savoir à quoi cette mystérieuse adresse peut correspondre. Sans


 

doute y trouverai-je le placement de mon liège qui nʼest pas répartissable dans le logis pour lequel je quitte le boulevard Haussmann. (Je le quitte parce que la Maison a été vendue à un banquier qui en bon M. Josse veut en faire une banque, et pour cela, fait partir tous les locataires, sans comprendre quʼil y en a au moins un quʼil tue en le déracinant.) Je crois du reste que les forts, même de Liège, ont fait leur temps . Et jʼai lʼidée quʼil vaudrait mieux transporter les moyens de défense dans lʼoreille. Madame Simone mʼa parlé de boules dʼivoire (comme jʼaimerais avoir des précisions là-dessus !), la duchesse de Guiche dʼouate vaselinée. Mais sans doute ces dames sont moins sensibles au bruit que moi qui suis terriblement malade, mourant.

Note n°1
Cette lettre remercie Anna de Noailles de son pneumatique (au sujet des fournisseurs de liège) du lundi [26 mai 1919], reçu par Proust le jour même, comme lʼindiquent les dates des cachets postaux dʼenvoi et de réception (voir CP 03786 ; cf. Kolb, XVIII, n° 105). Proust lʼayant reçu peu après 16 heures (heure du cachet de réception : 16 h 05), sa réponse peut donc dater du même lundi 26 mai, sʼil a écrit sa réponse aussitôt, dans la soirée ou la nuit, selon son habitude. Le post-scriptum est cependant légèrement plus tardif, Proust ayant relu le billet pour déchiffrer lʼadresse du fournisseur, difficilement lisible du fait des habitudes graphiques de sa correspondante. Écrite en deux temps, cette lettre date donc vraisemblablement des 26 et 27 mai 1919. [PK, FL]
Note n°2
Allusion à lʼAncien Testament : « Genèse », III, 24. Il ne sʼagit pas dʼun Ange, mais de deux chérubins. — Dans Sodome et Gomorrhe I (RTP, III, p. 32), confondant (volontairement ?) lʼépisode de la destruction de Sodome (« Genèse », III, 18-19) avec lʼexpulsion dʼAdam et Ève du jardin des délices (ibid., III, 22-24), Proust imagine quʼaux portes de Sodome avaient été placés deux anges à « lʼépée flamboyante » pour empêcher les habitants de fuir, mais que ces derniers les auraient bernés. Dans lʼépisode dʼAdam et Ève auquel il fait allusion dans la présente lettre, en revanche, les gardiens du jardin des délices ne sont pas du tout « inutiles », puisquʼils empêchent bel et bien les coupables de retourner dans ce paradis désormais perdu. Il est donc possible que Proust soit en train de préparer les pages de Sodome I qui entrelacent ces deux épisodes. [PK, ChC, FL]
Note n°3
Au sujet de ce célèbre adage latin, lieu commun du discours de remerciement que Proust utilise fréquemment dans sa correspondance, voir CP 05413, note 6. [FL]
Note n°4
Proust pense à ses publications prévues pour le mois de juin : Pastiches et mélanges, la réédition de Du côté de chez Swann, et À lʼombre des jeunes filles en fleurs. [ChC]
Note n°5
Voir Pastiches et Mélanges, Paris, Éd. de la Nouvelle Revue française, 1919, p. 57 et note 1. (PM, p. 37-38, et note * p. 38-39.) — Le pastiche de Renan (sur lʼAffaire Lemoine) avait paru dans le « Supplément littéraire » du Figaro du 21 mars 1908 ; la référence à Anna de Noailles y était déjà présente. [PK]
Note n°6
Voir Pastiches et Mélanges, op. cit., p. 76-77. (PM, p. 51-52.) [PK]
Note n°7
Il existe en effet dans la partie « Mélanges » deux références aimables à la comtesse de Noailles dans lʼessai « John Ruskin »,provenant des chapitres III et IV de la préface de Proust à sa traduction de La Bible dʼAmiens (1904) : voir Pastiches et Mélanges, op. cit., p. 165, note 1 appendue à la page 164, et p. 195, note 2 appendue à la page 194. (Voir PM, p. 118, note *, et p. 140, note **.) — Étant donné le travail de montage opéré pour cet article ainsi que les modifications apportées à dʼautres (voir les notices à PM dans lʼédition de la Pléiade, p. 722-726, p. 756, etc.), il est difficile de penser que la « sélection » des textes pour les Mélanges aurait été effectuée par des collaborateurs de la NRF sans sa participation active. [PK, ChC, FL]
Note n°8
Lʼachevé dʼimprimer de Pastiches et Mélanges datant du 25 mars 1919, ce nʼest pas « un mois plus tôt » mais plus de deux mois plus tôt que Proust aurait pu encore y glisser quelques références aimables à Anna de Noailles. Quant à À lʼombre des jeunes filles en fleurs, son achevé dʼimprimer date du 30 novembre 1918. [PK, FL]
Note n°9
Proust avait rencontré Mathieu de Noailles chez la princesse Edmond de Polignac le dimanche soir 25 mai, et lʼavait prié de demander à sa femme de lui rappeler lʼadresse du fournisseur du liège dont il avait revêtu les murs de sa chambre en 1910. Voir à ce propos sa lettre à Jacques Porel du [mardi 27 mai 1919] (CP 03788 ; cf. Kolb, XVIII, n° 107, note 8). [PK, FL]
Note n°10
« M. Henry Bernstein, à qui le bruit étant insupportable, adopta le premier des parois de liège dans son appartement. Marcel Proust et moi lʼimitâmes, grâce à quoi le travail et parfois le sommeil devinrent possibles. » (Information fournie par Anna de Noailles, CG, t. 2, p. 213, note 1.) [PK, FL]
Note n°11
La subérine est le constituant principal du liège (suber, en latin). Au sujet des propriétés et fonctions de ce polymère, voir par exemple la notice de Wikipédia. [FL]
Note n°12
Dans son pneumatique, Anna de Noailles, qui avait perdu elle aussi lʼadresse du fournisseur de liège, donne à Proust (avec une légère inexactitude : « 5 Cité du Retiro », au lieu du 6 bis / 15) lʼadresse de la Maison Leys, artisans tapissiers et ébénistes, qui pourrait peut-être le renseigner. [ChC, FL]
Note n°13
Allusion à lʼAmour médecin de Molière, acte I, scène 1. Sganarelle dit : « Vous êtes orfèvre, M. Josse, et votre conseil sent son homme qui a envie de se défaire de sa marchandise. » [PK]
Note n°14
Au sujet des forts de Liège, voir lʼallusion quʼy faisait Anna de Noailles dans son pneumatique du lundi [26 mai 1919] (CP 03786, note 3 ; cf. Kolb, XVIII, n° 105) auquel Proust répond ici. Mais alors que sa correspondante mettait lʼaccent sur leur « héroïque » résistance, Proust souligne ici avec plus de pertinence à quel point ces forteresses sont devenues inutiles avec la première guerre mondiale, qui a mis au point les bombardements aériens. [FL]
Note n°15
Il sʼagit sans doute des boules Quiès. Proust décrira dans Le Côté de Guermantes les expériences quʼil fera avec ces boules. Voir le célèbre morceau sur le silence artificiellement obtenu grâce aux boules Quiès : « Certes il arrive quelquefois quʼun malade auquel on a hermétiquement bouché les oreilles nʼentende plus le bruit dʼun feu pareil à celui qui rabâchait en ce moment dans la cheminée de Saint-Loup […] ; nʼentende pas non plus le passage des tramways dont la musique prenait son vol, à intervalles réguliers, sur la grandʼplace de Doncières. Alors, que le malade lise, et les pages se tourneront silencieusement comme si elles étaient feuilletées par un dieu. La lourde rumeur dʼun bain quʼon prépare sʼatténue, sʼallège et sʼéloigne comme un gazouillement céleste […]. [Q]uʼon épaississe encore les boules qui ferment le conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune fille qui jouait au-dessus de notre tête un air turbulent ; quʼon enduise lʼune de ces boules dʼune matière grasse, aussitôt son despotisme est obéi par toute la maison, ses lois mêmes sʼétendent au dehors. Le pianissimo ne suffit plus, la boule fait instantanément fermer le clavier et la leçon de musique est brusquement finie ; le monsieur qui marchait sur notre tête cesse dʼun seul coup sa ronde ; la circulation des voitures et des tramways est interrompue comme si on attendait un Chef dʼÉtat. » (RTP, II, 374-375.) [PK, ChC]
Traduction
qui donne vite donne deux fois
Note
Marcel Proust 21 mars 1908 Le Figaro Pastiches - VII - LʼAffaire Lemoine par Ernest Renan
Note
René Varin-Bernier


Mots-clefs :Corpus_Prix_Goncourt_1919
Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : March 14, 2024 11:25
Surlignage

102 bd Haussmann

Madame,

Avec quel bonheur de
résurrection jʼai vu
après tant dʼannées les
arceaux merveilleux de
cette Ecriture, desquels il
semble quʼils suffiraient à
protéger le céleste Jardin que
gardait lʼAnge (devenu inutile)


porteur de lʼépée flamboyante.
Cette gentillesse de mʼ-
écrire ainsi, et si vite
( qui cito dat, bis dat )
mʼa ramené aux senti-
ments anciens que vous
aviez depuis un peu
martyrisés. Et je suis triste
de penser, au moment de
ce regain de respectueuse


tendresse que trois livres de moi
vont paraître dans huit jours, où
la place vous est faite par le hasard
si petite, les quelques lignes du pastiche
de Renan
que vous connaissez, une
ligne dʼun pastiche de St Simon
nouveau que vous ne connaissez pas
(peutʼêtre un mot dans les « Mélanges » je ne sais pas, ce nʼest pas moi qui ai confectionné la Sélection
Je nʼoublierai pas votre gentillesse dʼ-
aujourdʼhui et jʼaurai lʼoccasion, pas


très lointaine, de traduire dignement ma
gratitude. Mais je souffre de ne pas avoir
sollicité et reçu ce mot de vous un
mois plus tôt, quand jʼaurais pu mettre dans
le livre ce que maintenant je ne peux plus
mettre que dans un autre. Cʼest Monsieur
de Noailles
aussi que je voudrais remercier
(comme la guerre lʼa encore embelli !). Je
trouverai un moyen. Quʼil est bon de sʼêtre
rappelé de vous parler de cela, dites-lui je vous


en prie (vraiment, nʼoubliez pas
de lui dire) combien jʼen ai été
ému. Ai-je besoin de vous dire
que votre admirable lettre nʼa été
pour moi quʼun dessin sans
prix car je nʼai pu déchiffrer
un seul mot. Seul le nom de
Bernstein est apparu et jʼai
compris pourquoi il venait là.
Mais bien avant dʼoser vous ennuyer
de cela, il y a déjà des mois, je
lui avais fait téléphoner et il


avait comme moi égaré lʼ-
adresse. Cela nʼa pas dʼim-
portance puisque Guiche (qui
a été sublime pour moi dans toute
cette affreuse histoire de déména-
gement, est allé voir les gérants,
a tiré dʼeux de lʼargent pour
moi alors que je croyais leur
en devoir) a chargé son ingénieur
de rechercher les maisons de
liège susceptibles de convertir


ma subérine en bouchons

Daignez agréer Madame ma respectueuse admiration reconnaissante

Marcel Proust

Après vous avoir écrit je regarde une cinquan-
tième fois le beau dessin arabesque, et
voici que les mots Cité du Retiro , un Elysée
en Elysée qui nommé par vous devient les
«  Champs Elysées  » brillent en lettres de feu. Jʼ-
enverrai demain Cité du Retiro savoir à quoi
cette mystérieuse adresse peut correspondre. Sans


doute y trouverai-je le placement de mon liège
qui nʼest pas répartissable dans le logis pour lequel
je quitte le Boulevard Haussmann. (Je le
quitte parce que la Maison a été vendue à un
banquier qui en bon M. Josse veut en faire une
banque, et, pour cela, fait partir tous les loca-
taires, sans comprendre quʼil y en a au moins un
quʼil tue en le déracinant). Je crois du reste que
les forts, même de Liège, ont fait leur temps Et jʼai
lʼidée quʼil vaudrait mieux transporter les moyens de
défense dans lʼoreille. Madame Simone mʼa parlé de
boules dʼivoire (comme jʼaimerais avoir des précisions là-dessus !)
la duchesse de Guiche dʼouate vaselinée. Mais sans doute ces dames sont
moins sensibles au bruit que moi qui suis terriblement malade, mourant.

Surlignage
 
102 boulevard Haussmann

Madame,

Avec quel bonheur de résurrection jʼai vu après tant dʼannées les arceaux merveilleux de cette Écriture, desquels il semble quʼils suffiraient à protéger le céleste Jardin que gardait lʼAnge (devenu inutile)


 

porteur de lʼépée flamboyante. Cette gentillesse de mʼécrire ainsi, et si vite ( qui cito dat, bis dat ) mʼa ramené aux sentiments anciens que vous aviez depuis un peu martyrisés. Et je suis triste de penser, au moment de ce regain de respectueuse


 

tendresse, que trois livres de moi vont paraître dans huit jours, où la place vous est faite par le hasard si petite, les quelques lignes du pastiche de Renan que vous connaissez, une ligne dʼun pastiche de Saint-Simon nouveau que vous ne connaissez pas (peut-être un mot dans les « Mélanges » je ne sais pas, ce nʼest pas moi qui ai confectionné la sélection ). Je nʼoublierai pas votre gentillesse dʼaujourdʼhui et jʼaurai lʼoccasion, pas


 

très lointaine, de traduire dignement ma gratitude. Mais je souffre de ne pas avoir sollicité et reçu ce mot de vous un mois plus tôt, quand jʼaurais pu mettre dans le livre ce que maintenant je ne peux plus mettre que dans un autre. Cʼest Monsieur de Noailles aussi que je voudrais remercier (comme la guerre lʼa encore embelli !). Je trouverai un moyen. Quʼil est bon de sʼêtre rappelé de vous parler de cela, dites-lui je vous


 

en prie (vraiment, nʼoubliez pas de lui dire) combien jʼen ai été ému. Ai-je besoin de vous dire que votre admirable lettre nʼa été pour moi quʼun dessin sans prix car je nʼai pu déchiffrer un seul mot. Seul le nom de Bernstein est apparu et jʼai compris pourquoi il venait là. Mais bien avant dʼoser vous ennuyer de cela, il y a déjà des mois, je lui avais fait téléphoner et il


 

avait comme moi égaré lʼadresse. Cela nʼa pas dʼimportance puisque Guiche (qui a été sublime pour moi dans toute cette affreuse histoire de déménagement, est allé voir les gérants, a tiré dʼeux de lʼargent pour moi alors que je croyais leur en devoir) a chargé son ingénieur de rechercher les maisons de liège susceptibles de convertir


 

ma subérine en bouchons.

Daignez agréer Madame ma respectueuse admiration reconnaissante

Marcel Proust

Après vous avoir écrit, je regarde une cinquantième fois le beau dessin arabesque, et voici que les mots «  Cité du Retiro  », un Élysée en Élysée qui nommé par vous devient les «  Champs Élysées  », brillent en lettres de feu. Jʼenverrai demain Cité du Retiro savoir à quoi cette mystérieuse adresse peut correspondre. Sans


 

doute y trouverai-je le placement de mon liège qui nʼest pas répartissable dans le logis pour lequel je quitte le boulevard Haussmann. (Je le quitte parce que la Maison a été vendue à un banquier qui en bon M. Josse veut en faire une banque, et pour cela, fait partir tous les locataires, sans comprendre quʼil y en a au moins un quʼil tue en le déracinant.) Je crois du reste que les forts, même de Liège, ont fait leur temps . Et jʼai lʼidée quʼil vaudrait mieux transporter les moyens de défense dans lʼoreille. Madame Simone mʼa parlé de boules dʼivoire (comme jʼaimerais avoir des précisions là-dessus !), la duchesse de Guiche dʼouate vaselinée. Mais sans doute ces dames sont moins sensibles au bruit que moi qui suis terriblement malade, mourant.

Note n°1
Cette lettre remercie Anna de Noailles de son pneumatique (au sujet des fournisseurs de liège) du lundi [26 mai 1919], reçu par Proust le jour même, comme lʼindiquent les dates des cachets postaux dʼenvoi et de réception (voir CP 03786 ; cf. Kolb, XVIII, n° 105). Proust lʼayant reçu peu après 16 heures (heure du cachet de réception : 16 h 05), sa réponse peut donc dater du même lundi 26 mai, sʼil a écrit sa réponse aussitôt, dans la soirée ou la nuit, selon son habitude. Le post-scriptum est cependant légèrement plus tardif, Proust ayant relu le billet pour déchiffrer lʼadresse du fournisseur, difficilement lisible du fait des habitudes graphiques de sa correspondante. Écrite en deux temps, cette lettre date donc vraisemblablement des 26 et 27 mai 1919. [PK, FL]
Note n°2
Allusion à lʼAncien Testament : « Genèse », III, 24. Il ne sʼagit pas dʼun Ange, mais de deux chérubins. — Dans Sodome et Gomorrhe I (RTP, III, p. 32), confondant (volontairement ?) lʼépisode de la destruction de Sodome (« Genèse », III, 18-19) avec lʼexpulsion dʼAdam et Ève du jardin des délices (ibid., III, 22-24), Proust imagine quʼaux portes de Sodome avaient été placés deux anges à « lʼépée flamboyante » pour empêcher les habitants de fuir, mais que ces derniers les auraient bernés. Dans lʼépisode dʼAdam et Ève auquel il fait allusion dans la présente lettre, en revanche, les gardiens du jardin des délices ne sont pas du tout « inutiles », puisquʼils empêchent bel et bien les coupables de retourner dans ce paradis désormais perdu. Il est donc possible que Proust soit en train de préparer les pages de Sodome I qui entrelacent ces deux épisodes. [PK, ChC, FL]
Note n°3
Au sujet de ce célèbre adage latin, lieu commun du discours de remerciement que Proust utilise fréquemment dans sa correspondance, voir CP 05413, note 6. [FL]
Note n°4
Proust pense à ses publications prévues pour le mois de juin : Pastiches et mélanges, la réédition de Du côté de chez Swann, et À lʼombre des jeunes filles en fleurs. [ChC]
Note n°5
Voir Pastiches et Mélanges, Paris, Éd. de la Nouvelle Revue française, 1919, p. 57 et note 1. (PM, p. 37-38, et note * p. 38-39.) — Le pastiche de Renan (sur lʼAffaire Lemoine) avait paru dans le « Supplément littéraire » du Figaro du 21 mars 1908 ; la référence à Anna de Noailles y était déjà présente. [PK]
Note n°6
Voir Pastiches et Mélanges, op. cit., p. 76-77. (PM, p. 51-52.) [PK]
Note n°7
Il existe en effet dans la partie « Mélanges » deux références aimables à la comtesse de Noailles dans lʼessai « John Ruskin »,provenant des chapitres III et IV de la préface de Proust à sa traduction de La Bible dʼAmiens (1904) : voir Pastiches et Mélanges, op. cit., p. 165, note 1 appendue à la page 164, et p. 195, note 2 appendue à la page 194. (Voir PM, p. 118, note *, et p. 140, note **.) — Étant donné le travail de montage opéré pour cet article ainsi que les modifications apportées à dʼautres (voir les notices à PM dans lʼédition de la Pléiade, p. 722-726, p. 756, etc.), il est difficile de penser que la « sélection » des textes pour les Mélanges aurait été effectuée par des collaborateurs de la NRF sans sa participation active. [PK, ChC, FL]
Note n°8
Lʼachevé dʼimprimer de Pastiches et Mélanges datant du 25 mars 1919, ce nʼest pas « un mois plus tôt » mais plus de deux mois plus tôt que Proust aurait pu encore y glisser quelques références aimables à Anna de Noailles. Quant à À lʼombre des jeunes filles en fleurs, son achevé dʼimprimer date du 30 novembre 1918. [PK, FL]
Note n°9
Proust avait rencontré Mathieu de Noailles chez la princesse Edmond de Polignac le dimanche soir 25 mai, et lʼavait prié de demander à sa femme de lui rappeler lʼadresse du fournisseur du liège dont il avait revêtu les murs de sa chambre en 1910. Voir à ce propos sa lettre à Jacques Porel du [mardi 27 mai 1919] (CP 03788 ; cf. Kolb, XVIII, n° 107, note 8). [PK, FL]
Note n°10
« M. Henry Bernstein, à qui le bruit étant insupportable, adopta le premier des parois de liège dans son appartement. Marcel Proust et moi lʼimitâmes, grâce à quoi le travail et parfois le sommeil devinrent possibles. » (Information fournie par Anna de Noailles, CG, t. 2, p. 213, note 1.) [PK, FL]
Note n°11
La subérine est le constituant principal du liège (suber, en latin). Au sujet des propriétés et fonctions de ce polymère, voir par exemple la notice de Wikipédia. [FL]
Note n°12
Dans son pneumatique, Anna de Noailles, qui avait perdu elle aussi lʼadresse du fournisseur de liège, donne à Proust (avec une légère inexactitude : « 5 Cité du Retiro », au lieu du 6 bis / 15) lʼadresse de la Maison Leys, artisans tapissiers et ébénistes, qui pourrait peut-être le renseigner. [ChC, FL]
Note n°13
Allusion à lʼAmour médecin de Molière, acte I, scène 1. Sganarelle dit : « Vous êtes orfèvre, M. Josse, et votre conseil sent son homme qui a envie de se défaire de sa marchandise. » [PK]
Note n°14
Au sujet des forts de Liège, voir lʼallusion quʼy faisait Anna de Noailles dans son pneumatique du lundi [26 mai 1919] (CP 03786, note 3 ; cf. Kolb, XVIII, n° 105) auquel Proust répond ici. Mais alors que sa correspondante mettait lʼaccent sur leur « héroïque » résistance, Proust souligne ici avec plus de pertinence à quel point ces forteresses sont devenues inutiles avec la première guerre mondiale, qui a mis au point les bombardements aériens. [FL]
Note n°15
Il sʼagit sans doute des boules Quiès. Proust décrira dans Le Côté de Guermantes les expériences quʼil fera avec ces boules. Voir le célèbre morceau sur le silence artificiellement obtenu grâce aux boules Quiès : « Certes il arrive quelquefois quʼun malade auquel on a hermétiquement bouché les oreilles nʼentende plus le bruit dʼun feu pareil à celui qui rabâchait en ce moment dans la cheminée de Saint-Loup […] ; nʼentende pas non plus le passage des tramways dont la musique prenait son vol, à intervalles réguliers, sur la grandʼplace de Doncières. Alors, que le malade lise, et les pages se tourneront silencieusement comme si elles étaient feuilletées par un dieu. La lourde rumeur dʼun bain quʼon prépare sʼatténue, sʼallège et sʼéloigne comme un gazouillement céleste […]. [Q]uʼon épaississe encore les boules qui ferment le conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune fille qui jouait au-dessus de notre tête un air turbulent ; quʼon enduise lʼune de ces boules dʼune matière grasse, aussitôt son despotisme est obéi par toute la maison, ses lois mêmes sʼétendent au dehors. Le pianissimo ne suffit plus, la boule fait instantanément fermer le clavier et la leçon de musique est brusquement finie ; le monsieur qui marchait sur notre tête cesse dʼun seul coup sa ronde ; la circulation des voitures et des tramways est interrompue comme si on attendait un Chef dʼÉtat. » (RTP, II, 374-375.) [PK, ChC]
Traduction
qui donne vite donne deux fois
Note
Marcel Proust 21 mars 1908 Le Figaro Pastiches - VII - LʼAffaire Lemoine par Ernest Renan
Note
René Varin-Bernier


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Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : March 14, 2024 11:25
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