CP 03787 Marcel Proust à Anna Noailles, de [les 26 et 27 mai 1919]
Madame,
Avec quel bonheur de
résurrection jʼai vu
après tant dʼannées les
arceaux
merveilleux de
cette Ecriture, desquels il
semble quʼils suffiraient à
protéger le
céleste Jardin que
gardait lʼAnge (devenu inutile)
porteur de lʼépée flamboyante2.
Cette gentillesse de mʼ-
écrire ainsi, et si vite
(
qui cito dat, bis dat
)3
mʼa ramené aux senti-
ments anciens que vous
aviez depuis un peu
martyrisés. Et je suis
triste
de penser, au moment de
ce regain de respectueuse
tendresse que trois livres de moi
vont paraître dans huit jours4, où
la place vous est faite par le hasard
si
petite, les quelques lignes du pastiche
de Renan
que vous connaissez5,
une
ligne dʼun pastiche de
St
Simon
nouveau que vous ne connaissez pas6
(peutʼêtre un mot dans les « Mélanges »7 je ne sais pas, ce nʼest pas moi qui ai
confectionné la Sélection
Je nʼoublierai pas votre gentillesse dʼ-
aujourdʼhui et jʼaurai lʼoccasion, pas
très lointaine, de traduire dignement ma
gratitude. Mais je souffre de ne pas
avoir
sollicité et reçu ce mot de vous un
mois plus tôt, quand jʼaurais pu
mettre dans
le livre ce que maintenant je ne peux plus
mettre que dans un
autre8. Cʼest
Monsieur
de Noailles aussi que je voudrais
remercier
(comme la guerre lʼa encore embelli !). Je
trouverai un moyen.
Quʼil est bon de sʼêtre
rappelé de vous parler de cela9,
dites-lui je vous
en prie (vraiment, nʼoubliez pas
de lui dire) combien jʼen ai été
ému. Ai-je
besoin de vous dire
que votre admirable lettre nʼa été
pour moi quʼun dessin
sans
prix car je nʼai pu déchiffrer
un seul mot. Seul le nom de
Bernstein est apparu et jʼai
compris pourquoi
il venait là10.
Mais bien avant dʼoser vous
ennuyer
de cela, il y a déjà des mois, je
lui avais fait téléphoner et il
avait comme moi égaré lʼ-
adresse. Cela nʼa pas dʼim-
portance puisque Guiche (qui
a été
sublime pour moi dans toute
cette affreuse histoire de déména-
gement, est allé voir les gérants,
a tiré dʼeux de lʼargent pour
moi
alors que je croyais leur
en devoir) a chargé son ingénieur
de rechercher les
maisons de
liège susceptibles de convertir
ma subérine11 en bouchons
Daignez agréer Madame ma respectueuse admiration reconnaissante
Marcel Proust
Après vous avoir écrit je regarde une cinquan-
tième fois le beau dessin arabesque, et
voici que les mots
Cité du Retiro
, un
Elysée
en
Elysée
qui nommé par vous devient les
«
Champs Elysées
» brillent en lettres de feu. Jʼ-
enverrai demain Cité du Retiro12 savoir à
quoi
cette mystérieuse adresse peut correspondre. Sans
doute y trouverai-je le placement de mon liège
qui nʼest pas répartissable
dans le logis pour lequel
je quitte le
Boulevard Haussmann. (Je le
quitte parce que la Maison a été vendue à un
banquier qui en bon M. Josse
13 veut en faire une
banque, et, pour cela, fait partir tous les loca-
taires, sans comprendre quʼil y en a au moins un
quʼil tue en le déracinant). Je crois du reste que
les forts, même de Liège, ont fait leur
temps14
Et jʼai
lʼidée quʼil vaudrait mieux transporter les moyens
de
défense dans lʼoreille. Madame Simone
mʼa parlé de
boules dʼivoire15 (comme
jʼaimerais avoir des précisions là-dessus !)
la duchesse de Guiche dʼouate vaselinée. Mais
sans doute ces dames sont
moins sensibles au bruit que moi qui suis
terriblement malade, mourant.
Madame,
Avec quel bonheur de résurrection jʼai vu après tant dʼannées les arceaux merveilleux de cette Écriture, desquels il semble quʼils suffiraient à protéger le céleste Jardin que gardait lʼAnge (devenu inutile)
porteur de lʼépée flamboyante2. Cette gentillesse de mʼécrire ainsi, et si vite ( qui cito dat, bis dat )3 mʼa ramené aux sentiments anciens que vous aviez depuis un peu martyrisés. Et je suis triste de penser, au moment de ce regain de respectueuse
tendresse, que trois livres de moi vont paraître dans huit jours4, où la place vous est faite par le hasard si petite, les quelques lignes du pastiche de Renan que vous connaissez5, une ligne dʼun pastiche de Saint-Simon nouveau que vous ne connaissez pas6 (peut-être un mot dans les « Mélanges »7 je ne sais pas, ce nʼest pas moi qui ai confectionné la sélection ). Je nʼoublierai pas votre gentillesse dʼaujourdʼhui et jʼaurai lʼoccasion, pas
très lointaine, de traduire dignement ma gratitude. Mais je souffre de ne pas avoir sollicité et reçu ce mot de vous un mois plus tôt, quand jʼaurais pu mettre dans le livre ce que maintenant je ne peux plus mettre que dans un autre8. Cʼest Monsieur de Noailles aussi que je voudrais remercier (comme la guerre lʼa encore embelli !). Je trouverai un moyen. Quʼil est bon de sʼêtre rappelé de vous parler de cela9, dites-lui je vous
en prie (vraiment, nʼoubliez pas de lui dire) combien jʼen ai été ému. Ai-je besoin de vous dire que votre admirable lettre nʼa été pour moi quʼun dessin sans prix car je nʼai pu déchiffrer un seul mot. Seul le nom de Bernstein est apparu et jʼai compris pourquoi il venait là10. Mais bien avant dʼoser vous ennuyer de cela, il y a déjà des mois, je lui avais fait téléphoner et il
avait comme moi égaré lʼadresse. Cela nʼa pas dʼimportance puisque Guiche (qui a été sublime pour moi dans toute cette affreuse histoire de déménagement, est allé voir les gérants, a tiré dʼeux de lʼargent pour moi alors que je croyais leur en devoir) a chargé son ingénieur de rechercher les maisons de liège susceptibles de convertir
ma subérine11 en bouchons.
Daignez agréer Madame ma respectueuse admiration reconnaissante
Marcel Proust
Après vous avoir écrit, je regarde une cinquantième fois le beau dessin arabesque, et voici que les mots « Cité du Retiro », un Élysée en Élysée qui nommé par vous devient les « Champs Élysées », brillent en lettres de feu. Jʼenverrai demain Cité du Retiro12 savoir à quoi cette mystérieuse adresse peut correspondre. Sans
doute y trouverai-je le placement de mon liège qui nʼest pas répartissable dans le logis pour lequel je quitte le boulevard Haussmann. (Je le quitte parce que la Maison a été vendue à un banquier qui en bon M. Josse 13 veut en faire une banque, et pour cela, fait partir tous les locataires, sans comprendre quʼil y en a au moins un quʼil tue en le déracinant.) Je crois du reste que les forts, même de Liège, ont fait leur temps14 . Et jʼai lʼidée quʼil vaudrait mieux transporter les moyens de défense dans lʼoreille. Madame Simone mʼa parlé de boules dʼivoire15 (comme jʼaimerais avoir des précisions là-dessus !), la duchesse de Guiche dʼouate vaselinée. Mais sans doute ces dames sont moins sensibles au bruit que moi qui suis terriblement malade, mourant.
Date de la dernière mise à jour : March 14, 2024 11:25
Madame,
Avec quel bonheur de
résurrection jʼai vu
après tant dʼannées les
arceaux
merveilleux de
cette Ecriture, desquels il
semble quʼils suffiraient à
protéger le
céleste Jardin que
gardait lʼAnge (devenu inutile)
porteur de lʼépée flamboyante2.
Cette gentillesse de mʼ-
écrire ainsi, et si vite
(
qui cito dat, bis dat
)3
mʼa ramené aux senti-
ments anciens que vous
aviez depuis un peu
martyrisés. Et je suis
triste
de penser, au moment de
ce regain de respectueuse
tendresse que trois livres de moi
vont paraître dans huit jours4, où
la place vous est faite par le hasard
si
petite, les quelques lignes du pastiche
de Renan
que vous connaissez5,
une
ligne dʼun pastiche de
St
Simon
nouveau que vous ne connaissez pas6
(peutʼêtre un mot dans les « Mélanges »7 je ne sais pas, ce nʼest pas moi qui ai
confectionné la Sélection
Je nʼoublierai pas votre gentillesse dʼ-
aujourdʼhui et jʼaurai lʼoccasion, pas
très lointaine, de traduire dignement ma
gratitude. Mais je souffre de ne pas
avoir
sollicité et reçu ce mot de vous un
mois plus tôt, quand jʼaurais pu
mettre dans
le livre ce que maintenant je ne peux plus
mettre que dans un
autre8. Cʼest
Monsieur
de Noailles aussi que je voudrais
remercier
(comme la guerre lʼa encore embelli !). Je
trouverai un moyen.
Quʼil est bon de sʼêtre
rappelé de vous parler de cela9,
dites-lui je vous
en prie (vraiment, nʼoubliez pas
de lui dire) combien jʼen ai été
ému. Ai-je
besoin de vous dire
que votre admirable lettre nʼa été
pour moi quʼun dessin
sans
prix car je nʼai pu déchiffrer
un seul mot. Seul le nom de
Bernstein est apparu et jʼai
compris pourquoi
il venait là10.
Mais bien avant dʼoser vous
ennuyer
de cela, il y a déjà des mois, je
lui avais fait téléphoner et il
avait comme moi égaré lʼ-
adresse. Cela nʼa pas dʼim-
portance puisque Guiche (qui
a été
sublime pour moi dans toute
cette affreuse histoire de déména-
gement, est allé voir les gérants,
a tiré dʼeux de lʼargent pour
moi
alors que je croyais leur
en devoir) a chargé son ingénieur
de rechercher les
maisons de
liège susceptibles de convertir
ma subérine11 en bouchons
Daignez agréer Madame ma respectueuse admiration reconnaissante
Marcel Proust
Après vous avoir écrit je regarde une cinquan-
tième fois le beau dessin arabesque, et
voici que les mots
Cité du Retiro
, un
Elysée
en
Elysée
qui nommé par vous devient les
«
Champs Elysées
» brillent en lettres de feu. Jʼ-
enverrai demain Cité du Retiro12 savoir à
quoi
cette mystérieuse adresse peut correspondre. Sans
doute y trouverai-je le placement de mon liège
qui nʼest pas répartissable
dans le logis pour lequel
je quitte le
Boulevard Haussmann. (Je le
quitte parce que la Maison a été vendue à un
banquier qui en bon M. Josse
13 veut en faire une
banque, et, pour cela, fait partir tous les loca-
taires, sans comprendre quʼil y en a au moins un
quʼil tue en le déracinant). Je crois du reste que
les forts, même de Liège, ont fait leur
temps14
Et jʼai
lʼidée quʼil vaudrait mieux transporter les moyens
de
défense dans lʼoreille. Madame Simone
mʼa parlé de
boules dʼivoire15 (comme
jʼaimerais avoir des précisions là-dessus !)
la duchesse de Guiche dʼouate vaselinée. Mais
sans doute ces dames sont
moins sensibles au bruit que moi qui suis
terriblement malade, mourant.
Madame,
Avec quel bonheur de résurrection jʼai vu après tant dʼannées les arceaux merveilleux de cette Écriture, desquels il semble quʼils suffiraient à protéger le céleste Jardin que gardait lʼAnge (devenu inutile)
porteur de lʼépée flamboyante2. Cette gentillesse de mʼécrire ainsi, et si vite ( qui cito dat, bis dat )3 mʼa ramené aux sentiments anciens que vous aviez depuis un peu martyrisés. Et je suis triste de penser, au moment de ce regain de respectueuse
tendresse, que trois livres de moi vont paraître dans huit jours4, où la place vous est faite par le hasard si petite, les quelques lignes du pastiche de Renan que vous connaissez5, une ligne dʼun pastiche de Saint-Simon nouveau que vous ne connaissez pas6 (peut-être un mot dans les « Mélanges »7 je ne sais pas, ce nʼest pas moi qui ai confectionné la sélection ). Je nʼoublierai pas votre gentillesse dʼaujourdʼhui et jʼaurai lʼoccasion, pas
très lointaine, de traduire dignement ma gratitude. Mais je souffre de ne pas avoir sollicité et reçu ce mot de vous un mois plus tôt, quand jʼaurais pu mettre dans le livre ce que maintenant je ne peux plus mettre que dans un autre8. Cʼest Monsieur de Noailles aussi que je voudrais remercier (comme la guerre lʼa encore embelli !). Je trouverai un moyen. Quʼil est bon de sʼêtre rappelé de vous parler de cela9, dites-lui je vous
en prie (vraiment, nʼoubliez pas de lui dire) combien jʼen ai été ému. Ai-je besoin de vous dire que votre admirable lettre nʼa été pour moi quʼun dessin sans prix car je nʼai pu déchiffrer un seul mot. Seul le nom de Bernstein est apparu et jʼai compris pourquoi il venait là10. Mais bien avant dʼoser vous ennuyer de cela, il y a déjà des mois, je lui avais fait téléphoner et il
avait comme moi égaré lʼadresse. Cela nʼa pas dʼimportance puisque Guiche (qui a été sublime pour moi dans toute cette affreuse histoire de déménagement, est allé voir les gérants, a tiré dʼeux de lʼargent pour moi alors que je croyais leur en devoir) a chargé son ingénieur de rechercher les maisons de liège susceptibles de convertir
ma subérine11 en bouchons.
Daignez agréer Madame ma respectueuse admiration reconnaissante
Marcel Proust
Après vous avoir écrit, je regarde une cinquantième fois le beau dessin arabesque, et voici que les mots « Cité du Retiro », un Élysée en Élysée qui nommé par vous devient les « Champs Élysées », brillent en lettres de feu. Jʼenverrai demain Cité du Retiro12 savoir à quoi cette mystérieuse adresse peut correspondre. Sans
doute y trouverai-je le placement de mon liège qui nʼest pas répartissable dans le logis pour lequel je quitte le boulevard Haussmann. (Je le quitte parce que la Maison a été vendue à un banquier qui en bon M. Josse 13 veut en faire une banque, et pour cela, fait partir tous les locataires, sans comprendre quʼil y en a au moins un quʼil tue en le déracinant.) Je crois du reste que les forts, même de Liège, ont fait leur temps14 . Et jʼai lʼidée quʼil vaudrait mieux transporter les moyens de défense dans lʼoreille. Madame Simone mʼa parlé de boules dʼivoire15 (comme jʼaimerais avoir des précisions là-dessus !), la duchesse de Guiche dʼouate vaselinée. Mais sans doute ces dames sont moins sensibles au bruit que moi qui suis terriblement malade, mourant.
Date de la dernière mise à jour : March 14, 2024 11:25