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CP 03779 Bernard Grasset à Marcel Proust le 22 mai 1919

Surlignage

22 Mai  19

Monsieur Marcel PROUST

102 Bd Haussmann


Mon cher ami,

Je suis infinement touché de la lettre que je reçois
de vous et de toute la peine que vous vous êtes donnée pour
mʼexposer vos possibilités relativement à une collaboration
éventuelle à laquelle je tiens plus quʼà tout.

Jʼen suis tellement touché et heureux que je viens
vous proposer relativement à la question en suspens entre nous
et pour que nous nʼayons plus à en parler, la solution la
plus amicale qui soit possible.

Comme vous le savez, les éléments de cette question
sont :

1° Des droits dʼauteur, qui vous sont dus sur le
second tirage et qui sʼélèvent à frs. 440,50 ;

2° Lʼindemnité qui mʼest due par vous, pour le
renoncement que vous mʼavez demandé: 1° à un nouveau tirage
de «  DU DE CHEZ SWANN  » ; 2° à lʼédition du second volume de « A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU », qui mʼavait été concédée


par traité.

Sur ce point, je ne veux pas faire état seulement du
manque à gagner que ce double renoncement me cause, manque à
gagner évaluable à plusieurs milliers de francs: mais aussi et
surtout de cette sorte de désaveu dont le public croira faci-
lement que jʼai été lʼobjet, puisque je cesse brusquement dʼê-
tre votre éditeur.

Je vous propose comme solution la plus amicale : de
signer avec vous un accord dʼaprès lequel je renoncerais à toute
indemnité contre le simple renoncement par vous, aux droits
infiniment moins élevés qui vous sont dus.

Ce serait, comme vous le voyez un accord très simple
qui présenterait le grand avantage de mettre fin à une question
embrouillée, sans que vous ayez à en peser les éléments comple-
xes, et sans que vous ayez à débourser la moindre somme. Je
vous demanderai seulement, sans quʼil soit besoin que nous lʼin-
sérions dans un traité quelconque, et votre simple parole me
suffisant, lʼengagement amical que tout ce quʼil vous sera
possible de me donner, dans lʼeffort que jʼentreprends, vous
voudrez bien me le donner.

Je ne crois pas pouvoir mieux vous fournir, mon cher
ami, la preuve de la peine que jʼai ressentie de ne plus être
votre éditeur, et mon ardent désir de raccrocher sur une base
possible une collaboration entre nous. Je serais heureux que
vous y souscriviez dʼélan.


En ce qui concerne cette collaboration, je vous re-
mercie de tout coeur de ce que vous me dites. En somme, il y a
avec vous, deux choses possible :

1° Publier de vous des extraits de «  DU COTE DE GUER-
MANTES
 ». Sur ce point, auriez-vous la très grande gentillesse
de mʼenvoyer les épreuves des parties inédites de cet ouvrage,
afin que je me rende compte si des fragments sont détachables
et que je me mette éventuellement en rapport avec vous pour
les choisir.

2° Publier de vous des articles ou chroniques sur
les sujets indiqués. — Sur ce point tout est possible. Sans
doute, nous nʼavons pas à proprement parler de rubrique, cʼest-
à-dire que chaque question nʼest pas traitée dans chacun des
numéros, et nous nʼavons pas un auteur pour chaque question.
Nous nʼavons pas plus de rubrique quʼil nʼy en a dans la « Revue
de Paris
 ». Mais je serais très heureux de publier de vous
ce que vous voudrez, et par exemple, un ou des articles sur la
MUSIQUE, ou un article sur la VIE INTERIEURE, ou un article sur
la SOLITUDE. — Je tiens seulement à ce que vous me donniez des
choses qui vous soient très chères. Je vous promets de mon
côté de les mettre en valeur et de leur assurer la grande dif-
fusion quʼelles méritent.

2


Vous savez, mon cher Proust, quʼavec notre revue ,
nous voudrions atteindre le très grand public. DUPUY avait
dʼailleurs songé à un premier tirage de deux cent mille. Nous
allons maintenant vers le tirage dʼorigine à TROIS CENT MILLE.
Cʼest donc une grosse partie que nous jouons. Nous voulons nous
rendre compte sʼil y a un public en France, pour les lectures
de très haute qualité, qui ne tireraient pas leur attrait de
lʼactualité immédiate.

Notre revue sera ainsi pour vous un magnifique ter-
rain dʼexpérience sur le grand public. Je serais vraiment heu-
reux quʼil vous tentât.

Votre idée de demander quelque chose à Lucien DAUDET
est excellente. Voulez-vous le prier de venir me voir le plus
tôt possible ?

A bientôt, mon cher Proust, et croyez-moi très sincè-rement votre ami.

Bernard Grasset

Surlignage
 

22 mai 1919

Monsieur Marcel PROUST
102 boulevard Haussmann

Mon cher ami,

Je suis infinement touché de la lettre que je reçois de vous et de toute la peine que vous vous êtes donnée pour mʼexposer vos possibilités relativement à une collaboration éventuelle à laquelle je tiens plus quʼà tout.

Jʼen suis tellement touché et heureux que je viens vous proposer relativement à la question en suspens entre nous et pour que nous nʼayons plus à en parler, la solution la plus amicale qui soit possible.

Comme vous le savez, les éléments de cette question sont :

1° Des droits dʼauteur, qui vous sont dus sur le second tirage et qui sʼélèvent à 440,50 francs  ;

2° Lʼindemnité qui mʼest due par vous, pour le renoncement que vous mʼavez demandé : 1° à un nouveau tirage de «  Du côté de chez Swann  » ; 2° à lʼédition du second volume de « À la recherche du temps perdu », qui mʼavait été concédée


 

par traité.

Sur ce point, je ne veux pas faire état seulement du manque à gagner que ce double renoncement me cause, manque à gagner évaluable à plusieurs milliers de francs : mais aussi et surtout de cette sorte de désaveu dont le public croira facilement que jʼai été lʼobjet, puisque je cesse brusquement dʼêtre votre éditeur.

Je vous propose comme solution la plus amicale : de signer avec vous un accord dʼaprès lequel je renoncerais à toute indemnité contre le simple renoncement par vous, aux droits infiniment moins élevés qui vous sont dus.

Ce serait, comme vous le voyez un accord très simple qui présenterait le grand avantage de mettre fin à une question embrouillée, sans que vous ayez à en peser les éléments complexes, et sans que vous ayez à débourser la moindre somme. Je vous demanderai seulement, sans quʼil soit besoin que nous lʼinsérions dans un traité quelconque, et votre simple parole me suffisant, lʼengagement amical que tout ce quʼil vous sera possible de me donner, dans lʼeffort que jʼentreprends, vous voudrez bien me le donner.

Je ne crois pas pouvoir mieux vous fournir, mon cher ami, la preuve de la peine que jʼai ressentie de ne plus être votre éditeur, et mon ardent désir de raccrocher sur une base possible une collaboration entre nous. Je serais heureux que vous y souscriviez dʼélan.


 

En ce qui concerne cette collaboration, je vous remercie de tout cœur de ce que vous me dites. En somme, il y a avec vous, deux choses possibles :

1° Publier de vous des extraits de «  Du côté de Guermantes  ». Sur ce point, auriez-vous la très grande gentillesse de mʼenvoyer les épreuves des parties inédites de cet ouvrage, afin que je me rende compte si des fragments sont détachables et que je me mette éventuellement en rapport avec vous pour les choisir.

2° Publier de vous des articles ou chroniques sur les sujets indiqués. — Sur ce point tout est possible. Sans doute, nous nʼavons pas à proprement parler de rubrique, cʼest- à-dire que chaque question nʼest pas traitée dans chacun des numéros, et nous nʼavons pas un auteur pour chaque question. Nous nʼavons pas plus de rubrique quʼil nʼy en a dans la « Revue de Paris  ». Mais je serais très heureux de publier de vous ce que vous voudrez, et par exemple, un ou des articles sur la MUSIQUE, ou un article sur la VIE INTÉRIEURE, ou un article sur la SOLITUDE. — Je tiens seulement à ce que vous me donniez des choses qui vous soient très chères. Je vous promets de mon côté de les mettre en valeur et de leur assurer la grande diffusion quʼelles méritent.


 

Vous savez, mon cher Proust, quʼavec notre revue , nous voudrions atteindre le très grand public. Dupuy avait dʼailleurs songé à un premier tirage de deux cent mille. Nous allons maintenant vers le tirage dʼorigine à TROIS CENT MILLE. Cʼest donc une grosse partie que nous jouons. Nous voulons nous rendre compte sʼil y a un public en France, pour les lectures de très haute qualité, qui ne tireraient pas leur attrait de lʼactualité immédiate.

Notre revue sera ainsi pour vous un magnifique terrain dʼexpérience sur le grand public. Je serais vraiment heureux quʼil vous tentât.

Votre idée de demander quelque chose à Lucien Daudet est excellente. Voulez-vous le prier de venir me voir le plus tôt possible ?

A bientôt, mon cher Proust, et croyez-moi très sincè-rement votre ami.

Bernard Grasset

Note n°1
La date est inscrite dans lʼen-tête de la lettre. [ChC]
Note n°2
La lettre en question ne nous est pas parvenue. Voir ci-après (p. 3 de cette lettre) les propositions de collaboration envisagées par Proust. [PK, ChC]
Note n°3
La « question en suspens » entre Proust et Grasset est celle du dédommagement auquel lʼéditeur estime avoir droit à la suite de la décision unilatérale de Proust, en 1916, de faire éditer par les éditions de la NRF la suite dʼÀ la recherche du temps perdu, alors que le contrat dʼédition signé en 1913 avec Grasset concernait la totalité du roman. [FL]
Note n°4
Le second tirage de Du côté de chez Swann, effectué au printemps de 1914. [FL]
Note n°5
Le contrat établi avec Grasset en mars 1913 prévoyait la publication du roman en deux tomes, à partir des estimations de Proust : « ce roman comprendra deux volumes de 650 pages chacun » qui paraîtraient « à dix mois dʼintervalle », affirmait-il dans sa lettre à René Blum, chargé de démarcher Grasset [vers le 20 février 1913] (CP 02465 ; Kolb, XII, n° 26) ; affirmations que Proust réitérait quelques jours plus tard dans sa lettre à Grasset du [24 février 1913], alors quʼil venait de lui envoyer la dactylographie de 712 pages du premier volume : « le mieux serait de lʼappeler Le Temps perdu, Première partie, et lʼautre Le Temps perdu, Deuxième Partie puisque en réalité cʼest un seul ouvrage. » (CP 02472 ; Kolb, XII, n° 33). À cette époque, seule cette « première partie » était dactylographiée, et Proust croyait que le reste du roman nʼoccuperait pas davantage de place. — Comme on sait, dès la composition des premières épreuves au printemps de 1913, le nombre excessif de pages du premier tome imposa un report dʼenviron 200 pages sur le tome suivant et une reconfiguration du roman en une « trilogie » (Du côté de chez Swann, Le Côté de Guermantes, Le Temps retrouvé, comme lʼindique lʼannonce de novembre 1913). — Grasset reprend ici les termes du contrat de mars 1913 : le « second volume » sur lequel il rappelle ses droits dʼéditeur ne désigne pas À lʼombre des jeunes filles en fleurs, tome 2 qui résulte de la réélaboration du roman pendant la guerre (et dont la parution est imminente aux éditions de la NRF), mais le « second volume » de 1913, autrement dit : toute la matière romanesque qui restait à paraître après Du côté de chez Swann. Grasset ne peut pas savoir que, pendant les années de guerre, Proust a remodelé radicalement lʼordre et la matière des chapitres annoncés en 1913, développé de nouvelles séries romanesques, et que son roman, passé de deux (ou trois) tomes à cinq ou six en 1919, nʼest plus celui que le contrat éditorial décrivait. [ChC, FL]
Note n°6
Allusion à la revue Nos loisirs : la revue littéraire moderne, dont le premier numéro de la nouvelle série dʼaprès-guerre devait paraître le 15 juillet 1919. Grasset en parle plus loin dans cette lettre, la désignant comme « notre revue ». [PK, ChC]
Note n°7
Rappelons que, suite à la reconfiguration dʼÀ la recherche du temps perdu en trois tomes en juin-juillet 1913, le deuxième tome annoncé pour 1914 sʼintitulait Le Côté de Guermantes et devait comprendre tout le chapitre sur Mme Swann et les amours du héros avec Gilberte, puis le premier séjour à Balbec sans les jeunes filles, reportés du premier volume initalement prévu, puis « Noms de personnes : la duchesse de Guermantes » (incluant le séjour à Doncières avec Saint-Loup), et enfin le salon de Mme de Villeparisis (incluant les propositions de mentorat de Charlus), tandis que tout le reste (y compris la rencontre des jeunes filles en fleurs à Balbec) devait constituer le troisième et dernier tome, Le Temps retrouvé (voir lʼannonce des tomes prévus pour paraître en 1914). En juin 1914, Grasset avait donc fait composer ce deuxième tome (voir les Placards 1-28, correspondant aux chapitres situés réellement dans le monde des Guermantes, « Noms de personne : la duchesse de Guermantes » et « Le salon de Mme de Villeparisis », ainsi que les Placards 29-66, reproduisant le texte corrigé des placards écartés de 1913), et Proust avait corrigé une partie de ces placards, puisque lʼimpression des secondes épreuves était en route lors du déclenchement du conflit mondial, qui interrompit la poursuite du processus éditorial sine die. — Grasset demandant ici les « épreuves des parties inédites » du Côté de Guermantes (nous soulignons), il rappelle quʼil en possède déjà une partie (les placards composés en 1914). Il est difficile de savoir quelle connaissance ou représentation il a de lʼévolution du roman de Proust depuis 1913, la lettre de Proust à laquelle il répond ne nous étant pas parvenue. Sait-il que le tome 2 qui va paraître en juin 1919 (sous un autre titre, À lʼombre des jeunes filles en fleurs) aux éditions de la NRF reprend toute la partie autour de Mme Swann et de Gilberte, cʼest-à-dire la moitié du Côté de Guermantes de 1914, augmentée de morceaux qui ne devaient figurer que dans le dernier volume : le séjour à Balbec avec les jeunes filles ? Proust lui a-t-il indiqué que les extraits du Côté de Guermantes quʼil peut lui proposer seraient une pré-publication non du tome 2 mais du tome 3, en cours de composition et destiné à paraître en 1920, constitué des Placards Grasset 1 à 28 de 1914 augmentés de toute la partie sur la mort de la grand-mère, puis le dîner chez la duchesse de Guermantes, jusquʼà lʼinvitation chez la Princesse de Guermantes ? En lʼabsence de la lettre de Proust à laquelle il répond, on ne sait si Grasset demande communication du tome 2 (qui va paraître bientôt), ou du tome 3 (qui ne paraîtra quʼen 1920). [PK, ChC, FL]
Note n°8
Il sʼagit de Jean Dupuy, directeur du Siècle, du Petit Parisien, président du syndicat de la Presse, sénateur des Hautes-Pyrénées de 1891 à 1919, ministre de lʼAgriculture (1890-1902), ministre du Commerce et de lʼIndustrie (1909-1911), ministre des Travaux publics (1912-1913, et 1914). [PK]
Note n°9
Les lettres que Proust échangea avec Lucien Daudet à ce sujet ne nous sont pas parvenues, mais on voit que Proust voulait rendre service à son ami en proposant son nom à Grasset. [PK]
Note
Proust, Marcel 1913 Du côté de chez Swann
Note
Soulignement probable de Grasset sur la copie carbone comme sur lʼoriginal.
Note
Marcel Proust 1920-1921 Le Côté de Guermantes
Note
Revue de Paris
Note
1919-1920 Nos loisirs : la revue littéraire moderne


Mots-clefs :prix Goncourt
Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 16:11
Surlignage

22 Mai  19

Monsieur Marcel PROUST

102 Bd Haussmann


Mon cher ami,

Je suis infinement touché de la lettre que je reçois
de vous et de toute la peine que vous vous êtes donnée pour
mʼexposer vos possibilités relativement à une collaboration
éventuelle à laquelle je tiens plus quʼà tout.

Jʼen suis tellement touché et heureux que je viens
vous proposer relativement à la question en suspens entre nous
et pour que nous nʼayons plus à en parler, la solution la
plus amicale qui soit possible.

Comme vous le savez, les éléments de cette question
sont :

1° Des droits dʼauteur, qui vous sont dus sur le
second tirage et qui sʼélèvent à frs. 440,50 ;

2° Lʼindemnité qui mʼest due par vous, pour le
renoncement que vous mʼavez demandé: 1° à un nouveau tirage
de «  DU DE CHEZ SWANN  » ; 2° à lʼédition du second volume de « A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU », qui mʼavait été concédée


par traité.

Sur ce point, je ne veux pas faire état seulement du
manque à gagner que ce double renoncement me cause, manque à
gagner évaluable à plusieurs milliers de francs: mais aussi et
surtout de cette sorte de désaveu dont le public croira faci-
lement que jʼai été lʼobjet, puisque je cesse brusquement dʼê-
tre votre éditeur.

Je vous propose comme solution la plus amicale : de
signer avec vous un accord dʼaprès lequel je renoncerais à toute
indemnité contre le simple renoncement par vous, aux droits
infiniment moins élevés qui vous sont dus.

Ce serait, comme vous le voyez un accord très simple
qui présenterait le grand avantage de mettre fin à une question
embrouillée, sans que vous ayez à en peser les éléments comple-
xes, et sans que vous ayez à débourser la moindre somme. Je
vous demanderai seulement, sans quʼil soit besoin que nous lʼin-
sérions dans un traité quelconque, et votre simple parole me
suffisant, lʼengagement amical que tout ce quʼil vous sera
possible de me donner, dans lʼeffort que jʼentreprends, vous
voudrez bien me le donner.

Je ne crois pas pouvoir mieux vous fournir, mon cher
ami, la preuve de la peine que jʼai ressentie de ne plus être
votre éditeur, et mon ardent désir de raccrocher sur une base
possible une collaboration entre nous. Je serais heureux que
vous y souscriviez dʼélan.


En ce qui concerne cette collaboration, je vous re-
mercie de tout coeur de ce que vous me dites. En somme, il y a
avec vous, deux choses possible :

1° Publier de vous des extraits de «  DU COTE DE GUER-
MANTES
 ». Sur ce point, auriez-vous la très grande gentillesse
de mʼenvoyer les épreuves des parties inédites de cet ouvrage,
afin que je me rende compte si des fragments sont détachables
et que je me mette éventuellement en rapport avec vous pour
les choisir.

2° Publier de vous des articles ou chroniques sur
les sujets indiqués. — Sur ce point tout est possible. Sans
doute, nous nʼavons pas à proprement parler de rubrique, cʼest-
à-dire que chaque question nʼest pas traitée dans chacun des
numéros, et nous nʼavons pas un auteur pour chaque question.
Nous nʼavons pas plus de rubrique quʼil nʼy en a dans la « Revue
de Paris
 ». Mais je serais très heureux de publier de vous
ce que vous voudrez, et par exemple, un ou des articles sur la
MUSIQUE, ou un article sur la VIE INTERIEURE, ou un article sur
la SOLITUDE. — Je tiens seulement à ce que vous me donniez des
choses qui vous soient très chères. Je vous promets de mon
côté de les mettre en valeur et de leur assurer la grande dif-
fusion quʼelles méritent.

2


Vous savez, mon cher Proust, quʼavec notre revue ,
nous voudrions atteindre le très grand public. DUPUY avait
dʼailleurs songé à un premier tirage de deux cent mille. Nous
allons maintenant vers le tirage dʼorigine à TROIS CENT MILLE.
Cʼest donc une grosse partie que nous jouons. Nous voulons nous
rendre compte sʼil y a un public en France, pour les lectures
de très haute qualité, qui ne tireraient pas leur attrait de
lʼactualité immédiate.

Notre revue sera ainsi pour vous un magnifique ter-
rain dʼexpérience sur le grand public. Je serais vraiment heu-
reux quʼil vous tentât.

Votre idée de demander quelque chose à Lucien DAUDET
est excellente. Voulez-vous le prier de venir me voir le plus
tôt possible ?

A bientôt, mon cher Proust, et croyez-moi très sincè-rement votre ami.

Bernard Grasset

Surlignage
 

22 mai 1919

Monsieur Marcel PROUST
102 boulevard Haussmann

Mon cher ami,

Je suis infinement touché de la lettre que je reçois de vous et de toute la peine que vous vous êtes donnée pour mʼexposer vos possibilités relativement à une collaboration éventuelle à laquelle je tiens plus quʼà tout.

Jʼen suis tellement touché et heureux que je viens vous proposer relativement à la question en suspens entre nous et pour que nous nʼayons plus à en parler, la solution la plus amicale qui soit possible.

Comme vous le savez, les éléments de cette question sont :

1° Des droits dʼauteur, qui vous sont dus sur le second tirage et qui sʼélèvent à 440,50 francs  ;

2° Lʼindemnité qui mʼest due par vous, pour le renoncement que vous mʼavez demandé : 1° à un nouveau tirage de «  Du côté de chez Swann  » ; 2° à lʼédition du second volume de « À la recherche du temps perdu », qui mʼavait été concédée


 

par traité.

Sur ce point, je ne veux pas faire état seulement du manque à gagner que ce double renoncement me cause, manque à gagner évaluable à plusieurs milliers de francs : mais aussi et surtout de cette sorte de désaveu dont le public croira facilement que jʼai été lʼobjet, puisque je cesse brusquement dʼêtre votre éditeur.

Je vous propose comme solution la plus amicale : de signer avec vous un accord dʼaprès lequel je renoncerais à toute indemnité contre le simple renoncement par vous, aux droits infiniment moins élevés qui vous sont dus.

Ce serait, comme vous le voyez un accord très simple qui présenterait le grand avantage de mettre fin à une question embrouillée, sans que vous ayez à en peser les éléments complexes, et sans que vous ayez à débourser la moindre somme. Je vous demanderai seulement, sans quʼil soit besoin que nous lʼinsérions dans un traité quelconque, et votre simple parole me suffisant, lʼengagement amical que tout ce quʼil vous sera possible de me donner, dans lʼeffort que jʼentreprends, vous voudrez bien me le donner.

Je ne crois pas pouvoir mieux vous fournir, mon cher ami, la preuve de la peine que jʼai ressentie de ne plus être votre éditeur, et mon ardent désir de raccrocher sur une base possible une collaboration entre nous. Je serais heureux que vous y souscriviez dʼélan.


 

En ce qui concerne cette collaboration, je vous remercie de tout cœur de ce que vous me dites. En somme, il y a avec vous, deux choses possibles :

1° Publier de vous des extraits de «  Du côté de Guermantes  ». Sur ce point, auriez-vous la très grande gentillesse de mʼenvoyer les épreuves des parties inédites de cet ouvrage, afin que je me rende compte si des fragments sont détachables et que je me mette éventuellement en rapport avec vous pour les choisir.

2° Publier de vous des articles ou chroniques sur les sujets indiqués. — Sur ce point tout est possible. Sans doute, nous nʼavons pas à proprement parler de rubrique, cʼest- à-dire que chaque question nʼest pas traitée dans chacun des numéros, et nous nʼavons pas un auteur pour chaque question. Nous nʼavons pas plus de rubrique quʼil nʼy en a dans la « Revue de Paris  ». Mais je serais très heureux de publier de vous ce que vous voudrez, et par exemple, un ou des articles sur la MUSIQUE, ou un article sur la VIE INTÉRIEURE, ou un article sur la SOLITUDE. — Je tiens seulement à ce que vous me donniez des choses qui vous soient très chères. Je vous promets de mon côté de les mettre en valeur et de leur assurer la grande diffusion quʼelles méritent.


 

Vous savez, mon cher Proust, quʼavec notre revue , nous voudrions atteindre le très grand public. Dupuy avait dʼailleurs songé à un premier tirage de deux cent mille. Nous allons maintenant vers le tirage dʼorigine à TROIS CENT MILLE. Cʼest donc une grosse partie que nous jouons. Nous voulons nous rendre compte sʼil y a un public en France, pour les lectures de très haute qualité, qui ne tireraient pas leur attrait de lʼactualité immédiate.

Notre revue sera ainsi pour vous un magnifique terrain dʼexpérience sur le grand public. Je serais vraiment heureux quʼil vous tentât.

Votre idée de demander quelque chose à Lucien Daudet est excellente. Voulez-vous le prier de venir me voir le plus tôt possible ?

A bientôt, mon cher Proust, et croyez-moi très sincè-rement votre ami.

Bernard Grasset

Note n°1
La date est inscrite dans lʼen-tête de la lettre. [ChC]
Note n°2
La lettre en question ne nous est pas parvenue. Voir ci-après (p. 3 de cette lettre) les propositions de collaboration envisagées par Proust. [PK, ChC]
Note n°3
La « question en suspens » entre Proust et Grasset est celle du dédommagement auquel lʼéditeur estime avoir droit à la suite de la décision unilatérale de Proust, en 1916, de faire éditer par les éditions de la NRF la suite dʼÀ la recherche du temps perdu, alors que le contrat dʼédition signé en 1913 avec Grasset concernait la totalité du roman. [FL]
Note n°4
Le second tirage de Du côté de chez Swann, effectué au printemps de 1914. [FL]
Note n°5
Le contrat établi avec Grasset en mars 1913 prévoyait la publication du roman en deux tomes, à partir des estimations de Proust : « ce roman comprendra deux volumes de 650 pages chacun » qui paraîtraient « à dix mois dʼintervalle », affirmait-il dans sa lettre à René Blum, chargé de démarcher Grasset [vers le 20 février 1913] (CP 02465 ; Kolb, XII, n° 26) ; affirmations que Proust réitérait quelques jours plus tard dans sa lettre à Grasset du [24 février 1913], alors quʼil venait de lui envoyer la dactylographie de 712 pages du premier volume : « le mieux serait de lʼappeler Le Temps perdu, Première partie, et lʼautre Le Temps perdu, Deuxième Partie puisque en réalité cʼest un seul ouvrage. » (CP 02472 ; Kolb, XII, n° 33). À cette époque, seule cette « première partie » était dactylographiée, et Proust croyait que le reste du roman nʼoccuperait pas davantage de place. — Comme on sait, dès la composition des premières épreuves au printemps de 1913, le nombre excessif de pages du premier tome imposa un report dʼenviron 200 pages sur le tome suivant et une reconfiguration du roman en une « trilogie » (Du côté de chez Swann, Le Côté de Guermantes, Le Temps retrouvé, comme lʼindique lʼannonce de novembre 1913). — Grasset reprend ici les termes du contrat de mars 1913 : le « second volume » sur lequel il rappelle ses droits dʼéditeur ne désigne pas À lʼombre des jeunes filles en fleurs, tome 2 qui résulte de la réélaboration du roman pendant la guerre (et dont la parution est imminente aux éditions de la NRF), mais le « second volume » de 1913, autrement dit : toute la matière romanesque qui restait à paraître après Du côté de chez Swann. Grasset ne peut pas savoir que, pendant les années de guerre, Proust a remodelé radicalement lʼordre et la matière des chapitres annoncés en 1913, développé de nouvelles séries romanesques, et que son roman, passé de deux (ou trois) tomes à cinq ou six en 1919, nʼest plus celui que le contrat éditorial décrivait. [ChC, FL]
Note n°6
Allusion à la revue Nos loisirs : la revue littéraire moderne, dont le premier numéro de la nouvelle série dʼaprès-guerre devait paraître le 15 juillet 1919. Grasset en parle plus loin dans cette lettre, la désignant comme « notre revue ». [PK, ChC]
Note n°7
Rappelons que, suite à la reconfiguration dʼÀ la recherche du temps perdu en trois tomes en juin-juillet 1913, le deuxième tome annoncé pour 1914 sʼintitulait Le Côté de Guermantes et devait comprendre tout le chapitre sur Mme Swann et les amours du héros avec Gilberte, puis le premier séjour à Balbec sans les jeunes filles, reportés du premier volume initalement prévu, puis « Noms de personnes : la duchesse de Guermantes » (incluant le séjour à Doncières avec Saint-Loup), et enfin le salon de Mme de Villeparisis (incluant les propositions de mentorat de Charlus), tandis que tout le reste (y compris la rencontre des jeunes filles en fleurs à Balbec) devait constituer le troisième et dernier tome, Le Temps retrouvé (voir lʼannonce des tomes prévus pour paraître en 1914). En juin 1914, Grasset avait donc fait composer ce deuxième tome (voir les Placards 1-28, correspondant aux chapitres situés réellement dans le monde des Guermantes, « Noms de personne : la duchesse de Guermantes » et « Le salon de Mme de Villeparisis », ainsi que les Placards 29-66, reproduisant le texte corrigé des placards écartés de 1913), et Proust avait corrigé une partie de ces placards, puisque lʼimpression des secondes épreuves était en route lors du déclenchement du conflit mondial, qui interrompit la poursuite du processus éditorial sine die. — Grasset demandant ici les « épreuves des parties inédites » du Côté de Guermantes (nous soulignons), il rappelle quʼil en possède déjà une partie (les placards composés en 1914). Il est difficile de savoir quelle connaissance ou représentation il a de lʼévolution du roman de Proust depuis 1913, la lettre de Proust à laquelle il répond ne nous étant pas parvenue. Sait-il que le tome 2 qui va paraître en juin 1919 (sous un autre titre, À lʼombre des jeunes filles en fleurs) aux éditions de la NRF reprend toute la partie autour de Mme Swann et de Gilberte, cʼest-à-dire la moitié du Côté de Guermantes de 1914, augmentée de morceaux qui ne devaient figurer que dans le dernier volume : le séjour à Balbec avec les jeunes filles ? Proust lui a-t-il indiqué que les extraits du Côté de Guermantes quʼil peut lui proposer seraient une pré-publication non du tome 2 mais du tome 3, en cours de composition et destiné à paraître en 1920, constitué des Placards Grasset 1 à 28 de 1914 augmentés de toute la partie sur la mort de la grand-mère, puis le dîner chez la duchesse de Guermantes, jusquʼà lʼinvitation chez la Princesse de Guermantes ? En lʼabsence de la lettre de Proust à laquelle il répond, on ne sait si Grasset demande communication du tome 2 (qui va paraître bientôt), ou du tome 3 (qui ne paraîtra quʼen 1920). [PK, ChC, FL]
Note n°8
Il sʼagit de Jean Dupuy, directeur du Siècle, du Petit Parisien, président du syndicat de la Presse, sénateur des Hautes-Pyrénées de 1891 à 1919, ministre de lʼAgriculture (1890-1902), ministre du Commerce et de lʼIndustrie (1909-1911), ministre des Travaux publics (1912-1913, et 1914). [PK]
Note n°9
Les lettres que Proust échangea avec Lucien Daudet à ce sujet ne nous sont pas parvenues, mais on voit que Proust voulait rendre service à son ami en proposant son nom à Grasset. [PK]
Note
Proust, Marcel 1913 Du côté de chez Swann
Note
Soulignement probable de Grasset sur la copie carbone comme sur lʼoriginal.
Note
Marcel Proust 1920-1921 Le Côté de Guermantes
Note
Revue de Paris
Note
1919-1920 Nos loisirs : la revue littéraire moderne


Mots-clefs :prix Goncourt
Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 16:11
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