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CP 03292 Marcel Proust à Jean Cocteau [peu après le lundi 21 mai 1917]

Surlignage

Cher Jean

Si je n’avais une telle
crise aujourd’hui je vou-
drais vous dire – et
pour Monsieur Picasso
les éternuements et
le spleen que provoque
illassablement en moi
le bleu dominical aux
astragales blanches de l’


acrobate incompris, dansant
« Comme s’il adressait des
reproches à Dieu. »
Je
vis avec cette nostalgie.
Les autres ballets étaient
q.q.conques. Celui-là
poignant et continue
à développer en moi je
vous dirai quels regrets.
Je revois le cheval
mauve comme le Cygne
«  avec ses gestes fous,


Comme les exilés ridiculees et sublime  ».
«  Et puis je pense à vous  ». A vous, Jean,
et je pense aussi à l’« écossais » de la
petite fille, si touchant, de la petite
fille qui freine et met en marche si
merveilleusement. Quelle concentration dans
tout cela, quelle nourriture pour des


âges de famine et quel chagrin quand
j’avais encore des jambes de n’avoir pas
fréquenté la poussière des cirques et tout
ce dont j’ai ce soir la déchirante pitié.
Merci cher Jean de m’avoir aidé de
ttes façons à faire lʼeffort dans lʼétat
où jʼétais d’aller chercher au Châtelet

« Le seul pain si délectable Que ne sert pas à sa table Le monde que nous suivons ».
.
Comme Picasso est beau.

Tendrement à vous

Marcel

Surlignage
 

Cher Jean

Si je n’avais une telle crise aujourd’hui je voudrais vous dire – et pour Monsieur Picasso – les éternuements et le spleen que provoque inlassablement en moi le bleu dominical aux astragales blanches de l’


 

acrobate incompris, dansant « Comme s’il adressait des reproches à Dieu. » Je vis avec cette nostalgie. Les autres ballets étaient quelconques. Celui-là poignant et continue à développer en moi je vous dirai quels regrets. Je revois le cheval mauve comme le Cygne «  avec ses gestes fous,


 

Comme les exilés ridiculees et sublime  ». «  Et puis je pense à vous  ». À vous, Jean, et je pense aussi à l’« écossais » de la petite fille, si touchant, de la petite fille qui freine et met en marche si merveilleusement. Quelle concentration dans tout cela, quelle nourriture pour des


 

âges de famine et quel chagrin quand j’avais encore des jambes de n’avoir pas fréquenté la poussière des cirques et tout ce dont j’ai ce soir la déchirante pitié. Merci cher Jean de m’avoir aidé de toutes façons à faire lʼeffort dans lʼétat où jʼétais d’aller chercher au Châtelet

« Le seul pain si délectable Que ne sert pas à sa table Le monde que nous suivons ».
. Comme Picasso est beau.

Tendrement à vous

Marcel

Note n°1
Cette lettre se situe peu après le 21 mai 1917, car Proust lʼécrit après avoir assisté à lʼune des représentations des Ballets Russes données au Théâtre du Châtelet au mois de mai 1917, les 21 ou 23. Les Ballets Russes partirent pour Madrid le 24 mai (« Dans les théâtres », Le Gaulois, 18 mai 1917, p. 4). [PK, FP]
Note n°2
Il sʼagit du ballet Parade , sur un thème de Jean Cocteau, musique dʼErik Satie, chorégraphie de Léonide Massine, décors et costumes de Pablo Picasso, qui fut mal reçu. Le décor représentait un cadre urbain, dans le style cubiste. Un acrobate portait un maillot bleu et blanc. Le programme des premières représentations reproduisait des textes dʼApollinaire et de Léon Bakst (Jean Cocteau, Entre Picasso et Radiguet, Paris, 1967, p. 69-71). Des photographies du spectacle sont conservées dans les collections du Victoria and Albert Museum : voir lʼun des clichés de lʼacrobate et son maillot aux astragales blanches. Une reconstitution, fidèle à la chorégraphie, à la partition, aux décors et aux costumes, a été tentée (Susanna Della Pietra, 2008). [PK, CSz, NM]
Note n°3
Baudelaire, « Le Cygne » (Les Fleurs du Mal, 1857), septième strophe : « Vers le ciel ironique et cruellement bleu,/ Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,/ Comme sʼil adressait des reproches à Dieu ! » [PK]
Note n°4
Le programme des représentations des Ballets Russes au Châtelet en mai 1917 précise quʼil sʼagit de : Soleil de minuit (danses russes), musique de Rimsky-Korsakov, décor et costumes de Larionov, chorégraphie de Massine ; Petrouchka, de Stravinsky et Benois ; et Les Femmes de bonne humeur, de Bakst et Massine. [PK, FP]
Note n°5
Il sʼagit dʼune des figures du ballet Parade, dont subsiste une photographie. [CSz]
Note n°6
« Le Cygne », neuvième strophe : « Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,/ Comme les exilés, ridicule et sublime,/ Et rongé dʼun désir sans trêve ! et puis à vous, / Andromaque […] ». [PK]
Note n°7
Allusion au premier vers du même poème : « Andromaque, je pense à vous ! » [PK]
Note n°8
Proust, qui avait lu les critiques qui avaient suivi la première de Parade le 18 mai, avait exprimé à Cocteau le souhait dʼassister à lʼune des représentations si son état de santé le lui permettait (CP 03290 ; Kolb, XVI, nº 64, [le 19 ou le 20 mai 1917]) : « […] je voudrais bien pour mon humble part bénéficier dʼun autre [miracle] et qui serait quʼun jour de santé coïncidât avec un jour de Parade. » [CSz]
Note n°9
Racine, Cantiques Spirituels (1694), troisième strophe, adaptée : « […] Cʼest ce pain si délectable/ Que ne sert pas à sa table/ Le monde que vous suivez ». [PK]
Note
Cocteau, Jean ; Satie, Erik ; Massine, Léonide 1917 Parade


Mots-clefs :
Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 16:09
Surlignage

Cher Jean

Si je n’avais une telle
crise aujourd’hui je vou-
drais vous dire – et
pour Monsieur Picasso
les éternuements et
le spleen que provoque
illassablement en moi
le bleu dominical aux
astragales blanches de l’


acrobate incompris, dansant
« Comme s’il adressait des
reproches à Dieu. »
Je
vis avec cette nostalgie.
Les autres ballets étaient
q.q.conques. Celui-là
poignant et continue
à développer en moi je
vous dirai quels regrets.
Je revois le cheval
mauve comme le Cygne
«  avec ses gestes fous,


Comme les exilés ridiculees et sublime  ».
«  Et puis je pense à vous  ». A vous, Jean,
et je pense aussi à l’« écossais » de la
petite fille, si touchant, de la petite
fille qui freine et met en marche si
merveilleusement. Quelle concentration dans
tout cela, quelle nourriture pour des


âges de famine et quel chagrin quand
j’avais encore des jambes de n’avoir pas
fréquenté la poussière des cirques et tout
ce dont j’ai ce soir la déchirante pitié.
Merci cher Jean de m’avoir aidé de
ttes façons à faire lʼeffort dans lʼétat
où jʼétais d’aller chercher au Châtelet

« Le seul pain si délectable Que ne sert pas à sa table Le monde que nous suivons ».
.
Comme Picasso est beau.

Tendrement à vous

Marcel

Surlignage
 

Cher Jean

Si je n’avais une telle crise aujourd’hui je voudrais vous dire – et pour Monsieur Picasso – les éternuements et le spleen que provoque inlassablement en moi le bleu dominical aux astragales blanches de l’


 

acrobate incompris, dansant « Comme s’il adressait des reproches à Dieu. » Je vis avec cette nostalgie. Les autres ballets étaient quelconques. Celui-là poignant et continue à développer en moi je vous dirai quels regrets. Je revois le cheval mauve comme le Cygne «  avec ses gestes fous,


 

Comme les exilés ridiculees et sublime  ». «  Et puis je pense à vous  ». À vous, Jean, et je pense aussi à l’« écossais » de la petite fille, si touchant, de la petite fille qui freine et met en marche si merveilleusement. Quelle concentration dans tout cela, quelle nourriture pour des


 

âges de famine et quel chagrin quand j’avais encore des jambes de n’avoir pas fréquenté la poussière des cirques et tout ce dont j’ai ce soir la déchirante pitié. Merci cher Jean de m’avoir aidé de toutes façons à faire lʼeffort dans lʼétat où jʼétais d’aller chercher au Châtelet

« Le seul pain si délectable Que ne sert pas à sa table Le monde que nous suivons ».
. Comme Picasso est beau.

Tendrement à vous

Marcel

Note n°1
Cette lettre se situe peu après le 21 mai 1917, car Proust lʼécrit après avoir assisté à lʼune des représentations des Ballets Russes données au Théâtre du Châtelet au mois de mai 1917, les 21 ou 23. Les Ballets Russes partirent pour Madrid le 24 mai (« Dans les théâtres », Le Gaulois, 18 mai 1917, p. 4). [PK, FP]
Note n°2
Il sʼagit du ballet Parade , sur un thème de Jean Cocteau, musique dʼErik Satie, chorégraphie de Léonide Massine, décors et costumes de Pablo Picasso, qui fut mal reçu. Le décor représentait un cadre urbain, dans le style cubiste. Un acrobate portait un maillot bleu et blanc. Le programme des premières représentations reproduisait des textes dʼApollinaire et de Léon Bakst (Jean Cocteau, Entre Picasso et Radiguet, Paris, 1967, p. 69-71). Des photographies du spectacle sont conservées dans les collections du Victoria and Albert Museum : voir lʼun des clichés de lʼacrobate et son maillot aux astragales blanches. Une reconstitution, fidèle à la chorégraphie, à la partition, aux décors et aux costumes, a été tentée (Susanna Della Pietra, 2008). [PK, CSz, NM]
Note n°3
Baudelaire, « Le Cygne » (Les Fleurs du Mal, 1857), septième strophe : « Vers le ciel ironique et cruellement bleu,/ Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,/ Comme sʼil adressait des reproches à Dieu ! » [PK]
Note n°4
Le programme des représentations des Ballets Russes au Châtelet en mai 1917 précise quʼil sʼagit de : Soleil de minuit (danses russes), musique de Rimsky-Korsakov, décor et costumes de Larionov, chorégraphie de Massine ; Petrouchka, de Stravinsky et Benois ; et Les Femmes de bonne humeur, de Bakst et Massine. [PK, FP]
Note n°5
Il sʼagit dʼune des figures du ballet Parade, dont subsiste une photographie. [CSz]
Note n°6
« Le Cygne », neuvième strophe : « Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,/ Comme les exilés, ridicule et sublime,/ Et rongé dʼun désir sans trêve ! et puis à vous, / Andromaque […] ». [PK]
Note n°7
Allusion au premier vers du même poème : « Andromaque, je pense à vous ! » [PK]
Note n°8
Proust, qui avait lu les critiques qui avaient suivi la première de Parade le 18 mai, avait exprimé à Cocteau le souhait dʼassister à lʼune des représentations si son état de santé le lui permettait (CP 03290 ; Kolb, XVI, nº 64, [le 19 ou le 20 mai 1917]) : « […] je voudrais bien pour mon humble part bénéficier dʼun autre [miracle] et qui serait quʼun jour de santé coïncidât avec un jour de Parade. » [CSz]
Note n°9
Racine, Cantiques Spirituels (1694), troisième strophe, adaptée : « […] Cʼest ce pain si délectable/ Que ne sert pas à sa table/ Le monde que vous suivez ». [PK]
Note
Cocteau, Jean ; Satie, Erik ; Massine, Léonide 1917 Parade


Mots-clefs :
Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 16:09
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