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CP 03065 Marcel Proust à Antoine Bibesco [le mardi 4 janvier 1916]

Surlignage

32

Mon cher Antoine

Pardonne-moi de nʼavoir
pas répondu plus tôt à ta lettre.
Jʼai eu beaucoup de souffrances
physiques et morales. Je fais bien
des vœux pour toi, en ces jours pour-
tant si tristes qui nous rappellent que
les années reviennent chargées des
mêmes beautés naturelles, mais sans
ramener avec elles les êtres. Hélas en


2

il y aura des violettes,
des fleurs de pommier, avant
cela des fleurs de givre, mais il
nʼy aura plus Bertrand .

Je ne tʼécris pas plus longuement parceque je suis très fatigué et je tʼenvoie toutes mes amitiés que je te prie de dire aussi à Emmanuel, sʼil est auprès de toi

Marcel Proust

M. Carp est-il de mauvaise sou-
che comme Marghiloman et Take
Jonesco
, ou de bonne comme Filippesco
(je veux dire comme famille, puisque


3

comme opinion je sais que cʼest le plus
endurci des bochophiles. — Et comme intelli-
gence, où le places-tu ? — . Jʼai plus foi
que jamais dans notre victoire. Mais je trouve
que certains arguments demanderaient à être
rajeunis ou perfectionnés. Lʼargument de
la forteresse par exemple est vrai, mais en
raison inverse de la grandeur de la forteresse.
Comme en multipliant indéfiniment les côtés dʼun
polygone, on le voit se confondre avec la


4

circonférence, suppose ( horresco referens
– (« horresco » très roumain) que les Boches ce quʼ-
à Dieu ne plaise conquièrent toute la terre, ils
seraient dans une forteresse, mais y seraient à lʼ-
aise. Actuellement je trouve leur forteresse
un peu vaste pour mon goût. Je crois que plus
tôt on pourra en retrancher la Pologne etc etc,
plus lʼargument deviendra topique et mieux ce
sera. Tibi.

MP.


 
Surlignage
 

Mon cher Antoine

Pardonne-moi de nʼavoir pas répondu plus tôt à ta lettre. Jʼai eu beaucoup de souffrances physiques et morales. Je fais bien des vœux pour toi, en ces jours pourtant si tristes qui nous rappellent que les années reviennent chargées des mêmes beautés naturelles, mais sans ramener avec elles les êtres. Hélas en


 

il y aura des violettes, des fleurs de pommier, avant cela des fleurs de givre, mais il nʼy aura plus Bertrand .

Je ne tʼécris pas plus longuement parceque je suis très fatigué et je tʼenvoie toutes mes amitiés que je te prie de dire aussi à Emmanuel, sʼil est auprès de toi

Marcel Proust

M. Carp est-il de mauvaise souche comme Marghiloman et Take Jonesco , ou de bonne comme Filipesco (je veux dire comme famille, puisque


 

comme opinion je sais que cʼest le plus endurci des bochophiles). — Et comme intelligence, où le places-tu ?

Jʼai plus foi que jamais dans notre victoire. Mais je trouve que certains arguments demanderaient à être rajeunis ou perfectionnés. Lʼargument de la forteresse par exemple est vrai, mais en raison inverse de la grandeur de la forteresse. Comme en multipliant indéfiniment les côtés dʼun polygone, on le voit se confondre avec la


 

circonférence, suppose ( horresco referens – (« horresco » très roumain) que les Boches ce quʼà Dieu ne plaise conquièrent toute la terre, ils seraient dans une forteresse, mais y seraient à lʼaise. Actuellement je trouve leur forteresse un peu vaste pour mon goût. Je crois que plus tôt on pourra en retrancher la Pologne etc. etc., plus lʼargument deviendra topique et mieux ce sera. Tibi.

MP.


  
 
Note n°1
Le papier de lʼoriginal est identique à celui dʼune lettre à Frédéric de Madrazo datée de [vers la fin de décembre 1915] (CP 03049 ; Kolb, XIV, n° 161). Les « vœux » que Proust exprime pour lʼannée 1916 avaient amené Philip Kolb à situer cette lettre vers le début de janvier 1916. Or la mention, dans une même phrase du post-scriptum, de plusieurs hommes politiques roumains (MM. Carp, Marghiloman, Take Ionesco, Filipesco) semble influencée par la lecture dʼun article du Figaro du 4 janvier 1916 sur la Roumanie qui mentionne exactement ces quatre noms, alors que les autres journaux parlent peu de la Roumanie à cette période, le pays étant resté neutre (voir ci-après les notes 4, 6, et 7). Il est donc possible de dater cette lettre du [mardi 4 janvier 1916]. [FL]
Note n°2
Lettre non retrouvée. [FP]
Note n°3
Cʼest apparemment le dimanche 28 février 1915 quʼAntoine Bibesco avait rendu visite à Proust pour lui apprendre la mort de Bertrand de Fénelon : voir la lettre de Proust à Louis de Robert [et non Louis dʼAlbufera] du [début ? mars 1915] (CP 02921 ; Kolb, XIV, nº 32 ; Lettres, nº 401). La nouvelle avait été confirmée dans Le Figaro du samedi 13 mars 1915 (« Le Monde & la Ville : Deuil », p. 3). [PK, FL, FP]
Note n°4
Petre [Pierre] Carp (1837-1919), homme dʼÉtat et publiciste roumain, était le fondateur du Pays roumain, journal dirigé contre les libéraux. Il fut ministre, deux fois chef du conseil, en 1901 et 1911. En 1914, dès le début de la guerre, il sʼefforça de pousser la Roumanie à participer au conflit du côté des Empires centraux (Parlamentul Romîn, II, 334-335 ; Larousse du XXe siècle (1928-1933), vol. II, p. 8  ; voir aussi lʼarticle Wikipedia très détaillé à son sujet [en anglais]). Le Figaro du 4 janvier 1916, dans un article faisant le point sur la situation politique de la Roumanie (« La Roumanie », p. 2), souligne que MM. Carp, Marghiloman, et leurs partisans, plaident en faveur de la neutralité pour dissimuler leur germanophilie. [PK, FP, FL]
Note n°5
Alexandru [Alexandre] Marghiloman (1854-1925), membre du parti conservateur de Roumanie, était germanophile. Au début du conflit, il soutint la neutralité. Après lʼentrée en guerre de la Roumanie aux côtés de lʼEntente en mai 1916, lorsque ses défaites militaires face à lʼAllemagne forcèrent la Roumanie à capituler, le roi Ferdinand I nomma Marghiloman premier ministre en mars 1918 pour négocier une paix séparée avec lʼAllemagne, espérant quʼun ministre germanophile obtiendrait des conditions plus favorables. Il nʼen fut rien, le traité de paix ne fut pas ratifié par les représentants roumains, et le gouvernement Marghiloman fut démis en octobre 1918. [PK, FL]
Note n°6
Take Ionescu [Ionesco] (1858-1922), avocat et homme dʼÉtat roumain, député, ancien ministre, était certes originaire dʼun milieu modeste mais avait fait des études supérieures à Paris et épousé une Anglaise. Francophile, il avait fait campagne en 1914 contre les germanophiles (voir lʼarticle Wikipedia très détaillé à son sujet [en anglais]). Le Figaro du 4 janvier 1916 (« La Roumanie », p. 2) insiste sur lʼardent désir des leaders dʼopposition, dont Take Ionesco, de rejoindre lʼEntente et déplore la décision du gouvernement roumain de maintenir sa neutralité. Lʼorthographe de Proust (« Jonesco ») correspond à la francisation de son nom dans la presse de lʼépoque. [PK, FP, FL]
Note n°7
Nicolae Filipescu [Nicolas Filipesco] (1862-1916), homme dʼÉtat et écrivain politique roumain, ancien député, ancien ministre. Il fonda la ligue de lʼAction nationale, qui prépara lʼintervention roumaine dans la guerre aux côtés de lʼEntente. Dans lʼarticle du Figaro que Proust a pu lire le 4 janvier 1916 (« La Roumanie », p. 2) , il est mentionné, avec Take Jonescu, parmi les leaders politiques favorables à cette entrée en guerre. Voir aussi son éloge dans lʼannonce nécrologique du Figaro du 16 octobre 1916 (« Mort de M. Filipesco », p. 1). [PK, FP, FL]
Note n°8
La comparaison de lʼAllemagne et lʼAutriche-Hongrie à « une forteresse assiégée » circule largement dans la presse de 1915 : voir par exemple Le Temps du 2 avril 1915, p. 4 : « Les difficultés économiques en Allemagne et en Autriche » ; ou Le Temps du 12 décembre 1915, p. 2 : « Le discours du chancelier impérial ». [FP]
Traduction
je frémis en le racontant
Traduction
je frémis


Mots-clefs :guerre
Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 15:11
Surlignage

32

Mon cher Antoine

Pardonne-moi de nʼavoir
pas répondu plus tôt à ta lettre.
Jʼai eu beaucoup de souffrances
physiques et morales. Je fais bien
des vœux pour toi, en ces jours pour-
tant si tristes qui nous rappellent que
les années reviennent chargées des
mêmes beautés naturelles, mais sans
ramener avec elles les êtres. Hélas en


2

il y aura des violettes,
des fleurs de pommier, avant
cela des fleurs de givre, mais il
nʼy aura plus Bertrand .

Je ne tʼécris pas plus longuement parceque je suis très fatigué et je tʼenvoie toutes mes amitiés que je te prie de dire aussi à Emmanuel, sʼil est auprès de toi

Marcel Proust

M. Carp est-il de mauvaise sou-
che comme Marghiloman et Take
Jonesco
, ou de bonne comme Filippesco
(je veux dire comme famille, puisque


3

comme opinion je sais que cʼest le plus
endurci des bochophiles. — Et comme intelli-
gence, où le places-tu ? — . Jʼai plus foi
que jamais dans notre victoire. Mais je trouve
que certains arguments demanderaient à être
rajeunis ou perfectionnés. Lʼargument de
la forteresse par exemple est vrai, mais en
raison inverse de la grandeur de la forteresse.
Comme en multipliant indéfiniment les côtés dʼun
polygone, on le voit se confondre avec la


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circonférence, suppose ( horresco referens
– (« horresco » très roumain) que les Boches ce quʼ-
à Dieu ne plaise conquièrent toute la terre, ils
seraient dans une forteresse, mais y seraient à lʼ-
aise. Actuellement je trouve leur forteresse
un peu vaste pour mon goût. Je crois que plus
tôt on pourra en retrancher la Pologne etc etc,
plus lʼargument deviendra topique et mieux ce
sera. Tibi.

MP.


 
Surlignage
 

Mon cher Antoine

Pardonne-moi de nʼavoir pas répondu plus tôt à ta lettre. Jʼai eu beaucoup de souffrances physiques et morales. Je fais bien des vœux pour toi, en ces jours pourtant si tristes qui nous rappellent que les années reviennent chargées des mêmes beautés naturelles, mais sans ramener avec elles les êtres. Hélas en


 

il y aura des violettes, des fleurs de pommier, avant cela des fleurs de givre, mais il nʼy aura plus Bertrand .

Je ne tʼécris pas plus longuement parceque je suis très fatigué et je tʼenvoie toutes mes amitiés que je te prie de dire aussi à Emmanuel, sʼil est auprès de toi

Marcel Proust

M. Carp est-il de mauvaise souche comme Marghiloman et Take Jonesco , ou de bonne comme Filipesco (je veux dire comme famille, puisque


 

comme opinion je sais que cʼest le plus endurci des bochophiles). — Et comme intelligence, où le places-tu ?

Jʼai plus foi que jamais dans notre victoire. Mais je trouve que certains arguments demanderaient à être rajeunis ou perfectionnés. Lʼargument de la forteresse par exemple est vrai, mais en raison inverse de la grandeur de la forteresse. Comme en multipliant indéfiniment les côtés dʼun polygone, on le voit se confondre avec la


 

circonférence, suppose ( horresco referens – (« horresco » très roumain) que les Boches ce quʼà Dieu ne plaise conquièrent toute la terre, ils seraient dans une forteresse, mais y seraient à lʼaise. Actuellement je trouve leur forteresse un peu vaste pour mon goût. Je crois que plus tôt on pourra en retrancher la Pologne etc. etc., plus lʼargument deviendra topique et mieux ce sera. Tibi.

MP.


  
 
Note n°1
Le papier de lʼoriginal est identique à celui dʼune lettre à Frédéric de Madrazo datée de [vers la fin de décembre 1915] (CP 03049 ; Kolb, XIV, n° 161). Les « vœux » que Proust exprime pour lʼannée 1916 avaient amené Philip Kolb à situer cette lettre vers le début de janvier 1916. Or la mention, dans une même phrase du post-scriptum, de plusieurs hommes politiques roumains (MM. Carp, Marghiloman, Take Ionesco, Filipesco) semble influencée par la lecture dʼun article du Figaro du 4 janvier 1916 sur la Roumanie qui mentionne exactement ces quatre noms, alors que les autres journaux parlent peu de la Roumanie à cette période, le pays étant resté neutre (voir ci-après les notes 4, 6, et 7). Il est donc possible de dater cette lettre du [mardi 4 janvier 1916]. [FL]
Note n°2
Lettre non retrouvée. [FP]
Note n°3
Cʼest apparemment le dimanche 28 février 1915 quʼAntoine Bibesco avait rendu visite à Proust pour lui apprendre la mort de Bertrand de Fénelon : voir la lettre de Proust à Louis de Robert [et non Louis dʼAlbufera] du [début ? mars 1915] (CP 02921 ; Kolb, XIV, nº 32 ; Lettres, nº 401). La nouvelle avait été confirmée dans Le Figaro du samedi 13 mars 1915 (« Le Monde & la Ville : Deuil », p. 3). [PK, FL, FP]
Note n°4
Petre [Pierre] Carp (1837-1919), homme dʼÉtat et publiciste roumain, était le fondateur du Pays roumain, journal dirigé contre les libéraux. Il fut ministre, deux fois chef du conseil, en 1901 et 1911. En 1914, dès le début de la guerre, il sʼefforça de pousser la Roumanie à participer au conflit du côté des Empires centraux (Parlamentul Romîn, II, 334-335 ; Larousse du XXe siècle (1928-1933), vol. II, p. 8  ; voir aussi lʼarticle Wikipedia très détaillé à son sujet [en anglais]). Le Figaro du 4 janvier 1916, dans un article faisant le point sur la situation politique de la Roumanie (« La Roumanie », p. 2), souligne que MM. Carp, Marghiloman, et leurs partisans, plaident en faveur de la neutralité pour dissimuler leur germanophilie. [PK, FP, FL]
Note n°5
Alexandru [Alexandre] Marghiloman (1854-1925), membre du parti conservateur de Roumanie, était germanophile. Au début du conflit, il soutint la neutralité. Après lʼentrée en guerre de la Roumanie aux côtés de lʼEntente en mai 1916, lorsque ses défaites militaires face à lʼAllemagne forcèrent la Roumanie à capituler, le roi Ferdinand I nomma Marghiloman premier ministre en mars 1918 pour négocier une paix séparée avec lʼAllemagne, espérant quʼun ministre germanophile obtiendrait des conditions plus favorables. Il nʼen fut rien, le traité de paix ne fut pas ratifié par les représentants roumains, et le gouvernement Marghiloman fut démis en octobre 1918. [PK, FL]
Note n°6
Take Ionescu [Ionesco] (1858-1922), avocat et homme dʼÉtat roumain, député, ancien ministre, était certes originaire dʼun milieu modeste mais avait fait des études supérieures à Paris et épousé une Anglaise. Francophile, il avait fait campagne en 1914 contre les germanophiles (voir lʼarticle Wikipedia très détaillé à son sujet [en anglais]). Le Figaro du 4 janvier 1916 (« La Roumanie », p. 2) insiste sur lʼardent désir des leaders dʼopposition, dont Take Ionesco, de rejoindre lʼEntente et déplore la décision du gouvernement roumain de maintenir sa neutralité. Lʼorthographe de Proust (« Jonesco ») correspond à la francisation de son nom dans la presse de lʼépoque. [PK, FP, FL]
Note n°7
Nicolae Filipescu [Nicolas Filipesco] (1862-1916), homme dʼÉtat et écrivain politique roumain, ancien député, ancien ministre. Il fonda la ligue de lʼAction nationale, qui prépara lʼintervention roumaine dans la guerre aux côtés de lʼEntente. Dans lʼarticle du Figaro que Proust a pu lire le 4 janvier 1916 (« La Roumanie », p. 2) , il est mentionné, avec Take Jonescu, parmi les leaders politiques favorables à cette entrée en guerre. Voir aussi son éloge dans lʼannonce nécrologique du Figaro du 16 octobre 1916 (« Mort de M. Filipesco », p. 1). [PK, FP, FL]
Note n°8
La comparaison de lʼAllemagne et lʼAutriche-Hongrie à « une forteresse assiégée » circule largement dans la presse de 1915 : voir par exemple Le Temps du 2 avril 1915, p. 4 : « Les difficultés économiques en Allemagne et en Autriche » ; ou Le Temps du 12 décembre 1915, p. 2 : « Le discours du chancelier impérial ». [FP]
Traduction
je frémis en le racontant
Traduction
je frémis


Mots-clefs :guerre
Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 15:11
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