CP 03024 Marcel Proust à Marie Scheikévitch [peu après le mercredi 3 novembre 1915]
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1
A Madame Scheikevitch
Madame, vous voulez savoir ce que
Me
Swann est devenue en vieillissant.
Cʼest assez difficile
à vous résumer. Je peux
vous dire quʼelle est devenue plus belle :
« Cela
tenait surtout à ce quʼarrivée au
«milieu de la vie, Odette
sʼétait enfin découvert,
«ou inventé, une physionomie personnelle, un «
«caractère »
xx
im
muable, un « genre » de beauté ; et sur
«ses traits décousus – qui pendant si longtemps,
«livrés aux caprices hasardeux et impuissants de
«la chair, prenant, à la moindre fatigue, des an-
«nées pour un instant, une sorte de vieillesse
«passagère, lui avaient composé tant bien que
«mal, selon son humeur et selon sa mine, un
«visage épars, journalier, informe et charmant
«– elle
elle avait appliqué ce type fixe comme une
« jeunesse
immortelle2 ».
Vous verrez sa société se renouveler3 ; pourtant
(sans
en savoir la raison quʼà la fin) vous y
retrouverez toujours
Me
Cottard4 qui
échangera
2
avec
Me
Swann des propos comme ceux-ci :
« Vous me semblez bien
belle dit Odette à
Me
Cottard. Redfern
fecit5 ? »
« Non vous
savez que je suis une fidèle de
Rautnitz
6.
» Du reste cʼest un retapage. »
« Hé bien, cela a un chic ! »
« Combien croyez vous ? » « Non, changez le
premier chiffre7 » « Oh !
cʼest très mal vous
donnez le signal du départ, je vois que je nʼai
pas de
succès avec mon thé. » Prenez donc encore un
peu de ces petites saletés là, cʼest très bon8 ».
— . Mais
jʼaimerais mieux vous présenter les
personnages que vous ne connaissez pas
encore, celui surtout qui joue le plus
grand rôle et amène la
péripétie9,
Alber-
tine.
Vous la verrez quand elle nʼest encore quʼune
« jeune fille en fleurs » à
lʼombre de laquelle je
passe de si bonnes heures à Balbec10. Puis
quand je la
soupçonne sur des riens, et pour
des riens aussi lui rends ma confiance – « car
cʼest
3
le propre de lʼamour de nous rendre à la fois
plus défiant et plus crédule11 ». — Jʼaurais dû en
rester là. « La sagesse eût été de
considérer avec curiosité,
«de posséder avec délices cette petite parcelle de bonheur
«à défaut de laquelle je serais mort sans avoir
« jamais soupçonné ce que le bonheur peut être pour des
« cœurs moins difficiles ou plus favorisés. Jʼaurais du
« partir, mʼenfermer dans la solitude, y rester en
« harmonie avec la voix que jʼavais su rendre un instant
« amoureuse et à qui je nʼaurais dû plus rien demander
« que de ne plus sʼadresser à moi, de peur que par
« une parole nouvelle qui ne pouvait plus être que
« différente, elle vint blesser dʼune dissonance le silen-
«ce sensitif où, comme grâce à quelque pédale,
« aurait pu survivre la tonalité du bonheur12. » Du
reste peu à peu je me
fatigue dʼelle, le projet de lʼ
épouser ne me plaît plus ; quand, un soir, au
retour dʼun de ces dîners chez « les
Verdurin à la
campagne » où vous connaîtrez enfin la personnalité
véritable de M. de Charlus13, elle me dit en
me disant bonsoir que lʼamie dʼenfance dont elle
mʼa souvent parlé, et avec qui elle entretient
encore de si affectueuses
relations, cʼest
Mlle Vinteuil.
» Vous verrez la terrible nuit que
je passe alors, à la fin de
laquelle je viens en pleurant
4
demander à ma mère la permission de
me fiancer à Al-
bertine14. Puis vous verrez notre vie commune pendant
ces
longues fiançailles, lʼesclavage auquel ma jalousie
la réduit, et qui,
réussissant à calmer ma jalousie,
fait évanouir, du moins je le crois, mon désir
de
lʼépouser15. Mais un
jour si beau que pensant à toutes
les femmes qui passent, à tous les voyages que
je
pourrais faire, je veux demander à Albertine de nous
quitter, Françoise en entrant chez moi me remet
une lettre de ma fiancée
qui sʼest décidée à
rompre avec moi et est partie depuis le matin.
Cʼétait
ce que je croyais désirer ! et je souffrais tant que
jʼétais obligé de me
promettre à moi-même quʼon trouverait
dʼici le soir un moyen de la faire
revenir16. « Jʼavais
« cru tout à lʼheure que cʼétait ce que je désirais. En voyant
« combien je mʼétais trompé, je compris combien la souffran-
«ce est va plus loin en psychologie que le meilleur psycho-
«logue, et que la connaissance des éléments composants
« de notre âme, nous est donnée non par les plus
fines perceptions de notre intelligence
« mais – dure, éclatante, étrange comme un sel soudain
« cristallisé – par la brusque réaction de la douleur17.
»
Les jours suivants je peux à peine faire quelques pas dans
ma chambre, «
je tâchais de ne pas frôler les chaises, de
ne pas apercevoir le piano, ni aucun des objets dont elle
avait usé et qui tous, dans
le langage particulier que leur
avaient fait mes souvenirs, semblaient vouloir
me
traduire à nouveau son départ. Je tombai dans un fauteuil, je
nʼy pus
rester, cʼest que je ne mʼy étais encore assis que
quand elle était
encore là ; et ainsi il y à chaque instant
il y avait quelquʼun des
innombrables et humbles moi qui nous
5
composent, à qui il fallait notifier son départ, à qui il
fallait faire
écouter ces mots inconnus pour eux
lui : « Albertine est
partie18. » Et ainsi pour chaque acte, si
minime quʼil fut,
qui auparavant baignait dans lʼatmosphère de sa présence,
il me
fallait, à nouveaux frais, avec la même douleur,
recommencer lʼapprentissage de
la séparation. Puis
la concurrence des autres formes de la vie.... Dès que je
mʼen aperçus je sentis une terreur panique. Ce calme que je
venais de goûter, cʼétait la première apparition de
cette grande force intermittente
qui allait lutter contre la douleur, contre
lʼamour et finirait
par en avoir raison19. » Il
sʼagit de lʼoubli mais la page
est déjà à demi couverte et je suis obligé de
passer tout cela
si je veux vous dire la fin. Albertine ne revient pas, jʼen
arrive à souhaiter
sa mort pour quʼelle ne soit pas à dʼ
autres. « Comment Swann avait-il pu croire jadis que
si Odette périssait victime dʼun accident, il eut
retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la
suppression de la
souffrance. La suppression de la
souffrance ! Ai-je vraiment pu le croire,
croire que
la mort ne fait que biffer ce qui existe20. » Jʼapprends la
mort dʼAlbertine. — . Pour que la
mort dʼAlbertine
eut
pu supprimer mes souffrances, il eut fallu que le choc lʼeut
tuée non seulement hors de moi comme il avait fait, mais en moi.
Jamais
elle nʼy avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un
être est obligé de
prendre la forme, de se plier au cadre du Temps ;
ne nous apparaissant que par
minutes successives, il nʼa
jamais pu nous livrer de lui quʼun seul aspect à la
fois,
nous débiter de lui quʼune seule photographie. Grande faiblesse sans
doute pour un être de ne consister quʼen une collection de moments ;
grande
force aussi : car il relève de la mémoire et la mémoire dʼun
T.S.V.P.
6
certain moment nʼest pas instruite de ce qui sʼest passé
depuis ; le moment
quʼelle a enregistré dure encore et avec
lui vit lʼêtre qui sʼy profilait.
Émiettement dʼailleurs
qui ne fait pas seulement vivre la morte mais la multi-
plie. Quand jʼétais arrivé à supporter le chagrin dʼ
avoir
perdu une de ces Albertine, tout
était à recom-
mencer avec une autre, avec cent autres. Alors ce qui
avait fait jusque là la douceur de ma vie, la perpétuelle
renaissance des moments anciens,
en devint le supplice21.
(Diverses heures, saisons,) Jʼattends que lʼété finisse, puis lʼ
automne. Mais les premières
gelées me rappellent dʼautres souvenirs
si cruels, quʼalors, comme un malade
(qui se place lui au pt
de
vue de son corps, de sa poitrine et de sa toux, mais moi
moralement) je sentis ce que jʼavais encore le plus à redouter pour
mon
chagrin, pour mon cœur, cʼétait le retour de lʼ
hiver. Lié à toutes les saisons,
pour que je perdisse le
souvenir dʼAlbertine, il aurait fallu que je les oubliasse
toutes, quitte à
les réapprendre comme un hémiplégique qui
rapprend à lire. Seule une véritable
mort de moi-même mʼeut
consolé de la sienne. Mais la mort de soi-même nʼest pas
chose si
extraordinaire, elle se consomme malgré nous
chaque jour22. — . Puisque rien quʼen pensant à elle, je
la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais être celles
dʼune morte
; lʼinstant où elle les avait
comm
ettait
ises
, devenait lʼ
instant actuel non pas seulement pour elle mais pour celui
de mes « moi » évoqués, qui la contemplais. De sorte quʼaucun
anachronisme
ne pourrait jamais séparer le couple
7
indissoluble où à chaque nouvelle coupable,
sʼappariait aussitôt un jaloux
toujours
contemporain23. Après
tout, il nʼest pas plus
absurde de regretter quʼune morte ignore quʼelle
nʼa pas réussi à nous tromper, que de désirer que
dans 200 ans notre nom soit connu. Ce que
nous sentons existe seul pour nous,
nous le projetons
dans le passé, dans lʼavenir, sans nous laisser
arrêter
par les barrières fictives de la mort24. — . Et quand mes grands souvenirs ne me l
e
a
rappelèrent
plus, de petites choses insignifiantes eurent ce pouvoir.
Car les souvenirs dʼamour ne font pas exception aux lois
générales de la
mémoire elle-même régie par lʼHabitude
laquelle affaiblit tout. Et ainsi ce qui
nous rappelle le
mieux un être, cʼest justement ce que nous avions oublié
parce que cʼétait sans importance25. — . Je commençai à subir
peu à peu la
force de lʼoubli, ce puissant instrument dʼ
adaptation à la réalité, destructeur
en nous de ce passé
survivant qui est en constante contradiction avec elle.
Non pas que je nʼaimasse plus Albertine. Mais déjà je ne lʼaimais
plus comme dans les derniers
temps mais comme en des jours plus
anciens de notre amour. Avant de lʼoublier
tout à fait, il me fau-
drait, comme un voyageur qui revient par la
même route, au point
dʼoù il est parti, avant dʼatteindre à lʼindifférence
initiale
traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels jʼ
avais passés. Mais ces étapes ne nous semblent pas immobiles. Tandis que
lʼon est
arrêté à lʼune dʼelles, on a lʼillusion que le train repart
dans le sens du lieu
dʼoù lʼon vient comme on avait fait la 1re
fois.
Telle est la cruauté du souvenir26
— .
Albertine nʼaurait rien pu me reprocher
On ne peut être fidèle quʼà ce dont on se souvient, on ne peut se
8
souvenir que de ce quʼon a connu. Mon moi nouveau
tandis quʼil grandissait à
lʼombre de lʼancien qui
mourait avait souvent entendu celui-ci parler
dʼAlbertine. A travers les récits du moribond, il
croyait la connaître, lʼaimer. Mais
ce nʼétait quʼune
tendresse de seconde main27. — Comme certains bonheurs,
il y a des malheurs qui nous arrivent
trop tard, quand ils ne
peuvent plus prendre en nous la grandeur que plus tôt
ils auraient
eu28. Quand
jʼappris cela jʼétais déjà consolé. Et il nʼy avait pas lieu
dʼen être étonné.
Le regret est bien un mal physique, mais entre
les maux physiques, il faut
distinguer ceux qui nʼagissent sur le
corps que par lʼintermédiaire de la
mémoire. Dans le dernier cas le
pronostic est généralement favorable. Au bout de
quelque temps un malade
atteint de cancer sera mort. Il est bien rare quʼun veuf
inconsolable au bout
du même temps ne soit pas guéri29. — .
Hélas Madame le papier me manque au
moment où ça allait devenir pas trop
mal !
Votre Marcel Proust
1
À Madame Scheikévitch
Madame, vous voulez savoir ce que Mme Swann est devenue en vieillissant. Cʼest assez difficile à vous résumer. Je peux vous dire quʼelle est devenue plus belle : « Cela tenait surtout à ce quʼarrivée au milieu de la vie, Odette sʼétait enfin découvert, ou inventé, une physionomie personnelle, un « caractère » immuable, un « genre » de beauté ; et sur ses traits décousus – qui pendant si longtemps, livrés aux caprices hasardeux et impuissants de la chair, prenant, à la moindre fatigue, des années pour un instant, une sorte de vieillesse passagère, lui avaient composé tant bien que mal, selon son humeur et selon sa mine, un visage épars, journalier, informe et charmant – elle avait appliqué ce type fixe comme une « jeunesse immortelle2 ». Vous verrez sa société se renouveler3 ; pourtant (sans en savoir la raison quʼà la fin) vous y retrouverez toujours Mme Cottard4 qui échangera
avec Mme Swann des propos comme ceux-ci : « Vous me semblez bien belle dit Odette à Mme Cottard. Redfern fecit5 ? » « Non vous savez que je suis une fidèle de Raudnitz 6. Du reste cʼest un retapage. » « Hé bien, cela a un chic ! » « Combien croyez-vous ? » « Non, changez le premier chiffre7 » « Oh ! cʼest très mal vous donnez le signal du départ, je vois que je nʼai pas de succès avec mon thé. Prenez donc encore un peu de ces petites saletés-là, cʼest très bon8 ».
Mais jʼaimerais mieux vous présenter les personnages que vous ne connaissez pas encore, celui surtout qui joue le plus grand rôle et amène la péripétie9, Albertine. Vous la verrez quand elle nʼest encore quʼune « jeune fille en fleurs » à lʼombre de laquelle je passe de si bonnes heures à Balbec10. Puis quand je la soupçonne sur des riens, et pour des riens aussi lui rends ma confiance – « car cʼest
le propre de lʼamour de nous rendre à la fois plus défiant et plus crédule11 ». — Jʼaurais dû en rester là. « La sagesse eût été de considérer avec curiosité, de posséder avec délices cette petite parcelle de bonheur à défaut de laquelle je serais mort sans avoir jamais soupçonné ce que le bonheur peut être pour des cœurs moins difficiles ou plus favorisés. Jʼaurais dû partir, mʼenfermer dans la solitude, y rester en harmonie avec la voix que jʼavais su rendre un instant amoureuse et à qui je nʼaurais dû plus rien demander que de ne plus sʼadresser à moi, de peur que par une parole nouvelle qui ne pouvait plus être que différente, elle vînt blesser dʼune dissonance le silence sensitif où, comme grâce à quelque pédale, aurait pu survivre la tonalité du bonheur12. » Du reste peu à peu je me fatigue dʼelle, le projet de lʼ épouser ne me plaît plus ; quand, un soir, au retour dʼun de ces dîners chez « les Verdurin à la campagne » où vous connaîtrez enfin la personnalité véritable de M. de Charlus13, elle me dit en me disant bonsoir que lʼamie dʼenfance dont elle mʼa souvent parlé, et avec qui elle entretient encore de si affectueuses relations, cʼest Mlle Vinteuil. Vous verrez la terrible nuit que je passe alors, à la fin de laquelle je viens en pleurant
demander à ma mère la permission de me fiancer à Albertine14. Puis vous verrez notre vie commune pendant ces longues fiançailles, lʼesclavage auquel ma jalousie la réduit, et qui, réussissant à calmer ma jalousie, fait évanouir, du moins je le crois, mon désir de lʼépouser15. Mais un jour si beau que pensant à toutes les femmes qui passent, à tous les voyages que je pourrais faire, je veux demander à Albertine de nous quitter, Françoise en entrant chez moi me remet une lettre de ma fiancée qui sʼest décidée à rompre avec moi et est partie depuis le matin. Cʼétait ce que je croyais désirer ! et je souffrais tant que jʼétais obligé de me promettre à moi-même quʼon trouverait dʼici le soir un moyen de la faire revenir16. « Jʼavais cru tout à lʼheure que cʼétait ce que je désirais. En voyant combien je mʼétais trompé, je compris combien la souffrance va plus loin en psychologie que le meilleur psychologue, et que la connaissance des éléments composants de notre âme, nous est donnée non par les plus fines perceptions de notre intelligence mais – dure, éclatante, étrange comme un sel soudain cristallisé – par la brusque réaction de la douleur17. » Les jours suivants je peux à peine faire quelques pas dans ma chambre, « je tâchais de ne pas frôler les chaises, de ne pas apercevoir le piano, ni aucun des objets dont elle avait usé et qui tous, dans le langage particulier que leur avaient fait mes souvenirs, semblaient vouloir me traduire à nouveau son départ. Je tombai dans un fauteuil, je nʼy pus rester, cʼest que je ne mʼy étais assis que quand elle était encore là ; et ainsi à chaque instant il y avait quelquʼun des innombrables et humbles moi qui nous
composent, à qui il fallait notifier son départ, à qui il fallait faire écouter ces mots inconnus pour lui : « Albertine est partie18. » Et ainsi pour chaque acte, si minime quʼil fût, qui auparavant baignait dans lʼatmosphère de sa présence, il me fallait, à nouveaux frais, avec la même douleur, recommencer lʼapprentissage de la séparation. Puis la concurrence des autres formes de la vie... Dès que je mʼen aperçus je sentis une terreur panique. Ce calme que je venais de goûter, cʼétait la première apparition de cette grande force intermittente qui allait lutter contre la douleur, contre lʼamour et finirait par en avoir raison19. » Il sʼagit de lʼoubli mais la page est déjà à demi couverte et je suis obligé de passer tout cela si je veux vous dire la fin. Albertine ne revient pas, jʼen arrive à souhaiter sa mort pour quʼelle ne soit pas à dʼ autres. « Comment Swann avait-il pu croire jadis que si Odette périssait victime dʼun accident, il eût retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la suppression de la souffrance. La suppression de la souffrance ! Ai-je vraiment pu le croire, croire que la mort ne fait que biffer ce qui existe20. » Jʼapprends la mort dʼAlbertine.
Pour que la mort dʼAlbertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc lʼeût tuée non seulement hors de moi comme il avait fait, mais en moi. Jamais elle nʼy avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être est obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du Temps ; ne nous apparaissant que par minutes successives, il nʼa jamais pu nous livrer de lui quʼun seul aspect à la fois, nous débiter de lui quʼune seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être de ne consister quʼen une collection de moments ; grande force aussi : car il relève de la mémoire et la mémoire dʼun
T.S.V.P.
certain moment nʼest pas instruite de ce qui sʼest passé depuis ; le moment quʼelle a enregistré dure encore et avec lui vit lʼêtre qui sʼy profilait. Émiettement dʼailleurs qui ne fait pas seulement vivre la morte mais la multiplie. Quand jʼétais arrivé à supporter le chagrin dʼ avoir perdu une de ces Albertine, tout était à recommencer avec une autre, avec cent autres. Alors ce qui avait fait jusque-là la douceur de ma vie, la perpétuelle renaissance des moments anciens, en devint le supplice21. (Diverses heures, saisons.) Jʼattends que lʼété finisse, puis lʼ automne. Mais les premières gelées me rappellent dʼautres souvenirs si cruels, quʼalors, comme un malade (qui se place lui au point de vue de son corps, de sa poitrine et de sa toux, mais moi moralement) je sentis ce que jʼavais encore le plus à redouter pour mon chagrin, pour mon cœur, cʼétait le retour de lʼ hiver. Lié à toutes les saisons, pour que je perdisse le souvenir dʼAlbertine, il aurait fallu que je les oubliasse toutes, quitte à les réapprendre comme un hémiplégique qui rapprend à lire. Seule une véritable mort de moi-même mʼeût consolé de la sienne. Mais la mort de soi-même nʼest pas chose si extraordinaire, elle se consomme malgré nous chaque jour22.
Puisque rien quʼen pensant à elle, je la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais être celles dʼune morte ; lʼinstant où elle les avait commises, devenait lʼ instant actuel non pas seulement pour elle mais pour celui de mes « moi » évoqués, qui la contemplais. De sorte quʼaucun anachronisme ne pourrait jamais séparer le couple
indissoluble où à chaque nouvelle coupable, sʼappariait aussitôt un jaloux toujours contemporain23. Après tout, il nʼest pas plus absurde de regretter quʼune morte ignore quʼelle nʼa pas réussi à nous tromper, que de désirer que dans deux cents ans notre nom soit connu. Ce que nous sentons existe seul pour nous, nous le projetons dans le passé, dans lʼavenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de la mort24.
Et quand mes grands souvenirs ne me la rappelèrent plus, de petites choses insignifiantes eurent ce pouvoir. Car les souvenirs dʼamour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire elle-même régie par lʼHabitude laquelle affaiblit tout. Et ainsi ce qui nous rappelle le mieux un être, cʼest justement ce que nous avions oublié parce que cʼétait sans importance25.
Je commençai à subir peu à peu la force de lʼoubli, ce puissant instrument dʼ adaptation à la réalité, destructeur en nous de ce passé survivant qui est en constante contradiction avec elle. Non pas que je nʼaimasse plus Albertine. Mais déjà je ne lʼaimais plus comme dans les derniers temps mais comme en des jours plus anciens de notre amour. Avant de lʼoublier tout à fait, il me faudrait, comme un voyageur qui revient par la même route, au point dʼoù il est parti, avant dʼatteindre à lʼindifférence initiale traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels jʼ avais passé. Mais ces étapes ne nous semblent pas immobiles. Tandis que lʼon est arrêté à lʼune dʼelles, on a lʼillusion que le train repart dans le sens du lieu dʼoù lʼon vient comme on avait fait la première fois. Telle est la cruauté du souvenir26 .
Albertine nʼaurait rien pu me reprocher. On ne peut être fidèle quʼà ce dont on se souvient, on ne peut se
souvenir que de ce quʼon a connu. Mon moi nouveau tandis quʼil grandissait à lʼombre de lʼancien qui mourait avait souvent entendu celui-ci parler dʼAlbertine. À travers les récits du moribond, il croyait la connaître, lʼaimer. Mais ce nʼétait quʼune tendresse de seconde main27.
Comme certains bonheurs, il y a des malheurs qui nous arrivent trop tard, quand ils ne peuvent plus prendre en nous la grandeur que plus tôt ils auraient eue28. Quand jʼappris cela jʼétais déjà consolé. Et il nʼy avait pas lieu dʼen être étonné. Le regret est bien un mal physique, mais entre les maux physiques, il faut distinguer ceux qui nʼagissent sur le corps que par lʼintermédiaire de la mémoire. Dans le dernier cas le pronostic est généralement favorable. Au bout de quelque temps un malade atteint de cancer sera mort. Il est bien rare quʼun veuf inconsolable au bout du même temps ne soit pas guéri29.
Hélas Madame le papier me manque au moment où ça allait devenir pas trop mal !
Votre Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
1
1
A Madame Scheikevitch
Madame, vous voulez savoir ce que
Me
Swann est devenue en vieillissant.
Cʼest assez difficile
à vous résumer. Je peux
vous dire quʼelle est devenue plus belle :
« Cela
tenait surtout à ce quʼarrivée au
«milieu de la vie, Odette
sʼétait enfin découvert,
«ou inventé, une physionomie personnelle, un «
«caractère »
xx
im
muable, un « genre » de beauté ; et sur
«ses traits décousus – qui pendant si longtemps,
«livrés aux caprices hasardeux et impuissants de
«la chair, prenant, à la moindre fatigue, des an-
«nées pour un instant, une sorte de vieillesse
«passagère, lui avaient composé tant bien que
«mal, selon son humeur et selon sa mine, un
«visage épars, journalier, informe et charmant
«– elle
elle avait appliqué ce type fixe comme une
« jeunesse
immortelle2 ».
Vous verrez sa société se renouveler3 ; pourtant
(sans
en savoir la raison quʼà la fin) vous y
retrouverez toujours
Me
Cottard4 qui
échangera
2
avec
Me
Swann des propos comme ceux-ci :
« Vous me semblez bien
belle dit Odette à
Me
Cottard. Redfern
fecit5 ? »
« Non vous
savez que je suis une fidèle de
Rautnitz
6.
» Du reste cʼest un retapage. »
« Hé bien, cela a un chic ! »
« Combien croyez vous ? » « Non, changez le
premier chiffre7 » « Oh !
cʼest très mal vous
donnez le signal du départ, je vois que je nʼai
pas de
succès avec mon thé. » Prenez donc encore un
peu de ces petites saletés là, cʼest très bon8 ».
— . Mais
jʼaimerais mieux vous présenter les
personnages que vous ne connaissez pas
encore, celui surtout qui joue le plus
grand rôle et amène la
péripétie9,
Alber-
tine.
Vous la verrez quand elle nʼest encore quʼune
« jeune fille en fleurs » à
lʼombre de laquelle je
passe de si bonnes heures à Balbec10. Puis
quand je la
soupçonne sur des riens, et pour
des riens aussi lui rends ma confiance – « car
cʼest
3
le propre de lʼamour de nous rendre à la fois
plus défiant et plus crédule11 ». — Jʼaurais dû en
rester là. « La sagesse eût été de
considérer avec curiosité,
«de posséder avec délices cette petite parcelle de bonheur
«à défaut de laquelle je serais mort sans avoir
« jamais soupçonné ce que le bonheur peut être pour des
« cœurs moins difficiles ou plus favorisés. Jʼaurais du
« partir, mʼenfermer dans la solitude, y rester en
« harmonie avec la voix que jʼavais su rendre un instant
« amoureuse et à qui je nʼaurais dû plus rien demander
« que de ne plus sʼadresser à moi, de peur que par
« une parole nouvelle qui ne pouvait plus être que
« différente, elle vint blesser dʼune dissonance le silen-
«ce sensitif où, comme grâce à quelque pédale,
« aurait pu survivre la tonalité du bonheur12. » Du
reste peu à peu je me
fatigue dʼelle, le projet de lʼ
épouser ne me plaît plus ; quand, un soir, au
retour dʼun de ces dîners chez « les
Verdurin à la
campagne » où vous connaîtrez enfin la personnalité
véritable de M. de Charlus13, elle me dit en
me disant bonsoir que lʼamie dʼenfance dont elle
mʼa souvent parlé, et avec qui elle entretient
encore de si affectueuses
relations, cʼest
Mlle Vinteuil.
» Vous verrez la terrible nuit que
je passe alors, à la fin de
laquelle je viens en pleurant
4
demander à ma mère la permission de
me fiancer à Al-
bertine14. Puis vous verrez notre vie commune pendant
ces
longues fiançailles, lʼesclavage auquel ma jalousie
la réduit, et qui,
réussissant à calmer ma jalousie,
fait évanouir, du moins je le crois, mon désir
de
lʼépouser15. Mais un
jour si beau que pensant à toutes
les femmes qui passent, à tous les voyages que
je
pourrais faire, je veux demander à Albertine de nous
quitter, Françoise en entrant chez moi me remet
une lettre de ma fiancée
qui sʼest décidée à
rompre avec moi et est partie depuis le matin.
Cʼétait
ce que je croyais désirer ! et je souffrais tant que
jʼétais obligé de me
promettre à moi-même quʼon trouverait
dʼici le soir un moyen de la faire
revenir16. « Jʼavais
« cru tout à lʼheure que cʼétait ce que je désirais. En voyant
« combien je mʼétais trompé, je compris combien la souffran-
«ce est va plus loin en psychologie que le meilleur psycho-
«logue, et que la connaissance des éléments composants
« de notre âme, nous est donnée non par les plus
fines perceptions de notre intelligence
« mais – dure, éclatante, étrange comme un sel soudain
« cristallisé – par la brusque réaction de la douleur17.
»
Les jours suivants je peux à peine faire quelques pas dans
ma chambre, «
je tâchais de ne pas frôler les chaises, de
ne pas apercevoir le piano, ni aucun des objets dont elle
avait usé et qui tous, dans
le langage particulier que leur
avaient fait mes souvenirs, semblaient vouloir
me
traduire à nouveau son départ. Je tombai dans un fauteuil, je
nʼy pus
rester, cʼest que je ne mʼy étais encore assis que
quand elle était
encore là ; et ainsi il y à chaque instant
il y avait quelquʼun des
innombrables et humbles moi qui nous
5
composent, à qui il fallait notifier son départ, à qui il
fallait faire
écouter ces mots inconnus pour eux
lui : « Albertine est
partie18. » Et ainsi pour chaque acte, si
minime quʼil fut,
qui auparavant baignait dans lʼatmosphère de sa présence,
il me
fallait, à nouveaux frais, avec la même douleur,
recommencer lʼapprentissage de
la séparation. Puis
la concurrence des autres formes de la vie.... Dès que je
mʼen aperçus je sentis une terreur panique. Ce calme que je
venais de goûter, cʼétait la première apparition de
cette grande force intermittente
qui allait lutter contre la douleur, contre
lʼamour et finirait
par en avoir raison19. » Il
sʼagit de lʼoubli mais la page
est déjà à demi couverte et je suis obligé de
passer tout cela
si je veux vous dire la fin. Albertine ne revient pas, jʼen
arrive à souhaiter
sa mort pour quʼelle ne soit pas à dʼ
autres. « Comment Swann avait-il pu croire jadis que
si Odette périssait victime dʼun accident, il eut
retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la
suppression de la
souffrance. La suppression de la
souffrance ! Ai-je vraiment pu le croire,
croire que
la mort ne fait que biffer ce qui existe20. » Jʼapprends la
mort dʼAlbertine. — . Pour que la
mort dʼAlbertine
eut
pu supprimer mes souffrances, il eut fallu que le choc lʼeut
tuée non seulement hors de moi comme il avait fait, mais en moi.
Jamais
elle nʼy avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un
être est obligé de
prendre la forme, de se plier au cadre du Temps ;
ne nous apparaissant que par
minutes successives, il nʼa
jamais pu nous livrer de lui quʼun seul aspect à la
fois,
nous débiter de lui quʼune seule photographie. Grande faiblesse sans
doute pour un être de ne consister quʼen une collection de moments ;
grande
force aussi : car il relève de la mémoire et la mémoire dʼun
T.S.V.P.
6
certain moment nʼest pas instruite de ce qui sʼest passé
depuis ; le moment
quʼelle a enregistré dure encore et avec
lui vit lʼêtre qui sʼy profilait.
Émiettement dʼailleurs
qui ne fait pas seulement vivre la morte mais la multi-
plie. Quand jʼétais arrivé à supporter le chagrin dʼ
avoir
perdu une de ces Albertine, tout
était à recom-
mencer avec une autre, avec cent autres. Alors ce qui
avait fait jusque là la douceur de ma vie, la perpétuelle
renaissance des moments anciens,
en devint le supplice21.
(Diverses heures, saisons,) Jʼattends que lʼété finisse, puis lʼ
automne. Mais les premières
gelées me rappellent dʼautres souvenirs
si cruels, quʼalors, comme un malade
(qui se place lui au pt
de
vue de son corps, de sa poitrine et de sa toux, mais moi
moralement) je sentis ce que jʼavais encore le plus à redouter pour
mon
chagrin, pour mon cœur, cʼétait le retour de lʼ
hiver. Lié à toutes les saisons,
pour que je perdisse le
souvenir dʼAlbertine, il aurait fallu que je les oubliasse
toutes, quitte à
les réapprendre comme un hémiplégique qui
rapprend à lire. Seule une véritable
mort de moi-même mʼeut
consolé de la sienne. Mais la mort de soi-même nʼest pas
chose si
extraordinaire, elle se consomme malgré nous
chaque jour22. — . Puisque rien quʼen pensant à elle, je
la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais être celles
dʼune morte
; lʼinstant où elle les avait
comm
ettait
ises
, devenait lʼ
instant actuel non pas seulement pour elle mais pour celui
de mes « moi » évoqués, qui la contemplais. De sorte quʼaucun
anachronisme
ne pourrait jamais séparer le couple
7
indissoluble où à chaque nouvelle coupable,
sʼappariait aussitôt un jaloux
toujours
contemporain23. Après
tout, il nʼest pas plus
absurde de regretter quʼune morte ignore quʼelle
nʼa pas réussi à nous tromper, que de désirer que
dans 200 ans notre nom soit connu. Ce que
nous sentons existe seul pour nous,
nous le projetons
dans le passé, dans lʼavenir, sans nous laisser
arrêter
par les barrières fictives de la mort24. — . Et quand mes grands souvenirs ne me l
e
a
rappelèrent
plus, de petites choses insignifiantes eurent ce pouvoir.
Car les souvenirs dʼamour ne font pas exception aux lois
générales de la
mémoire elle-même régie par lʼHabitude
laquelle affaiblit tout. Et ainsi ce qui
nous rappelle le
mieux un être, cʼest justement ce que nous avions oublié
parce que cʼétait sans importance25. — . Je commençai à subir
peu à peu la
force de lʼoubli, ce puissant instrument dʼ
adaptation à la réalité, destructeur
en nous de ce passé
survivant qui est en constante contradiction avec elle.
Non pas que je nʼaimasse plus Albertine. Mais déjà je ne lʼaimais
plus comme dans les derniers
temps mais comme en des jours plus
anciens de notre amour. Avant de lʼoublier
tout à fait, il me fau-
drait, comme un voyageur qui revient par la
même route, au point
dʼoù il est parti, avant dʼatteindre à lʼindifférence
initiale
traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels jʼ
avais passés. Mais ces étapes ne nous semblent pas immobiles. Tandis que
lʼon est
arrêté à lʼune dʼelles, on a lʼillusion que le train repart
dans le sens du lieu
dʼoù lʼon vient comme on avait fait la 1re
fois.
Telle est la cruauté du souvenir26
— .
Albertine nʼaurait rien pu me reprocher
On ne peut être fidèle quʼà ce dont on se souvient, on ne peut se
8
souvenir que de ce quʼon a connu. Mon moi nouveau
tandis quʼil grandissait à
lʼombre de lʼancien qui
mourait avait souvent entendu celui-ci parler
dʼAlbertine. A travers les récits du moribond, il
croyait la connaître, lʼaimer. Mais
ce nʼétait quʼune
tendresse de seconde main27. — Comme certains bonheurs,
il y a des malheurs qui nous arrivent
trop tard, quand ils ne
peuvent plus prendre en nous la grandeur que plus tôt
ils auraient
eu28. Quand
jʼappris cela jʼétais déjà consolé. Et il nʼy avait pas lieu
dʼen être étonné.
Le regret est bien un mal physique, mais entre
les maux physiques, il faut
distinguer ceux qui nʼagissent sur le
corps que par lʼintermédiaire de la
mémoire. Dans le dernier cas le
pronostic est généralement favorable. Au bout de
quelque temps un malade
atteint de cancer sera mort. Il est bien rare quʼun veuf
inconsolable au bout
du même temps ne soit pas guéri29. — .
Hélas Madame le papier me manque au
moment où ça allait devenir pas trop
mal !
Votre Marcel Proust
1
À Madame Scheikévitch
Madame, vous voulez savoir ce que Mme Swann est devenue en vieillissant. Cʼest assez difficile à vous résumer. Je peux vous dire quʼelle est devenue plus belle : « Cela tenait surtout à ce quʼarrivée au milieu de la vie, Odette sʼétait enfin découvert, ou inventé, une physionomie personnelle, un « caractère » immuable, un « genre » de beauté ; et sur ses traits décousus – qui pendant si longtemps, livrés aux caprices hasardeux et impuissants de la chair, prenant, à la moindre fatigue, des années pour un instant, une sorte de vieillesse passagère, lui avaient composé tant bien que mal, selon son humeur et selon sa mine, un visage épars, journalier, informe et charmant – elle avait appliqué ce type fixe comme une « jeunesse immortelle2 ». Vous verrez sa société se renouveler3 ; pourtant (sans en savoir la raison quʼà la fin) vous y retrouverez toujours Mme Cottard4 qui échangera
avec Mme Swann des propos comme ceux-ci : « Vous me semblez bien belle dit Odette à Mme Cottard. Redfern fecit5 ? » « Non vous savez que je suis une fidèle de Raudnitz 6. Du reste cʼest un retapage. » « Hé bien, cela a un chic ! » « Combien croyez-vous ? » « Non, changez le premier chiffre7 » « Oh ! cʼest très mal vous donnez le signal du départ, je vois que je nʼai pas de succès avec mon thé. Prenez donc encore un peu de ces petites saletés-là, cʼest très bon8 ».
Mais jʼaimerais mieux vous présenter les personnages que vous ne connaissez pas encore, celui surtout qui joue le plus grand rôle et amène la péripétie9, Albertine. Vous la verrez quand elle nʼest encore quʼune « jeune fille en fleurs » à lʼombre de laquelle je passe de si bonnes heures à Balbec10. Puis quand je la soupçonne sur des riens, et pour des riens aussi lui rends ma confiance – « car cʼest
le propre de lʼamour de nous rendre à la fois plus défiant et plus crédule11 ». — Jʼaurais dû en rester là. « La sagesse eût été de considérer avec curiosité, de posséder avec délices cette petite parcelle de bonheur à défaut de laquelle je serais mort sans avoir jamais soupçonné ce que le bonheur peut être pour des cœurs moins difficiles ou plus favorisés. Jʼaurais dû partir, mʼenfermer dans la solitude, y rester en harmonie avec la voix que jʼavais su rendre un instant amoureuse et à qui je nʼaurais dû plus rien demander que de ne plus sʼadresser à moi, de peur que par une parole nouvelle qui ne pouvait plus être que différente, elle vînt blesser dʼune dissonance le silence sensitif où, comme grâce à quelque pédale, aurait pu survivre la tonalité du bonheur12. » Du reste peu à peu je me fatigue dʼelle, le projet de lʼ épouser ne me plaît plus ; quand, un soir, au retour dʼun de ces dîners chez « les Verdurin à la campagne » où vous connaîtrez enfin la personnalité véritable de M. de Charlus13, elle me dit en me disant bonsoir que lʼamie dʼenfance dont elle mʼa souvent parlé, et avec qui elle entretient encore de si affectueuses relations, cʼest Mlle Vinteuil. Vous verrez la terrible nuit que je passe alors, à la fin de laquelle je viens en pleurant
demander à ma mère la permission de me fiancer à Albertine14. Puis vous verrez notre vie commune pendant ces longues fiançailles, lʼesclavage auquel ma jalousie la réduit, et qui, réussissant à calmer ma jalousie, fait évanouir, du moins je le crois, mon désir de lʼépouser15. Mais un jour si beau que pensant à toutes les femmes qui passent, à tous les voyages que je pourrais faire, je veux demander à Albertine de nous quitter, Françoise en entrant chez moi me remet une lettre de ma fiancée qui sʼest décidée à rompre avec moi et est partie depuis le matin. Cʼétait ce que je croyais désirer ! et je souffrais tant que jʼétais obligé de me promettre à moi-même quʼon trouverait dʼici le soir un moyen de la faire revenir16. « Jʼavais cru tout à lʼheure que cʼétait ce que je désirais. En voyant combien je mʼétais trompé, je compris combien la souffrance va plus loin en psychologie que le meilleur psychologue, et que la connaissance des éléments composants de notre âme, nous est donnée non par les plus fines perceptions de notre intelligence mais – dure, éclatante, étrange comme un sel soudain cristallisé – par la brusque réaction de la douleur17. » Les jours suivants je peux à peine faire quelques pas dans ma chambre, « je tâchais de ne pas frôler les chaises, de ne pas apercevoir le piano, ni aucun des objets dont elle avait usé et qui tous, dans le langage particulier que leur avaient fait mes souvenirs, semblaient vouloir me traduire à nouveau son départ. Je tombai dans un fauteuil, je nʼy pus rester, cʼest que je ne mʼy étais assis que quand elle était encore là ; et ainsi à chaque instant il y avait quelquʼun des innombrables et humbles moi qui nous
composent, à qui il fallait notifier son départ, à qui il fallait faire écouter ces mots inconnus pour lui : « Albertine est partie18. » Et ainsi pour chaque acte, si minime quʼil fût, qui auparavant baignait dans lʼatmosphère de sa présence, il me fallait, à nouveaux frais, avec la même douleur, recommencer lʼapprentissage de la séparation. Puis la concurrence des autres formes de la vie... Dès que je mʼen aperçus je sentis une terreur panique. Ce calme que je venais de goûter, cʼétait la première apparition de cette grande force intermittente qui allait lutter contre la douleur, contre lʼamour et finirait par en avoir raison19. » Il sʼagit de lʼoubli mais la page est déjà à demi couverte et je suis obligé de passer tout cela si je veux vous dire la fin. Albertine ne revient pas, jʼen arrive à souhaiter sa mort pour quʼelle ne soit pas à dʼ autres. « Comment Swann avait-il pu croire jadis que si Odette périssait victime dʼun accident, il eût retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la suppression de la souffrance. La suppression de la souffrance ! Ai-je vraiment pu le croire, croire que la mort ne fait que biffer ce qui existe20. » Jʼapprends la mort dʼAlbertine.
Pour que la mort dʼAlbertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc lʼeût tuée non seulement hors de moi comme il avait fait, mais en moi. Jamais elle nʼy avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être est obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du Temps ; ne nous apparaissant que par minutes successives, il nʼa jamais pu nous livrer de lui quʼun seul aspect à la fois, nous débiter de lui quʼune seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être de ne consister quʼen une collection de moments ; grande force aussi : car il relève de la mémoire et la mémoire dʼun
T.S.V.P.
certain moment nʼest pas instruite de ce qui sʼest passé depuis ; le moment quʼelle a enregistré dure encore et avec lui vit lʼêtre qui sʼy profilait. Émiettement dʼailleurs qui ne fait pas seulement vivre la morte mais la multiplie. Quand jʼétais arrivé à supporter le chagrin dʼ avoir perdu une de ces Albertine, tout était à recommencer avec une autre, avec cent autres. Alors ce qui avait fait jusque-là la douceur de ma vie, la perpétuelle renaissance des moments anciens, en devint le supplice21. (Diverses heures, saisons.) Jʼattends que lʼété finisse, puis lʼ automne. Mais les premières gelées me rappellent dʼautres souvenirs si cruels, quʼalors, comme un malade (qui se place lui au point de vue de son corps, de sa poitrine et de sa toux, mais moi moralement) je sentis ce que jʼavais encore le plus à redouter pour mon chagrin, pour mon cœur, cʼétait le retour de lʼ hiver. Lié à toutes les saisons, pour que je perdisse le souvenir dʼAlbertine, il aurait fallu que je les oubliasse toutes, quitte à les réapprendre comme un hémiplégique qui rapprend à lire. Seule une véritable mort de moi-même mʼeût consolé de la sienne. Mais la mort de soi-même nʼest pas chose si extraordinaire, elle se consomme malgré nous chaque jour22.
Puisque rien quʼen pensant à elle, je la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais être celles dʼune morte ; lʼinstant où elle les avait commises, devenait lʼ instant actuel non pas seulement pour elle mais pour celui de mes « moi » évoqués, qui la contemplais. De sorte quʼaucun anachronisme ne pourrait jamais séparer le couple
indissoluble où à chaque nouvelle coupable, sʼappariait aussitôt un jaloux toujours contemporain23. Après tout, il nʼest pas plus absurde de regretter quʼune morte ignore quʼelle nʼa pas réussi à nous tromper, que de désirer que dans deux cents ans notre nom soit connu. Ce que nous sentons existe seul pour nous, nous le projetons dans le passé, dans lʼavenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de la mort24.
Et quand mes grands souvenirs ne me la rappelèrent plus, de petites choses insignifiantes eurent ce pouvoir. Car les souvenirs dʼamour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire elle-même régie par lʼHabitude laquelle affaiblit tout. Et ainsi ce qui nous rappelle le mieux un être, cʼest justement ce que nous avions oublié parce que cʼétait sans importance25.
Je commençai à subir peu à peu la force de lʼoubli, ce puissant instrument dʼ adaptation à la réalité, destructeur en nous de ce passé survivant qui est en constante contradiction avec elle. Non pas que je nʼaimasse plus Albertine. Mais déjà je ne lʼaimais plus comme dans les derniers temps mais comme en des jours plus anciens de notre amour. Avant de lʼoublier tout à fait, il me faudrait, comme un voyageur qui revient par la même route, au point dʼoù il est parti, avant dʼatteindre à lʼindifférence initiale traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels jʼ avais passé. Mais ces étapes ne nous semblent pas immobiles. Tandis que lʼon est arrêté à lʼune dʼelles, on a lʼillusion que le train repart dans le sens du lieu dʼoù lʼon vient comme on avait fait la première fois. Telle est la cruauté du souvenir26 .
Albertine nʼaurait rien pu me reprocher. On ne peut être fidèle quʼà ce dont on se souvient, on ne peut se
souvenir que de ce quʼon a connu. Mon moi nouveau tandis quʼil grandissait à lʼombre de lʼancien qui mourait avait souvent entendu celui-ci parler dʼAlbertine. À travers les récits du moribond, il croyait la connaître, lʼaimer. Mais ce nʼétait quʼune tendresse de seconde main27.
Comme certains bonheurs, il y a des malheurs qui nous arrivent trop tard, quand ils ne peuvent plus prendre en nous la grandeur que plus tôt ils auraient eue28. Quand jʼappris cela jʼétais déjà consolé. Et il nʼy avait pas lieu dʼen être étonné. Le regret est bien un mal physique, mais entre les maux physiques, il faut distinguer ceux qui nʼagissent sur le corps que par lʼintermédiaire de la mémoire. Dans le dernier cas le pronostic est généralement favorable. Au bout de quelque temps un malade atteint de cancer sera mort. Il est bien rare quʼun veuf inconsolable au bout du même temps ne soit pas guéri29.
Hélas Madame le papier me manque au moment où ça allait devenir pas trop mal !
Votre Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03