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CP 03024 Marcel Proust à Marie Scheikévitch [peu après le mercredi 3 novembre 1915]

Surlignage

1

A Madame Scheikevitch

Madame, vous voulez savoir ce que
Me Swann est devenue en vieillissant.
Cʼest assez difficile à vous résumer. Je peux
vous dire quʼelle est devenue plus belle :
« Cela tenait surtout à ce quʼarrivée au
«milieu de la vie, Odette sʼétait enfin découvert,
«ou inventé, une physionomie personnelle, un «
«caractère » xx im muable, un « genre » de beauté ; et sur
«ses traits décousus – qui pendant si longtemps,
«livrés aux caprices hasardeux et impuissants de
«la chair, prenant, à la moindre fatigue, des an-
«nées pour un instant, une sorte de vieillesse
«passagère, lui avaient composé tant bien que
«mal, selon son humeur et selon sa mine, un
«visage épars, journalier, informe et charmant
«elle elle avait appliqué ce type fixe comme une
« jeunesse immortelle ».
Vous verrez sa société se renouveler ; pourtant
(sans en savoir la raison quʼà la fin) vous y
retrouverez toujours Me Cottard qui échangera


2

avec Me Swann des propos comme ceux-ci :
« Vous me semblez bien belle dit Odette à
Me Cottard. Redfern fecit ? »
« Non vous savez que je suis une fidèle de
Rautnitz . » Du reste cʼest un retapage. »
« Hé bien, cela a un chic ! »
« Combien croyez vous ? » « Non, changez le
premier chiffre » « Oh ! cʼest très mal vous
donnez le signal du départ, je vois que je nʼai
pas de succès avec mon thé. » Prenez donc encore un
peu de ces petites saletés là, cʼest très bon ».
— . Mais jʼaimerais mieux vous présenter les
personnages que vous ne connaissez pas
encore, celui surtout qui joue le plus
grand rôle et amène la péripétie, Alber-
tine
. Vous la verrez quand elle nʼest encore quʼune
« jeune fille en fleurs » à lʼombre de laquelle je
passe de si bonnes heures à Balbec. Puis
quand je la soupçonne sur des riens, et pour
des riens aussi lui rends ma confiance – « car cʼest


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le propre de lʼamour de nous rendre à la fois
plus défiant et plus crédule ». — Jʼaurais dû en
rester là. « La sagesse eût été de considérer avec curiosité,
«de posséder avec délices cette petite parcelle de bonheur
«à défaut de laquelle je serais mort sans avoir
« jamais soupçonné ce que le bonheur peut être pour des
« cœurs moins difficiles ou plus favorisés. Jʼaurais du
« partir, mʼenfermer dans la solitude, y rester en
« harmonie avec la voix que jʼavais su rendre un instant
« amoureuse et à qui je nʼaurais dû plus rien demander
« que de ne plus sʼadresser à moi, de peur que par
« une parole nouvelle qui ne pouvait plus être que
« différente, elle vint blesser dʼune dissonance le silen-
«ce sensitif où, comme grâce à quelque pédale,
« aurait pu survivre la tonalité du bonheur. » Du
reste peu à peu je me fatigue dʼelle, le projet de lʼ
épouser ne me plaît plus ; quand, un soir, au
retour dʼun de ces dîners chez « les Verdurin à la
campagne » où vous connaîtrez enfin la personnalité
véritable de M. de Charlus, elle me dit en
me disant bonsoir que lʼamie dʼenfance dont elle
mʼa souvent parlé, et avec qui elle entretient
encore de si affectueuses relations, cʼest
Mlle Vinteuil. » Vous verrez la terrible nuit que
je passe alors, à la fin de laquelle je viens en pleurant


4

demander à ma mère la permission de me fiancer à Al-
bertine
. Puis vous verrez notre vie commune pendant ces
longues fiançailles, lʼesclavage auquel ma jalousie
la réduit, et qui, réussissant à calmer ma jalousie,
fait évanouir, du moins je le crois, mon désir de
lʼépouser. Mais un jour si beau que pensant à toutes
les femmes qui passent, à tous les voyages que je
pourrais faire, je veux demander à Albertine de nous
quitter, Françoise en entrant chez moi me remet
une lettre de ma fiancée qui sʼest décidée à
rompre avec moi et est partie depuis le matin.
Cʼétait ce que je croyais désirer ! et je souffrais tant que
jʼétais obligé de me promettre à moi-même quʼon trouverait
dʼici le soir un moyen de la faire revenir. « Jʼavais
« cru tout à lʼheure que cʼétait ce que je désirais. En voyant
« combien je mʼétais trompé, je compris combien la souffran-
«ce est va plus loin en psychologie que le meilleur psycho-
«logue, et que la connaissance des éléments composants
« de notre âme, nous est donnée non par les plus fines perceptions de notre intelligence

« mais – dure, éclatante, étrange comme un sel soudain
« cristallisé – par la brusque réaction de la douleur.  »
Les jours suivants je peux à peine faire quelques pas dans
ma chambre, « je tâchais de ne pas frôler les chaises, de
ne pas apercevoir le piano, ni aucun des objets dont elle
avait usé et qui tous, dans le langage particulier que leur
avaient fait mes souvenirs, semblaient vouloir me
traduire à nouveau son départ. Je tombai dans un fauteuil, je
nʼy pus rester, cʼest que je ne mʼy étais encore assis que
quand elle était encore là ; et ainsi il y à chaque instant
il y avait quelquʼun des innombrables et humbles moi qui nous


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composent, à qui il fallait notifier son départ, à qui il fallait faire
écouter ces mots inconnus pour eux lui : « Albertine est
partie. » Et ainsi pour chaque acte, si minime quʼil fut,
qui auparavant baignait dans lʼatmosphère de sa présence,
il me fallait, à nouveaux frais, avec la même douleur,
recommencer lʼapprentissage de la séparation. Puis
la concurrence des autres formes de la vie.... Dès que je
mʼen aperçus je sentis une terreur panique. Ce calme que je
venais de goûter, cʼétait la première apparition de cette grande force intermittente
qui allait lutter contre la douleur, contre lʼamour et finirait
par en avoir raison. » Il sʼagit de lʼoubli mais la page
est déjà à demi couverte et je suis obligé de passer tout cela
si je veux vous dire la fin. Albertine ne revient pas, jʼen
arrive à souhaiter sa mort pour quʼelle ne soit pas à dʼ
autres. « Comment Swann avait-il pu croire jadis que
si Odette périssait victime dʼun accident, il eut
retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la
suppression de la souffrance. La suppression de la
souffrance ! Ai-je vraiment pu le croire, croire que
la mort ne fait que biffer ce qui existe. » Jʼapprends la
mort dʼAlbertine. — . Pour que la mort dʼAlbertine eut
pu supprimer mes souffrances, il eut fallu que le choc lʼeut
tuée non seulement hors de moi comme il avait fait, mais en moi.
Jamais elle nʼy avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un
être est obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du Temps ;
ne nous apparaissant que par minutes successives, il nʼa
jamais pu nous livrer de lui quʼun seul aspect à la fois,
nous débiter de lui quʼune seule photographie. Grande faiblesse sans
doute pour un être de ne consister quʼen une collection de moments ;
grande force aussi : car il relève de la mémoire et la mémoire dʼun

T.S.V.P.


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certain moment nʼest pas instruite de ce qui sʼest passé
depuis ; le moment quʼelle a enregistré dure encore et avec
lui vit lʼêtre qui sʼy profilait. Émiettement dʼailleurs
qui ne fait pas seulement vivre la morte mais la multi-
plie. Quand jʼétais arrivé à supporter le chagrin dʼ
avoir perdu une de ces Albertine, tout était à recom-
mencer avec une autre, avec cent autres. Alors ce qui
avait fait jusque là la douceur de ma vie, la perpétuelle
renaissance des moments anciens, en devint le supplice.
(Diverses heures, saisons,) Jʼattends que lʼété finisse, puis lʼ
automne. Mais les premières gelées me rappellent dʼautres souvenirs
si cruels, quʼalors, comme un malade (qui se place lui au pt de
vue de son corps, de sa poitrine et de sa toux, mais moi
moralement) je sentis ce que jʼavais encore le plus à redouter pour
mon chagrin, pour mon cœur, cʼétait le retour de lʼ
hiver. Lié à toutes les saisons, pour que je perdisse le
souvenir dʼAlbertine, il aurait fallu que je les oubliasse
toutes, quitte à les réapprendre comme un hémiplégique qui
rapprend à lire. Seule une véritable mort de moi-même mʼeut
consolé de la sienne. Mais la mort de soi-même nʼest pas
chose si extraordinaire, elle se consomme malgré nous
chaque jour. — . Puisque rien quʼen pensant à elle, je
la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais être celles
dʼune morte  ; lʼinstant où elle les avait comm ettait ises , devenait lʼ
instant actuel non pas seulement pour elle mais pour celui
de mes « moi » évoqués, qui la contemplais. De sorte quʼaucun
anachronisme ne pourrait jamais séparer le couple


7

indissoluble où à chaque nouvelle coupable,
sʼappariait aussitôt un jaloux toujours
contemporain. Après tout, il nʼest pas plus
absurde de regretter quʼune morte ignore quʼelle
nʼa pas réussi à nous tromper, que de désirer que
dans 200 ans notre nom soit connu. Ce que
nous sentons existe seul pour nous, nous le projetons
dans le passé, dans lʼavenir, sans nous laisser
arrêter par les barrières fictives de la mort. — . Et quand mes grands souvenirs ne me l e a rappelèrent
plus, de petites choses insignifiantes eurent ce pouvoir.
Car les souvenirs dʼamour ne font pas exception aux lois
générales de la mémoire elle-même régie par lʼHabitude
laquelle affaiblit tout. Et ainsi ce qui nous rappelle le
mieux un être, cʼest justement ce que nous avions oublié
parce que cʼétait sans importance. — . Je commençai à subir
peu à peu la force de lʼoubli, ce puissant instrument dʼ
adaptation à la réalité, destructeur en nous de ce passé
survivant qui est en constante contradiction avec elle.
Non pas que je nʼaimasse plus Albertine. Mais déjà je ne lʼaimais
plus comme dans les derniers temps mais comme en des jours plus
anciens de notre amour. Avant de lʼoublier tout à fait, il me fau-
drait, comme un voyageur qui revient par la même route, au point
dʼoù il est parti, avant dʼatteindre à lʼindifférence initiale
traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels jʼ
avais passés. Mais ces étapes ne nous semblent pas immobiles. Tandis que
lʼon est arrêté à lʼune dʼelles, on a lʼillusion que le train repart
dans le sens du lieu dʼoù lʼon vient comme on avait fait la 1re fois.
Telle est la cruauté du souvenir — . Albertine nʼaurait rien pu me reprocher
On ne peut être fidèle quʼà ce dont on se souvient, on ne peut se


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souvenir que de ce quʼon a connu. Mon moi nouveau
tandis quʼil grandissait à lʼombre de lʼancien qui
mourait avait souvent entendu celui-ci parler
Albertine. A travers les récits du moribond, il
croyait la connaître, lʼaimer. Mais ce nʼétait quʼune





tendresse de seconde main. Comme certains bonheurs,
il y a des malheurs qui nous arrivent trop tard, quand ils ne
peuvent plus prendre en nous la grandeur que plus tôt ils auraient
eu. Quand jʼappris cela jʼétais déjà consolé. Et il nʼy avait pas lieu
dʼen être étonné. Le regret est bien un mal physique, mais entre
les maux physiques, il faut distinguer ceux qui nʼagissent sur le
corps que par lʼintermédiaire de la mémoire. Dans le dernier cas le
pronostic est généralement favorable. Au bout de quelque temps un malade
atteint de cancer sera mort. Il est bien rare quʼun veuf inconsolable au bout
du même temps ne soit pas guéri. — .

Hélas Madame le papier me manque au
moment où ça allait devenir pas trop mal !

Votre Marcel Proust


 
 
 
 
 
 
Surlignage

À Madame Scheikévitch

Madame, vous voulez savoir ce que Mme Swann est devenue en vieillissant. Cʼest assez difficile à vous résumer. Je peux vous dire quʼelle est devenue plus belle : « Cela tenait surtout à ce quʼarrivée au milieu de la vie, Odette sʼétait enfin découvert, ou inventé, une physionomie personnelle, un « caractère » immuable, un « genre » de beauté ; et sur ses traits décousus – qui pendant si longtemps, livrés aux caprices hasardeux et impuissants de la chair, prenant, à la moindre fatigue, des années pour un instant, une sorte de vieillesse passagère, lui avaient composé tant bien que mal, selon son humeur et selon sa mine, un visage épars, journalier, informe et charmant – elle avait appliqué ce type fixe comme une « jeunesse immortelle ». Vous verrez sa société se renouveler ; pourtant (sans en savoir la raison quʼà la fin) vous y retrouverez toujours Mme Cottard qui échangera

avec Mme Swann des propos comme ceux-ci : « Vous me semblez bien belle dit Odette à Mme Cottard. Redfern fecit ? » « Non vous savez que je suis une fidèle de Raudnitz . Du reste cʼest un retapage. » « Hé bien, cela a un chic ! » « Combien croyez-vous ? » « Non, changez le premier chiffre » « Oh ! cʼest très mal vous donnez le signal du départ, je vois que je nʼai pas de succès avec mon thé. Prenez donc encore un peu de ces petites saletés-là, cʼest très bon ».

Mais jʼaimerais mieux vous présenter les personnages que vous ne connaissez pas encore, celui surtout qui joue le plus grand rôle et amène la péripétie, Albertine. Vous la verrez quand elle nʼest encore quʼune « jeune fille en fleurs » à lʼombre de laquelle je passe de si bonnes heures à Balbec. Puis quand je la soupçonne sur des riens, et pour des riens aussi lui rends ma confiance – « car cʼest

le propre de lʼamour de nous rendre à la fois plus défiant et plus crédule ». — Jʼaurais dû en rester là. « La sagesse eût été de considérer avec curiosité, de posséder avec délices cette petite parcelle de bonheur à défaut de laquelle je serais mort sans avoir jamais soupçonné ce que le bonheur peut être pour des cœurs moins difficiles ou plus favorisés. Jʼaurais partir, mʼenfermer dans la solitude, y rester en harmonie avec la voix que jʼavais su rendre un instant amoureuse et à qui je nʼaurais dû plus rien demander que de ne plus sʼadresser à moi, de peur que par une parole nouvelle qui ne pouvait plus être que différente, elle vînt blesser dʼune dissonance le silence sensitif où, comme grâce à quelque pédale, aurait pu survivre la tonalité du bonheur. » Du reste peu à peu je me fatigue dʼelle, le projet de lʼ épouser ne me plaît plus ; quand, un soir, au retour dʼun de ces dîners chez « les Verdurin à la campagne » où vous connaîtrez enfin la personnalité véritable de M. de Charlus, elle me dit en me disant bonsoir que lʼamie dʼenfance dont elle mʼa souvent parlé, et avec qui elle entretient encore de si affectueuses relations, cʼest Mlle Vinteuil. Vous verrez la terrible nuit que je passe alors, à la fin de laquelle je viens en pleurant

demander à ma mère la permission de me fiancer à Albertine. Puis vous verrez notre vie commune pendant ces longues fiançailles, lʼesclavage auquel ma jalousie la réduit, et qui, réussissant à calmer ma jalousie, fait évanouir, du moins je le crois, mon désir de lʼépouser. Mais un jour si beau que pensant à toutes les femmes qui passent, à tous les voyages que je pourrais faire, je veux demander à Albertine de nous quitter, Françoise en entrant chez moi me remet une lettre de ma fiancée qui sʼest décidée à rompre avec moi et est partie depuis le matin. Cʼétait ce que je croyais désirer ! et je souffrais tant que jʼétais obligé de me promettre à moi-même quʼon trouverait dʼici le soir un moyen de la faire revenir. « Jʼavais cru tout à lʼheure que cʼétait ce que je désirais. En voyant combien je mʼétais trompé, je compris combien la souffrance va plus loin en psychologie que le meilleur psychologue, et que la connaissance des éléments composants de notre âme, nous est donnée non par les plus fines perceptions de notre intelligence mais – dure, éclatante, étrange comme un sel soudain cristallisé – par la brusque réaction de la douleur.  » Les jours suivants je peux à peine faire quelques pas dans ma chambre, « je tâchais de ne pas frôler les chaises, de ne pas apercevoir le piano, ni aucun des objets dont elle avait usé et qui tous, dans le langage particulier que leur avaient fait mes souvenirs, semblaient vouloir me traduire à nouveau son départ. Je tombai dans un fauteuil, je nʼy pus rester, cʼest que je ne mʼy étais assis que quand elle était encore là ; et ainsi à chaque instant il y avait quelquʼun des innombrables et humbles moi qui nous

composent, à qui il fallait notifier son départ, à qui il fallait faire écouter ces mots inconnus pour lui : « Albertine est partie. » Et ainsi pour chaque acte, si minime quʼil fût, qui auparavant baignait dans lʼatmosphère de sa présence, il me fallait, à nouveaux frais, avec la même douleur, recommencer lʼapprentissage de la séparation. Puis la concurrence des autres formes de la vie... Dès que je mʼen aperçus je sentis une terreur panique. Ce calme que je venais de goûter, cʼétait la première apparition de cette grande force intermittente qui allait lutter contre la douleur, contre lʼamour et finirait par en avoir raison. » Il sʼagit de lʼoubli mais la page est déjà à demi couverte et je suis obligé de passer tout cela si je veux vous dire la fin. Albertine ne revient pas, jʼen arrive à souhaiter sa mort pour quʼelle ne soit pas à dʼ autres. « Comment Swann avait-il pu croire jadis que si Odette périssait victime dʼun accident, il eût retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la suppression de la souffrance. La suppression de la souffrance ! Ai-je vraiment pu le croire, croire que la mort ne fait que biffer ce qui existe. » Jʼapprends la mort dʼAlbertine.

Pour que la mort dʼAlbertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc lʼeût tuée non seulement hors de moi comme il avait fait, mais en moi. Jamais elle nʼy avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être est obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du Temps ; ne nous apparaissant que par minutes successives, il nʼa jamais pu nous livrer de lui quʼun seul aspect à la fois, nous débiter de lui quʼune seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être de ne consister quʼen une collection de moments ; grande force aussi : car il relève de la mémoire et la mémoire dʼun

T.S.V.P.

certain moment nʼest pas instruite de ce qui sʼest passé depuis ; le moment quʼelle a enregistré dure encore et avec lui vit lʼêtre qui sʼy profilait. Émiettement dʼailleurs qui ne fait pas seulement vivre la morte mais la multiplie. Quand jʼétais arrivé à supporter le chagrin dʼ avoir perdu une de ces Albertine, tout était à recommencer avec une autre, avec cent autres. Alors ce qui avait fait jusque-là la douceur de ma vie, la perpétuelle renaissance des moments anciens, en devint le supplice. (Diverses heures, saisons.) Jʼattends que lʼété finisse, puis lʼ automne. Mais les premières gelées me rappellent dʼautres souvenirs si cruels, quʼalors, comme un malade (qui se place lui au point de vue de son corps, de sa poitrine et de sa toux, mais moi moralement) je sentis ce que jʼavais encore le plus à redouter pour mon chagrin, pour mon cœur, cʼétait le retour de lʼ hiver. Lié à toutes les saisons, pour que je perdisse le souvenir dʼAlbertine, il aurait fallu que je les oubliasse toutes, quitte à les réapprendre comme un hémiplégique qui rapprend à lire. Seule une véritable mort de moi-même mʼeût consolé de la sienne. Mais la mort de soi-même nʼest pas chose si extraordinaire, elle se consomme malgré nous chaque jour.

Puisque rien quʼen pensant à elle, je la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais être celles dʼune morte  ; lʼinstant où elle les avait commises, devenait lʼ instant actuel non pas seulement pour elle mais pour celui de mes « moi » évoqués, qui la contemplais. De sorte quʼaucun anachronisme ne pourrait jamais séparer le couple

indissoluble où à chaque nouvelle coupable, sʼappariait aussitôt un jaloux toujours contemporain. Après tout, il nʼest pas plus absurde de regretter quʼune morte ignore quʼelle nʼa pas réussi à nous tromper, que de désirer que dans deux cents ans notre nom soit connu. Ce que nous sentons existe seul pour nous, nous le projetons dans le passé, dans lʼavenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de la mort.

Et quand mes grands souvenirs ne me la rappelèrent plus, de petites choses insignifiantes eurent ce pouvoir. Car les souvenirs dʼamour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire elle-même régie par lʼHabitude laquelle affaiblit tout. Et ainsi ce qui nous rappelle le mieux un être, cʼest justement ce que nous avions oublié parce que cʼétait sans importance.

Je commençai à subir peu à peu la force de lʼoubli, ce puissant instrument dʼ adaptation à la réalité, destructeur en nous de ce passé survivant qui est en constante contradiction avec elle. Non pas que je nʼaimasse plus Albertine. Mais déjà je ne lʼaimais plus comme dans les derniers temps mais comme en des jours plus anciens de notre amour. Avant de lʼoublier tout à fait, il me faudrait, comme un voyageur qui revient par la même route, au point dʼoù il est parti, avant dʼatteindre à lʼindifférence initiale traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels jʼ avais passé. Mais ces étapes ne nous semblent pas immobiles. Tandis que lʼon est arrêté à lʼune dʼelles, on a lʼillusion que le train repart dans le sens du lieu dʼoù lʼon vient comme on avait fait la première fois. Telle est la cruauté du souvenir .

Albertine nʼaurait rien pu me reprocher. On ne peut être fidèle quʼà ce dont on se souvient, on ne peut se

souvenir que de ce quʼon a connu. Mon moi nouveau tandis quʼil grandissait à lʼombre de lʼancien qui mourait avait souvent entendu celui-ci parler dʼAlbertine. À travers les récits du moribond, il croyait la connaître, lʼaimer. Mais ce nʼétait quʼune tendresse de seconde main.

Comme certains bonheurs, il y a des malheurs qui nous arrivent trop tard, quand ils ne peuvent plus prendre en nous la grandeur que plus tôt ils auraient eue. Quand jʼappris cela jʼétais déjà consolé. Et il nʼy avait pas lieu dʼen être étonné. Le regret est bien un mal physique, mais entre les maux physiques, il faut distinguer ceux qui nʼagissent sur le corps que par lʼintermédiaire de la mémoire. Dans le dernier cas le pronostic est généralement favorable. Au bout de quelque temps un malade atteint de cancer sera mort. Il est bien rare quʼun veuf inconsolable au bout du même temps ne soit pas guéri.

Hélas Madame le papier me manque au moment où ça allait devenir pas trop mal !

Votre Marcel Proust

           
Note n°1
Dans une lettre du [2 ou 3 novembre 1915], Proust annonce à Marie Scheikévitch, en deuil d’un frère tombé au front (voir CP 02892 ; Kolb, XIV, nº 3), quʼil va lui renvoyer « dans quelques jours » son exemplaire de Du côté de chez Swann où il a « entrepris de résumer pour [elle] sur les pages blanches […] un épisode entièrement différent du reste et le seul qui puisse actuellement trouver dans [son] cœur meurtri des affinités de douleur » (CP 03020 ; Kolb, XIV, n° 132). Lʼenvoi de cette lettre-dédicace doit donc se situer peu après le 3 novembre 1915. Les fac-similés dʼaprès lesquels nous avons revu la transcription de cette lettre proviennent du volume Lettres à Madame Scheikévitch (voir la rubrique « Publications antérieures » dans lʼonglet « Informations »). [PK, FL, NM, FP]
Note n°2génétique
Cette dédicace est un centon de citations tirées par Proust de ses brouillons, entre lesquelles il se livre à des résumés ou paraphrases rapides de l’intrigue. On notera lʼambiguïté du « je », à égalité avec Odette, Mme Cottard, Albertine ou Charlus, qui sont bien présentés, eux, comme des personnages. Ici, Proust semble avoir sous les yeux un placard du deuxième volume, imprimé par Grasset en juin 1914 (NAF 16761, placard 43, col. 4-5) : il adapte la phrase d’introduction (« Mais cela tenait aussi à ce que arrivée au milieu de la vie elle s’était enfin… »), puis en suit très fidèlement le texte. Voir JF, I, 606. [NM]
Note n°3
Le salon dʼOdette, limité à des responsables de ministères, prend un nouvel essor pendant lʼaffaire Dreyfus (SG, III, 141-144). [FL]
Note n°4génétique
Si Odette invite si régulièrement les Cottard, c’est parce qu’elle est la maîtresse du docteur. Cette révélation est annoncée plusieurs fois dans le roman (JF, I, 507 et CG, II, 625). Mais la paperole correspondante, tombée d’un cahier, nʼa été publiée pour la première fois quʼen 1983 : après la mort de Cottard, « une correspondance pourtant bien froide de ton mais pleine de petits faits que le docteur lui avait expliqués autrement acheva Mme Cottard en lui révélant que son mari nʼavait jamais cessé dʼentretenir à intervalles fixes, des relations avec Odette. […] Il lʼavait connue toute jeune, quand elle était elle-même peu connue (cʼétait lui qui lʼavait introduite chez les Verdurin plus tard). Il lui donnait chaque fois une toute petite somme et était resté avec elle comme un vieux client, aux mêmes prix dérisoires, même quand elle était devenue une grande cocotte, puis Mme Swann, puis Mme de Forcheville, puis quand le duc de Guermantes [eut] dépensé pour elle des millions » (voir Denise Mayer, « Les caractères immortels », Commentaire, 1983/4, n° 22, p. 373-378 ; citation p. 374-375). [NM]
Note n°5
Redfern & Sons, maison de couture britannique, « couturier breveté de toutes les Cours de l’Europe. Fourrures. 242, rue de Rivoli, Paris. Succursales à Aix-les-Bains, l’Été & l’Hiver à Nice, à Cannes, à Monte-Carlo. » (Couverture de dos du Tout-Paris, 1894). [PK, FL, NM]
Note n°6
Il existait deux maisons Raudnitz : celle dʼErnest, le frère, 8, rue Royale ; les sœurs tenaient Raudnitz et Cie, 21, place Vendôme. Tout-Paris, 1904, p. 65. [PK, FL, NM]
Note n°7génétique
Proust a sous les yeux le placard Grasset n° 42 de juin 1914, col. 8. La phrase : « Du reste cʼest un retapage » nʼy est pas imprimée ; lʼécrivain doit donc la recopier dʼaprès un ajout manuscrit. Voir JF, I, 588-589. [NM]
Note n°8génétique
Proust ne suit pas ici littéralement le texte du placard Grasset n° 42, col. 8, et la citation comprend une phrase qui nʼy est pas imprimée : « Prenez donc encore un peu de ces petites saletés[-]là, cʼest très bon ». Cʼest un nouvel indice que la révision des placards de 1914 est bien entamée. À cette époque, ce passage (voir JF, I, 593) et le précédent (voir JF, I, 588-589) sont encore contigus  : Proust se livrera plus tard à un « intercalage » de plusieurs pages. [NM]
Note n°9
Le terme appartient à la poétique de la tragédie, comme celui dʼ« épisode » par lequel Proust désignait lʼhistoire dʼAlbertine. Voir sa lettre de [peu après le 12 décembre 1919] à André Chaumeix : « cʼest le ressouvenir de cet épisode [la scène de Montjouvain] qui en excitant la jalousie du narrateur […] amenait ce quʼon appelait au théâtre la péripétie » (CP 03988 ; Kolb, XVIII, n° 308). Au théâtre, la péripétie désigne lʼévénement ultime qui provoque le dénouement ; dans une œuvre narrative, une circonstance imprévue qui modifie la situation du héros (Dictionnaire de lʼAcadémie française, 9e édition, « Péripétie »). [NM, FL]
Note n°10génétique
Allusion au premier séjour à Balbec. En novembre 1915, il n’existe plus que deux séjours à Balbec, et non trois comme à l’origine, le premier étant sans jeunes filles. [NM]
Note n°11génétique
Proust a ouvert ici le Cahier 46 au f. 81r, et mis au net lʼaddition marginale : « N’est-ce pas d’ailleurs le propre de l’amour de nous rendre à la fois plus défiant et plus crédule » (voir Julie André, « Le Cahier 46 de Marcel Proust : transcription et interprétation », thèse de doctorat, Université Paris Sorbonne Nouvelle, 2009 ; cf. Cahier IV, f. 127r et SG, III, 227, où les adjectifs sont au pluriel). Sur les « riens », voir aussi Cahier 46, f. 85r, les « petits riens morbides pour mon être prédisposé ». [NM]
Note n°12génétique
Ce passage est copié d’après le Cahier 46, f. 81v et figurait déjà en position de clausule à propos de Maria dans le Cahier 64, au f. 82r (voir la notice dʼAntoine Compagnon, SG, III, 1241-1242). Or la note de régie de Proust dans le Cahier 64 : « mettre ici la phrase du 1er volume la tonalité comme par quelque pédale la tonalité du bonheur » suggère une antériorité génétique plus importante encore. On trouve en effet déjà le passage, sous une forme plus ample, à la fin de la scène de la lecture par Maman dans « Combray ». Il y figure sur deux pages retapées de la dactylographie primitive de 1909 (NAF 16733, « Deuxième » dactylographie, f. 80r et 81r). Pour le texte définitif dans Sodome et Gomorrhe II, voir SG, III, 229. [NM]
Note n°13génétique
Proust hésiterait-il sur la place de la rencontre entre Charlus et Jupien, qui n’aurait pas encore eu lieu au moment du second séjour à Balbec ? Ne faut-il pas penser, plutôt, que, « s’adressant à Mme Scheikévitch », il « répugne à faire allusion » à cet épisode scabreux ? Voir A. Compagnon, SG, III, 1242, note 1. [NM]
Note n°14génétique
Les passages auxquels Proust fait allusion (retour d’un dîner « à la campagne », c’est-à-dire à la Raspelière, chez les Verdurin, aveu involontaire d’Albertine, désespoir du héros) sont narrés à la fin du Cahier 72 et au début du Cahier 53, respectivement numérotés Cahier « n° IV » et Cahier « n° V » de l’« Épisode ». Voir notamment Cahier 53, f. 1r-4r. [NM]
Note n°15génétique
Proust résume ici à grands traits la captivité d’Albertine, développée dans les Cahiers 53, 73 et 55, soit les Cahiers « n° V », « n° VI » et « n° VII » de l’« Épisode ». [NM]
Note n°16génétique
Voir Cahier 55, f. 42r-46r. Cf. P, III, 911-915 et La Fugitive, Cahiers d’Albertine disparue, éd. de N. Mauriac Dyer, Le Livre de poche « classique », 1993, p. 7-8. [NM]
Note n°17génétique
Voir Cahier 55, les folios 47r-48r, que Proust à la fois met au net et condense (cf. La Fugitive, Cahiers d’Albertine disparue, éd. citée, p. 7-8). Ce passage se trouvera en 1922 à la charnière entre La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) et La Fugitive (Sodome et Gomorhe IV), et Proust le travaillera encore sur la dactylographie d’« Albertine disparue ». Sa provenance a été identifiée, comme celle de la plupart des passages suivants, par Kazuyoshi Yoshikawa dans sa thèse « Études sur la genèse de La Prisonnière d’après des brouillons inédits », Université de Paris-Sorbonne, 1976 (voir t. I, p. 8-12 et t. II, Annexe, p. 344-351). [PK, FL, NM]
Note n°18génétique
Voir Cahier 55, f. 51r (K. Yoshikawa, thèse citée, t. I, p. 10-11). Cf. AD, IV, 13-14. [PK, FL, NM]
Note n°19génétique
Voir Cahier 55, f. 56r. La moitié inférieure de la page a été ultérieurement découpée par Proust et collée dans le Cahier de mise au net XII, f. 40r (après « autres formes de la… » ; voir K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 345). Cf. AD, IV, 31. [PK, FL, NM]
Note n°20génétique
Dans cette citation, Proust résume puis recopie un passage de deux pages du Cahier 55 situées après l’actuel folio 61, pages qu’il découpera et collera ensuite dans le Cahier XII (f. 73r-74r ; voir K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 345-346). Cf. AD, IV, 57. Sur le souhait de Swann, voir CS, I, 349. [PK, FL, NM]
Note n°21génétique
Proust emprunte ici à deux pages du Cahier 55 qu’il collera ensuite dans le Cahier XII, f. 79-80. Il omet maintenant les guillemets : la copie est pourtant souvent littérale (voir K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 346-347). Cf. AD, IV, 60. [PK, FL, NM]
Note n°22génétique
Le retour douloureux des « diverses heures, saisons », est longuement décliné dans le Cahier 55 à partir du f. 62 ; il y contourne des morceaux écrits antérieurement comme le pastiche Goncourt (f. 63-78) et reprend à partir du f. 82. La majeure partie sera découpée et collée dans le Cahier XII, comme ce fragment recopié dans la lettre-dédicace (« alors, comme un malade, se plaçant, lui, au point de vue de sa poitrine et de sa toux […] elle se consomme malgré nous chaque jour »), qui se trouvait à l’origine placé après le f. 93 du Cahier 55 (Cahier XII, envers du papier collé au f. 98). Cf. AD, IV, 65-66. [PK, FL, NM]
Note n°23génétique
Voir Cahier 56, f. 1v (K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 347-348). Le Cahier 56 est le dernier de la série des Cahiers de l’« Épisode » auxquels recourt Proust (« n° VIII »). À nouveau, on remarque qu’il omet de placer la citation entre guillemets. Cf. AD, IV, 72. [PK, FL, NM]
Note n°24génétique
Voir Cahier 56, le feuillet qui se trouvait à l’origine après le f. 18, et que Proust a plus tard découpé et collé dans le Cahier de mise au net XIII, f. 33 (K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 348). À nouveau, on remarque que Proust omet les guillemets. Cf. AD, IV, 109, et la var. b. [PK, FL, NM]
Note n°25génétique
À nouveau sans signaler la citation par des guillemets, Proust adapte puis recopie ici un passage du Cahier 56: « Capitalissime / Quand je parle des bretelles raccrochées ou q.q. chose d’analogue (ou même ailleurs) dire : Car les lois le <s> souvenirs en amour ne f[on]t pas exception aux lois générales de la mémoire, elle-même régie par les lois de l’habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être c’est justement ce que nous avions oublié (oublié parce que c’était insignifiant et à quoi nous avons laissé ainsi toute sa force) » (verso du deuxième feuillet suivant le f. 8 du Cahier 56, transféré dans le Cahier XIII, f. 2). Lʼensemble a été rayé en croix parce quʼutilisé ailleurs, conformément à une note de régie additionnelle : « Je mets cela provisoirement pour Gilberte dans un volume antérieur / peut’être cela n’y restera-t-il pas ». On le lit en effet aujourd’hui au début de « Noms de pays : le pays » (JF, II, 4). Le passage, imprimé dès les premières épreuves Gallimard (planche n° 17), avait été ajouté à la main par Proust sur le placard Grasset n° 44 du deuxième volume (planche n° 21, coll. particulière ; voir Pyra Wise, « Le généticien en mosaïste », Genesis, 2013, n° 36). Rappelons que Proust recopie certains passages de la présente lettre-dédicace d’après le placard Grasset corrigé n° 42 de la même série (voir n7 et n8) : peut-être l’idée de transférer le présent passage d’Albertine à Gilberte lui est-elle venue en écrivant cette dédicace ? Avant la publication dʼÀ lʼombre des jeunes filles en fleurs, toutefois, Proust a répété à propos dʼAlbertine ce passage des « lois générales de la mémoire » (Cahier XIII, paperole au f. 37r ; RTP, Pléiade, éd. Clarac et Ferré, III, 1105, note 1 à la p. 531). On ne sait sʼil aurait, au bout du compte, conservé le doublon. Les interventions sur la dactylographie de double dʼ« Albertine disparue » conservée à la Bibliothèque nationale ne sont pas de sa main, contrairement à ce que suggère AD, IV, 113 var. a. [NM]
Note n°26génétique
Proust recopie ici, à nouveau sans signaler la citation, l’essentiel des f. 32r-33r du Cahier 56 (K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 348-350). Cf. AD, IV, 138-139. [PK, FL, NM]
Note n°27génétique
Ce passage a été esquissé à l’automne de 1914 dans le Cahier « Vénusté » (Cahier 54, f. 13v), d’après la lettre à Reynaldo Hahn de [peu après le 24 octobre 1914] (CP 02830, note 6). Proust le reprend ici d’après la version ultérieure du Cahier 56, f. 56 (K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 350 ; page scindée ensuite, voir Cahier XIV, f. 119r, envers du papier collé) : « Albertine n’aurait rien pu reprocher à son ami ; celui qui en usurpait le nom n’était que son héritier. On ne peut être fidèle qu’à ce dont on se souvient, on ne peut se souvenir que de ce qu’on a connu. Mon moi nouveau, tandis qu’il grandissait à l’ombre mourante de l’ancien, l’avait souvent entendu parler d’Albertine ; à travers lui, à travers les récits que le moribond lui en faisait, il croyait la connaître, il l’aimait ; mais ce n’était qu’une tendresse de seconde main. » Cf. AD, IV, 175. [PK, FL, NM]
Note n°28génétique
Voir Cahier 56, f. 118r : « Comme certains bonheurs, il y a des malheurs qui viennent trop tard, ils ne prennent pas pour nous toute la grandeur que plus tôt ils auraient eue. » Cf. AD, IV, 181. [PK, FL, NM]
Note n°29génétique
Voir Cahier 56, f. 104v. La moitié inférieure du feuillet a été transférée dans le Cahier XIV, f. 108r (K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 350-351). Cf. AD, IV, 222-223. [PK, FL, NM]
Traduction
lʼa fait


Mots-clefs :dédicacegenèseguerre
Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
Surlignage

1

A Madame Scheikevitch

Madame, vous voulez savoir ce que
Me Swann est devenue en vieillissant.
Cʼest assez difficile à vous résumer. Je peux
vous dire quʼelle est devenue plus belle :
« Cela tenait surtout à ce quʼarrivée au
«milieu de la vie, Odette sʼétait enfin découvert,
«ou inventé, une physionomie personnelle, un «
«caractère » xx im muable, un « genre » de beauté ; et sur
«ses traits décousus – qui pendant si longtemps,
«livrés aux caprices hasardeux et impuissants de
«la chair, prenant, à la moindre fatigue, des an-
«nées pour un instant, une sorte de vieillesse
«passagère, lui avaient composé tant bien que
«mal, selon son humeur et selon sa mine, un
«visage épars, journalier, informe et charmant
«elle elle avait appliqué ce type fixe comme une
« jeunesse immortelle ».
Vous verrez sa société se renouveler ; pourtant
(sans en savoir la raison quʼà la fin) vous y
retrouverez toujours Me Cottard qui échangera


2

avec Me Swann des propos comme ceux-ci :
« Vous me semblez bien belle dit Odette à
Me Cottard. Redfern fecit ? »
« Non vous savez que je suis une fidèle de
Rautnitz . » Du reste cʼest un retapage. »
« Hé bien, cela a un chic ! »
« Combien croyez vous ? » « Non, changez le
premier chiffre » « Oh ! cʼest très mal vous
donnez le signal du départ, je vois que je nʼai
pas de succès avec mon thé. » Prenez donc encore un
peu de ces petites saletés là, cʼest très bon ».
— . Mais jʼaimerais mieux vous présenter les
personnages que vous ne connaissez pas
encore, celui surtout qui joue le plus
grand rôle et amène la péripétie, Alber-
tine
. Vous la verrez quand elle nʼest encore quʼune
« jeune fille en fleurs » à lʼombre de laquelle je
passe de si bonnes heures à Balbec. Puis
quand je la soupçonne sur des riens, et pour
des riens aussi lui rends ma confiance – « car cʼest


3

le propre de lʼamour de nous rendre à la fois
plus défiant et plus crédule ». — Jʼaurais dû en
rester là. « La sagesse eût été de considérer avec curiosité,
«de posséder avec délices cette petite parcelle de bonheur
«à défaut de laquelle je serais mort sans avoir
« jamais soupçonné ce que le bonheur peut être pour des
« cœurs moins difficiles ou plus favorisés. Jʼaurais du
« partir, mʼenfermer dans la solitude, y rester en
« harmonie avec la voix que jʼavais su rendre un instant
« amoureuse et à qui je nʼaurais dû plus rien demander
« que de ne plus sʼadresser à moi, de peur que par
« une parole nouvelle qui ne pouvait plus être que
« différente, elle vint blesser dʼune dissonance le silen-
«ce sensitif où, comme grâce à quelque pédale,
« aurait pu survivre la tonalité du bonheur. » Du
reste peu à peu je me fatigue dʼelle, le projet de lʼ
épouser ne me plaît plus ; quand, un soir, au
retour dʼun de ces dîners chez « les Verdurin à la
campagne » où vous connaîtrez enfin la personnalité
véritable de M. de Charlus, elle me dit en
me disant bonsoir que lʼamie dʼenfance dont elle
mʼa souvent parlé, et avec qui elle entretient
encore de si affectueuses relations, cʼest
Mlle Vinteuil. » Vous verrez la terrible nuit que
je passe alors, à la fin de laquelle je viens en pleurant


4

demander à ma mère la permission de me fiancer à Al-
bertine
. Puis vous verrez notre vie commune pendant ces
longues fiançailles, lʼesclavage auquel ma jalousie
la réduit, et qui, réussissant à calmer ma jalousie,
fait évanouir, du moins je le crois, mon désir de
lʼépouser. Mais un jour si beau que pensant à toutes
les femmes qui passent, à tous les voyages que je
pourrais faire, je veux demander à Albertine de nous
quitter, Françoise en entrant chez moi me remet
une lettre de ma fiancée qui sʼest décidée à
rompre avec moi et est partie depuis le matin.
Cʼétait ce que je croyais désirer ! et je souffrais tant que
jʼétais obligé de me promettre à moi-même quʼon trouverait
dʼici le soir un moyen de la faire revenir. « Jʼavais
« cru tout à lʼheure que cʼétait ce que je désirais. En voyant
« combien je mʼétais trompé, je compris combien la souffran-
«ce est va plus loin en psychologie que le meilleur psycho-
«logue, et que la connaissance des éléments composants
« de notre âme, nous est donnée non par les plus fines perceptions de notre intelligence

« mais – dure, éclatante, étrange comme un sel soudain
« cristallisé – par la brusque réaction de la douleur.  »
Les jours suivants je peux à peine faire quelques pas dans
ma chambre, « je tâchais de ne pas frôler les chaises, de
ne pas apercevoir le piano, ni aucun des objets dont elle
avait usé et qui tous, dans le langage particulier que leur
avaient fait mes souvenirs, semblaient vouloir me
traduire à nouveau son départ. Je tombai dans un fauteuil, je
nʼy pus rester, cʼest que je ne mʼy étais encore assis que
quand elle était encore là ; et ainsi il y à chaque instant
il y avait quelquʼun des innombrables et humbles moi qui nous


5

composent, à qui il fallait notifier son départ, à qui il fallait faire
écouter ces mots inconnus pour eux lui : « Albertine est
partie. » Et ainsi pour chaque acte, si minime quʼil fut,
qui auparavant baignait dans lʼatmosphère de sa présence,
il me fallait, à nouveaux frais, avec la même douleur,
recommencer lʼapprentissage de la séparation. Puis
la concurrence des autres formes de la vie.... Dès que je
mʼen aperçus je sentis une terreur panique. Ce calme que je
venais de goûter, cʼétait la première apparition de cette grande force intermittente
qui allait lutter contre la douleur, contre lʼamour et finirait
par en avoir raison. » Il sʼagit de lʼoubli mais la page
est déjà à demi couverte et je suis obligé de passer tout cela
si je veux vous dire la fin. Albertine ne revient pas, jʼen
arrive à souhaiter sa mort pour quʼelle ne soit pas à dʼ
autres. « Comment Swann avait-il pu croire jadis que
si Odette périssait victime dʼun accident, il eut
retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la
suppression de la souffrance. La suppression de la
souffrance ! Ai-je vraiment pu le croire, croire que
la mort ne fait que biffer ce qui existe. » Jʼapprends la
mort dʼAlbertine. — . Pour que la mort dʼAlbertine eut
pu supprimer mes souffrances, il eut fallu que le choc lʼeut
tuée non seulement hors de moi comme il avait fait, mais en moi.
Jamais elle nʼy avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un
être est obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du Temps ;
ne nous apparaissant que par minutes successives, il nʼa
jamais pu nous livrer de lui quʼun seul aspect à la fois,
nous débiter de lui quʼune seule photographie. Grande faiblesse sans
doute pour un être de ne consister quʼen une collection de moments ;
grande force aussi : car il relève de la mémoire et la mémoire dʼun

T.S.V.P.


6

certain moment nʼest pas instruite de ce qui sʼest passé
depuis ; le moment quʼelle a enregistré dure encore et avec
lui vit lʼêtre qui sʼy profilait. Émiettement dʼailleurs
qui ne fait pas seulement vivre la morte mais la multi-
plie. Quand jʼétais arrivé à supporter le chagrin dʼ
avoir perdu une de ces Albertine, tout était à recom-
mencer avec une autre, avec cent autres. Alors ce qui
avait fait jusque là la douceur de ma vie, la perpétuelle
renaissance des moments anciens, en devint le supplice.
(Diverses heures, saisons,) Jʼattends que lʼété finisse, puis lʼ
automne. Mais les premières gelées me rappellent dʼautres souvenirs
si cruels, quʼalors, comme un malade (qui se place lui au pt de
vue de son corps, de sa poitrine et de sa toux, mais moi
moralement) je sentis ce que jʼavais encore le plus à redouter pour
mon chagrin, pour mon cœur, cʼétait le retour de lʼ
hiver. Lié à toutes les saisons, pour que je perdisse le
souvenir dʼAlbertine, il aurait fallu que je les oubliasse
toutes, quitte à les réapprendre comme un hémiplégique qui
rapprend à lire. Seule une véritable mort de moi-même mʼeut
consolé de la sienne. Mais la mort de soi-même nʼest pas
chose si extraordinaire, elle se consomme malgré nous
chaque jour. — . Puisque rien quʼen pensant à elle, je
la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais être celles
dʼune morte  ; lʼinstant où elle les avait comm ettait ises , devenait lʼ
instant actuel non pas seulement pour elle mais pour celui
de mes « moi » évoqués, qui la contemplais. De sorte quʼaucun
anachronisme ne pourrait jamais séparer le couple


7

indissoluble où à chaque nouvelle coupable,
sʼappariait aussitôt un jaloux toujours
contemporain. Après tout, il nʼest pas plus
absurde de regretter quʼune morte ignore quʼelle
nʼa pas réussi à nous tromper, que de désirer que
dans 200 ans notre nom soit connu. Ce que
nous sentons existe seul pour nous, nous le projetons
dans le passé, dans lʼavenir, sans nous laisser
arrêter par les barrières fictives de la mort. — . Et quand mes grands souvenirs ne me l e a rappelèrent
plus, de petites choses insignifiantes eurent ce pouvoir.
Car les souvenirs dʼamour ne font pas exception aux lois
générales de la mémoire elle-même régie par lʼHabitude
laquelle affaiblit tout. Et ainsi ce qui nous rappelle le
mieux un être, cʼest justement ce que nous avions oublié
parce que cʼétait sans importance. — . Je commençai à subir
peu à peu la force de lʼoubli, ce puissant instrument dʼ
adaptation à la réalité, destructeur en nous de ce passé
survivant qui est en constante contradiction avec elle.
Non pas que je nʼaimasse plus Albertine. Mais déjà je ne lʼaimais
plus comme dans les derniers temps mais comme en des jours plus
anciens de notre amour. Avant de lʼoublier tout à fait, il me fau-
drait, comme un voyageur qui revient par la même route, au point
dʼoù il est parti, avant dʼatteindre à lʼindifférence initiale
traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels jʼ
avais passés. Mais ces étapes ne nous semblent pas immobiles. Tandis que
lʼon est arrêté à lʼune dʼelles, on a lʼillusion que le train repart
dans le sens du lieu dʼoù lʼon vient comme on avait fait la 1re fois.
Telle est la cruauté du souvenir — . Albertine nʼaurait rien pu me reprocher
On ne peut être fidèle quʼà ce dont on se souvient, on ne peut se


8

souvenir que de ce quʼon a connu. Mon moi nouveau
tandis quʼil grandissait à lʼombre de lʼancien qui
mourait avait souvent entendu celui-ci parler
Albertine. A travers les récits du moribond, il
croyait la connaître, lʼaimer. Mais ce nʼétait quʼune





tendresse de seconde main. Comme certains bonheurs,
il y a des malheurs qui nous arrivent trop tard, quand ils ne
peuvent plus prendre en nous la grandeur que plus tôt ils auraient
eu. Quand jʼappris cela jʼétais déjà consolé. Et il nʼy avait pas lieu
dʼen être étonné. Le regret est bien un mal physique, mais entre
les maux physiques, il faut distinguer ceux qui nʼagissent sur le
corps que par lʼintermédiaire de la mémoire. Dans le dernier cas le
pronostic est généralement favorable. Au bout de quelque temps un malade
atteint de cancer sera mort. Il est bien rare quʼun veuf inconsolable au bout
du même temps ne soit pas guéri. — .

Hélas Madame le papier me manque au
moment où ça allait devenir pas trop mal !

Votre Marcel Proust


 
 
 
 
 
 
Surlignage

À Madame Scheikévitch

Madame, vous voulez savoir ce que Mme Swann est devenue en vieillissant. Cʼest assez difficile à vous résumer. Je peux vous dire quʼelle est devenue plus belle : « Cela tenait surtout à ce quʼarrivée au milieu de la vie, Odette sʼétait enfin découvert, ou inventé, une physionomie personnelle, un « caractère » immuable, un « genre » de beauté ; et sur ses traits décousus – qui pendant si longtemps, livrés aux caprices hasardeux et impuissants de la chair, prenant, à la moindre fatigue, des années pour un instant, une sorte de vieillesse passagère, lui avaient composé tant bien que mal, selon son humeur et selon sa mine, un visage épars, journalier, informe et charmant – elle avait appliqué ce type fixe comme une « jeunesse immortelle ». Vous verrez sa société se renouveler ; pourtant (sans en savoir la raison quʼà la fin) vous y retrouverez toujours Mme Cottard qui échangera

avec Mme Swann des propos comme ceux-ci : « Vous me semblez bien belle dit Odette à Mme Cottard. Redfern fecit ? » « Non vous savez que je suis une fidèle de Raudnitz . Du reste cʼest un retapage. » « Hé bien, cela a un chic ! » « Combien croyez-vous ? » « Non, changez le premier chiffre » « Oh ! cʼest très mal vous donnez le signal du départ, je vois que je nʼai pas de succès avec mon thé. Prenez donc encore un peu de ces petites saletés-là, cʼest très bon ».

Mais jʼaimerais mieux vous présenter les personnages que vous ne connaissez pas encore, celui surtout qui joue le plus grand rôle et amène la péripétie, Albertine. Vous la verrez quand elle nʼest encore quʼune « jeune fille en fleurs » à lʼombre de laquelle je passe de si bonnes heures à Balbec. Puis quand je la soupçonne sur des riens, et pour des riens aussi lui rends ma confiance – « car cʼest

le propre de lʼamour de nous rendre à la fois plus défiant et plus crédule ». — Jʼaurais dû en rester là. « La sagesse eût été de considérer avec curiosité, de posséder avec délices cette petite parcelle de bonheur à défaut de laquelle je serais mort sans avoir jamais soupçonné ce que le bonheur peut être pour des cœurs moins difficiles ou plus favorisés. Jʼaurais partir, mʼenfermer dans la solitude, y rester en harmonie avec la voix que jʼavais su rendre un instant amoureuse et à qui je nʼaurais dû plus rien demander que de ne plus sʼadresser à moi, de peur que par une parole nouvelle qui ne pouvait plus être que différente, elle vînt blesser dʼune dissonance le silence sensitif où, comme grâce à quelque pédale, aurait pu survivre la tonalité du bonheur. » Du reste peu à peu je me fatigue dʼelle, le projet de lʼ épouser ne me plaît plus ; quand, un soir, au retour dʼun de ces dîners chez « les Verdurin à la campagne » où vous connaîtrez enfin la personnalité véritable de M. de Charlus, elle me dit en me disant bonsoir que lʼamie dʼenfance dont elle mʼa souvent parlé, et avec qui elle entretient encore de si affectueuses relations, cʼest Mlle Vinteuil. Vous verrez la terrible nuit que je passe alors, à la fin de laquelle je viens en pleurant

demander à ma mère la permission de me fiancer à Albertine. Puis vous verrez notre vie commune pendant ces longues fiançailles, lʼesclavage auquel ma jalousie la réduit, et qui, réussissant à calmer ma jalousie, fait évanouir, du moins je le crois, mon désir de lʼépouser. Mais un jour si beau que pensant à toutes les femmes qui passent, à tous les voyages que je pourrais faire, je veux demander à Albertine de nous quitter, Françoise en entrant chez moi me remet une lettre de ma fiancée qui sʼest décidée à rompre avec moi et est partie depuis le matin. Cʼétait ce que je croyais désirer ! et je souffrais tant que jʼétais obligé de me promettre à moi-même quʼon trouverait dʼici le soir un moyen de la faire revenir. « Jʼavais cru tout à lʼheure que cʼétait ce que je désirais. En voyant combien je mʼétais trompé, je compris combien la souffrance va plus loin en psychologie que le meilleur psychologue, et que la connaissance des éléments composants de notre âme, nous est donnée non par les plus fines perceptions de notre intelligence mais – dure, éclatante, étrange comme un sel soudain cristallisé – par la brusque réaction de la douleur.  » Les jours suivants je peux à peine faire quelques pas dans ma chambre, « je tâchais de ne pas frôler les chaises, de ne pas apercevoir le piano, ni aucun des objets dont elle avait usé et qui tous, dans le langage particulier que leur avaient fait mes souvenirs, semblaient vouloir me traduire à nouveau son départ. Je tombai dans un fauteuil, je nʼy pus rester, cʼest que je ne mʼy étais assis que quand elle était encore là ; et ainsi à chaque instant il y avait quelquʼun des innombrables et humbles moi qui nous

composent, à qui il fallait notifier son départ, à qui il fallait faire écouter ces mots inconnus pour lui : « Albertine est partie. » Et ainsi pour chaque acte, si minime quʼil fût, qui auparavant baignait dans lʼatmosphère de sa présence, il me fallait, à nouveaux frais, avec la même douleur, recommencer lʼapprentissage de la séparation. Puis la concurrence des autres formes de la vie... Dès que je mʼen aperçus je sentis une terreur panique. Ce calme que je venais de goûter, cʼétait la première apparition de cette grande force intermittente qui allait lutter contre la douleur, contre lʼamour et finirait par en avoir raison. » Il sʼagit de lʼoubli mais la page est déjà à demi couverte et je suis obligé de passer tout cela si je veux vous dire la fin. Albertine ne revient pas, jʼen arrive à souhaiter sa mort pour quʼelle ne soit pas à dʼ autres. « Comment Swann avait-il pu croire jadis que si Odette périssait victime dʼun accident, il eût retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la suppression de la souffrance. La suppression de la souffrance ! Ai-je vraiment pu le croire, croire que la mort ne fait que biffer ce qui existe. » Jʼapprends la mort dʼAlbertine.

Pour que la mort dʼAlbertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc lʼeût tuée non seulement hors de moi comme il avait fait, mais en moi. Jamais elle nʼy avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être est obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du Temps ; ne nous apparaissant que par minutes successives, il nʼa jamais pu nous livrer de lui quʼun seul aspect à la fois, nous débiter de lui quʼune seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être de ne consister quʼen une collection de moments ; grande force aussi : car il relève de la mémoire et la mémoire dʼun

T.S.V.P.

certain moment nʼest pas instruite de ce qui sʼest passé depuis ; le moment quʼelle a enregistré dure encore et avec lui vit lʼêtre qui sʼy profilait. Émiettement dʼailleurs qui ne fait pas seulement vivre la morte mais la multiplie. Quand jʼétais arrivé à supporter le chagrin dʼ avoir perdu une de ces Albertine, tout était à recommencer avec une autre, avec cent autres. Alors ce qui avait fait jusque-là la douceur de ma vie, la perpétuelle renaissance des moments anciens, en devint le supplice. (Diverses heures, saisons.) Jʼattends que lʼété finisse, puis lʼ automne. Mais les premières gelées me rappellent dʼautres souvenirs si cruels, quʼalors, comme un malade (qui se place lui au point de vue de son corps, de sa poitrine et de sa toux, mais moi moralement) je sentis ce que jʼavais encore le plus à redouter pour mon chagrin, pour mon cœur, cʼétait le retour de lʼ hiver. Lié à toutes les saisons, pour que je perdisse le souvenir dʼAlbertine, il aurait fallu que je les oubliasse toutes, quitte à les réapprendre comme un hémiplégique qui rapprend à lire. Seule une véritable mort de moi-même mʼeût consolé de la sienne. Mais la mort de soi-même nʼest pas chose si extraordinaire, elle se consomme malgré nous chaque jour.

Puisque rien quʼen pensant à elle, je la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais être celles dʼune morte  ; lʼinstant où elle les avait commises, devenait lʼ instant actuel non pas seulement pour elle mais pour celui de mes « moi » évoqués, qui la contemplais. De sorte quʼaucun anachronisme ne pourrait jamais séparer le couple

indissoluble où à chaque nouvelle coupable, sʼappariait aussitôt un jaloux toujours contemporain. Après tout, il nʼest pas plus absurde de regretter quʼune morte ignore quʼelle nʼa pas réussi à nous tromper, que de désirer que dans deux cents ans notre nom soit connu. Ce que nous sentons existe seul pour nous, nous le projetons dans le passé, dans lʼavenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de la mort.

Et quand mes grands souvenirs ne me la rappelèrent plus, de petites choses insignifiantes eurent ce pouvoir. Car les souvenirs dʼamour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire elle-même régie par lʼHabitude laquelle affaiblit tout. Et ainsi ce qui nous rappelle le mieux un être, cʼest justement ce que nous avions oublié parce que cʼétait sans importance.

Je commençai à subir peu à peu la force de lʼoubli, ce puissant instrument dʼ adaptation à la réalité, destructeur en nous de ce passé survivant qui est en constante contradiction avec elle. Non pas que je nʼaimasse plus Albertine. Mais déjà je ne lʼaimais plus comme dans les derniers temps mais comme en des jours plus anciens de notre amour. Avant de lʼoublier tout à fait, il me faudrait, comme un voyageur qui revient par la même route, au point dʼoù il est parti, avant dʼatteindre à lʼindifférence initiale traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels jʼ avais passé. Mais ces étapes ne nous semblent pas immobiles. Tandis que lʼon est arrêté à lʼune dʼelles, on a lʼillusion que le train repart dans le sens du lieu dʼoù lʼon vient comme on avait fait la première fois. Telle est la cruauté du souvenir .

Albertine nʼaurait rien pu me reprocher. On ne peut être fidèle quʼà ce dont on se souvient, on ne peut se

souvenir que de ce quʼon a connu. Mon moi nouveau tandis quʼil grandissait à lʼombre de lʼancien qui mourait avait souvent entendu celui-ci parler dʼAlbertine. À travers les récits du moribond, il croyait la connaître, lʼaimer. Mais ce nʼétait quʼune tendresse de seconde main.

Comme certains bonheurs, il y a des malheurs qui nous arrivent trop tard, quand ils ne peuvent plus prendre en nous la grandeur que plus tôt ils auraient eue. Quand jʼappris cela jʼétais déjà consolé. Et il nʼy avait pas lieu dʼen être étonné. Le regret est bien un mal physique, mais entre les maux physiques, il faut distinguer ceux qui nʼagissent sur le corps que par lʼintermédiaire de la mémoire. Dans le dernier cas le pronostic est généralement favorable. Au bout de quelque temps un malade atteint de cancer sera mort. Il est bien rare quʼun veuf inconsolable au bout du même temps ne soit pas guéri.

Hélas Madame le papier me manque au moment où ça allait devenir pas trop mal !

Votre Marcel Proust

           
Note n°1
Dans une lettre du [2 ou 3 novembre 1915], Proust annonce à Marie Scheikévitch, en deuil d’un frère tombé au front (voir CP 02892 ; Kolb, XIV, nº 3), quʼil va lui renvoyer « dans quelques jours » son exemplaire de Du côté de chez Swann où il a « entrepris de résumer pour [elle] sur les pages blanches […] un épisode entièrement différent du reste et le seul qui puisse actuellement trouver dans [son] cœur meurtri des affinités de douleur » (CP 03020 ; Kolb, XIV, n° 132). Lʼenvoi de cette lettre-dédicace doit donc se situer peu après le 3 novembre 1915. Les fac-similés dʼaprès lesquels nous avons revu la transcription de cette lettre proviennent du volume Lettres à Madame Scheikévitch (voir la rubrique « Publications antérieures » dans lʼonglet « Informations »). [PK, FL, NM, FP]
Note n°2génétique
Cette dédicace est un centon de citations tirées par Proust de ses brouillons, entre lesquelles il se livre à des résumés ou paraphrases rapides de l’intrigue. On notera lʼambiguïté du « je », à égalité avec Odette, Mme Cottard, Albertine ou Charlus, qui sont bien présentés, eux, comme des personnages. Ici, Proust semble avoir sous les yeux un placard du deuxième volume, imprimé par Grasset en juin 1914 (NAF 16761, placard 43, col. 4-5) : il adapte la phrase d’introduction (« Mais cela tenait aussi à ce que arrivée au milieu de la vie elle s’était enfin… »), puis en suit très fidèlement le texte. Voir JF, I, 606. [NM]
Note n°3
Le salon dʼOdette, limité à des responsables de ministères, prend un nouvel essor pendant lʼaffaire Dreyfus (SG, III, 141-144). [FL]
Note n°4génétique
Si Odette invite si régulièrement les Cottard, c’est parce qu’elle est la maîtresse du docteur. Cette révélation est annoncée plusieurs fois dans le roman (JF, I, 507 et CG, II, 625). Mais la paperole correspondante, tombée d’un cahier, nʼa été publiée pour la première fois quʼen 1983 : après la mort de Cottard, « une correspondance pourtant bien froide de ton mais pleine de petits faits que le docteur lui avait expliqués autrement acheva Mme Cottard en lui révélant que son mari nʼavait jamais cessé dʼentretenir à intervalles fixes, des relations avec Odette. […] Il lʼavait connue toute jeune, quand elle était elle-même peu connue (cʼétait lui qui lʼavait introduite chez les Verdurin plus tard). Il lui donnait chaque fois une toute petite somme et était resté avec elle comme un vieux client, aux mêmes prix dérisoires, même quand elle était devenue une grande cocotte, puis Mme Swann, puis Mme de Forcheville, puis quand le duc de Guermantes [eut] dépensé pour elle des millions » (voir Denise Mayer, « Les caractères immortels », Commentaire, 1983/4, n° 22, p. 373-378 ; citation p. 374-375). [NM]
Note n°5
Redfern & Sons, maison de couture britannique, « couturier breveté de toutes les Cours de l’Europe. Fourrures. 242, rue de Rivoli, Paris. Succursales à Aix-les-Bains, l’Été & l’Hiver à Nice, à Cannes, à Monte-Carlo. » (Couverture de dos du Tout-Paris, 1894). [PK, FL, NM]
Note n°6
Il existait deux maisons Raudnitz : celle dʼErnest, le frère, 8, rue Royale ; les sœurs tenaient Raudnitz et Cie, 21, place Vendôme. Tout-Paris, 1904, p. 65. [PK, FL, NM]
Note n°7génétique
Proust a sous les yeux le placard Grasset n° 42 de juin 1914, col. 8. La phrase : « Du reste cʼest un retapage » nʼy est pas imprimée ; lʼécrivain doit donc la recopier dʼaprès un ajout manuscrit. Voir JF, I, 588-589. [NM]
Note n°8génétique
Proust ne suit pas ici littéralement le texte du placard Grasset n° 42, col. 8, et la citation comprend une phrase qui nʼy est pas imprimée : « Prenez donc encore un peu de ces petites saletés[-]là, cʼest très bon ». Cʼest un nouvel indice que la révision des placards de 1914 est bien entamée. À cette époque, ce passage (voir JF, I, 593) et le précédent (voir JF, I, 588-589) sont encore contigus  : Proust se livrera plus tard à un « intercalage » de plusieurs pages. [NM]
Note n°9
Le terme appartient à la poétique de la tragédie, comme celui dʼ« épisode » par lequel Proust désignait lʼhistoire dʼAlbertine. Voir sa lettre de [peu après le 12 décembre 1919] à André Chaumeix : « cʼest le ressouvenir de cet épisode [la scène de Montjouvain] qui en excitant la jalousie du narrateur […] amenait ce quʼon appelait au théâtre la péripétie » (CP 03988 ; Kolb, XVIII, n° 308). Au théâtre, la péripétie désigne lʼévénement ultime qui provoque le dénouement ; dans une œuvre narrative, une circonstance imprévue qui modifie la situation du héros (Dictionnaire de lʼAcadémie française, 9e édition, « Péripétie »). [NM, FL]
Note n°10génétique
Allusion au premier séjour à Balbec. En novembre 1915, il n’existe plus que deux séjours à Balbec, et non trois comme à l’origine, le premier étant sans jeunes filles. [NM]
Note n°11génétique
Proust a ouvert ici le Cahier 46 au f. 81r, et mis au net lʼaddition marginale : « N’est-ce pas d’ailleurs le propre de l’amour de nous rendre à la fois plus défiant et plus crédule » (voir Julie André, « Le Cahier 46 de Marcel Proust : transcription et interprétation », thèse de doctorat, Université Paris Sorbonne Nouvelle, 2009 ; cf. Cahier IV, f. 127r et SG, III, 227, où les adjectifs sont au pluriel). Sur les « riens », voir aussi Cahier 46, f. 85r, les « petits riens morbides pour mon être prédisposé ». [NM]
Note n°12génétique
Ce passage est copié d’après le Cahier 46, f. 81v et figurait déjà en position de clausule à propos de Maria dans le Cahier 64, au f. 82r (voir la notice dʼAntoine Compagnon, SG, III, 1241-1242). Or la note de régie de Proust dans le Cahier 64 : « mettre ici la phrase du 1er volume la tonalité comme par quelque pédale la tonalité du bonheur » suggère une antériorité génétique plus importante encore. On trouve en effet déjà le passage, sous une forme plus ample, à la fin de la scène de la lecture par Maman dans « Combray ». Il y figure sur deux pages retapées de la dactylographie primitive de 1909 (NAF 16733, « Deuxième » dactylographie, f. 80r et 81r). Pour le texte définitif dans Sodome et Gomorrhe II, voir SG, III, 229. [NM]
Note n°13génétique
Proust hésiterait-il sur la place de la rencontre entre Charlus et Jupien, qui n’aurait pas encore eu lieu au moment du second séjour à Balbec ? Ne faut-il pas penser, plutôt, que, « s’adressant à Mme Scheikévitch », il « répugne à faire allusion » à cet épisode scabreux ? Voir A. Compagnon, SG, III, 1242, note 1. [NM]
Note n°14génétique
Les passages auxquels Proust fait allusion (retour d’un dîner « à la campagne », c’est-à-dire à la Raspelière, chez les Verdurin, aveu involontaire d’Albertine, désespoir du héros) sont narrés à la fin du Cahier 72 et au début du Cahier 53, respectivement numérotés Cahier « n° IV » et Cahier « n° V » de l’« Épisode ». Voir notamment Cahier 53, f. 1r-4r. [NM]
Note n°15génétique
Proust résume ici à grands traits la captivité d’Albertine, développée dans les Cahiers 53, 73 et 55, soit les Cahiers « n° V », « n° VI » et « n° VII » de l’« Épisode ». [NM]
Note n°16génétique
Voir Cahier 55, f. 42r-46r. Cf. P, III, 911-915 et La Fugitive, Cahiers d’Albertine disparue, éd. de N. Mauriac Dyer, Le Livre de poche « classique », 1993, p. 7-8. [NM]
Note n°17génétique
Voir Cahier 55, les folios 47r-48r, que Proust à la fois met au net et condense (cf. La Fugitive, Cahiers d’Albertine disparue, éd. citée, p. 7-8). Ce passage se trouvera en 1922 à la charnière entre La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III) et La Fugitive (Sodome et Gomorhe IV), et Proust le travaillera encore sur la dactylographie d’« Albertine disparue ». Sa provenance a été identifiée, comme celle de la plupart des passages suivants, par Kazuyoshi Yoshikawa dans sa thèse « Études sur la genèse de La Prisonnière d’après des brouillons inédits », Université de Paris-Sorbonne, 1976 (voir t. I, p. 8-12 et t. II, Annexe, p. 344-351). [PK, FL, NM]
Note n°18génétique
Voir Cahier 55, f. 51r (K. Yoshikawa, thèse citée, t. I, p. 10-11). Cf. AD, IV, 13-14. [PK, FL, NM]
Note n°19génétique
Voir Cahier 55, f. 56r. La moitié inférieure de la page a été ultérieurement découpée par Proust et collée dans le Cahier de mise au net XII, f. 40r (après « autres formes de la… » ; voir K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 345). Cf. AD, IV, 31. [PK, FL, NM]
Note n°20génétique
Dans cette citation, Proust résume puis recopie un passage de deux pages du Cahier 55 situées après l’actuel folio 61, pages qu’il découpera et collera ensuite dans le Cahier XII (f. 73r-74r ; voir K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 345-346). Cf. AD, IV, 57. Sur le souhait de Swann, voir CS, I, 349. [PK, FL, NM]
Note n°21génétique
Proust emprunte ici à deux pages du Cahier 55 qu’il collera ensuite dans le Cahier XII, f. 79-80. Il omet maintenant les guillemets : la copie est pourtant souvent littérale (voir K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 346-347). Cf. AD, IV, 60. [PK, FL, NM]
Note n°22génétique
Le retour douloureux des « diverses heures, saisons », est longuement décliné dans le Cahier 55 à partir du f. 62 ; il y contourne des morceaux écrits antérieurement comme le pastiche Goncourt (f. 63-78) et reprend à partir du f. 82. La majeure partie sera découpée et collée dans le Cahier XII, comme ce fragment recopié dans la lettre-dédicace (« alors, comme un malade, se plaçant, lui, au point de vue de sa poitrine et de sa toux […] elle se consomme malgré nous chaque jour »), qui se trouvait à l’origine placé après le f. 93 du Cahier 55 (Cahier XII, envers du papier collé au f. 98). Cf. AD, IV, 65-66. [PK, FL, NM]
Note n°23génétique
Voir Cahier 56, f. 1v (K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 347-348). Le Cahier 56 est le dernier de la série des Cahiers de l’« Épisode » auxquels recourt Proust (« n° VIII »). À nouveau, on remarque qu’il omet de placer la citation entre guillemets. Cf. AD, IV, 72. [PK, FL, NM]
Note n°24génétique
Voir Cahier 56, le feuillet qui se trouvait à l’origine après le f. 18, et que Proust a plus tard découpé et collé dans le Cahier de mise au net XIII, f. 33 (K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 348). À nouveau, on remarque que Proust omet les guillemets. Cf. AD, IV, 109, et la var. b. [PK, FL, NM]
Note n°25génétique
À nouveau sans signaler la citation par des guillemets, Proust adapte puis recopie ici un passage du Cahier 56: « Capitalissime / Quand je parle des bretelles raccrochées ou q.q. chose d’analogue (ou même ailleurs) dire : Car les lois le <s> souvenirs en amour ne f[on]t pas exception aux lois générales de la mémoire, elle-même régie par les lois de l’habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être c’est justement ce que nous avions oublié (oublié parce que c’était insignifiant et à quoi nous avons laissé ainsi toute sa force) » (verso du deuxième feuillet suivant le f. 8 du Cahier 56, transféré dans le Cahier XIII, f. 2). Lʼensemble a été rayé en croix parce quʼutilisé ailleurs, conformément à une note de régie additionnelle : « Je mets cela provisoirement pour Gilberte dans un volume antérieur / peut’être cela n’y restera-t-il pas ». On le lit en effet aujourd’hui au début de « Noms de pays : le pays » (JF, II, 4). Le passage, imprimé dès les premières épreuves Gallimard (planche n° 17), avait été ajouté à la main par Proust sur le placard Grasset n° 44 du deuxième volume (planche n° 21, coll. particulière ; voir Pyra Wise, « Le généticien en mosaïste », Genesis, 2013, n° 36). Rappelons que Proust recopie certains passages de la présente lettre-dédicace d’après le placard Grasset corrigé n° 42 de la même série (voir n7 et n8) : peut-être l’idée de transférer le présent passage d’Albertine à Gilberte lui est-elle venue en écrivant cette dédicace ? Avant la publication dʼÀ lʼombre des jeunes filles en fleurs, toutefois, Proust a répété à propos dʼAlbertine ce passage des « lois générales de la mémoire » (Cahier XIII, paperole au f. 37r ; RTP, Pléiade, éd. Clarac et Ferré, III, 1105, note 1 à la p. 531). On ne sait sʼil aurait, au bout du compte, conservé le doublon. Les interventions sur la dactylographie de double dʼ« Albertine disparue » conservée à la Bibliothèque nationale ne sont pas de sa main, contrairement à ce que suggère AD, IV, 113 var. a. [NM]
Note n°26génétique
Proust recopie ici, à nouveau sans signaler la citation, l’essentiel des f. 32r-33r du Cahier 56 (K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 348-350). Cf. AD, IV, 138-139. [PK, FL, NM]
Note n°27génétique
Ce passage a été esquissé à l’automne de 1914 dans le Cahier « Vénusté » (Cahier 54, f. 13v), d’après la lettre à Reynaldo Hahn de [peu après le 24 octobre 1914] (CP 02830, note 6). Proust le reprend ici d’après la version ultérieure du Cahier 56, f. 56 (K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 350 ; page scindée ensuite, voir Cahier XIV, f. 119r, envers du papier collé) : « Albertine n’aurait rien pu reprocher à son ami ; celui qui en usurpait le nom n’était que son héritier. On ne peut être fidèle qu’à ce dont on se souvient, on ne peut se souvenir que de ce qu’on a connu. Mon moi nouveau, tandis qu’il grandissait à l’ombre mourante de l’ancien, l’avait souvent entendu parler d’Albertine ; à travers lui, à travers les récits que le moribond lui en faisait, il croyait la connaître, il l’aimait ; mais ce n’était qu’une tendresse de seconde main. » Cf. AD, IV, 175. [PK, FL, NM]
Note n°28génétique
Voir Cahier 56, f. 118r : « Comme certains bonheurs, il y a des malheurs qui viennent trop tard, ils ne prennent pas pour nous toute la grandeur que plus tôt ils auraient eue. » Cf. AD, IV, 181. [PK, FL, NM]
Note n°29génétique
Voir Cahier 56, f. 104v. La moitié inférieure du feuillet a été transférée dans le Cahier XIV, f. 108r (K. Yoshikawa, thèse citée, Annexe, t. II, p. 350-351). Cf. AD, IV, 222-223. [PK, FL, NM]
Traduction
lʼa fait


Mots-clefs :dédicacegenèseguerre
Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
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