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CP 03007 Marcel Proust à Nicolas Cottin le 22 octobre 1915

Surlignage

22 Sep Octobre 1915


Mon cher Nicolas

Je suis bien en retard pour vous
répondre. Si en retard que je
craignais que mon mot ne vous
trouve plus à Belley . Mais Céline
me dit de risquer tout de même.
Si je suis si en
ma faute. Chagrins et ennuis nʼ
ont pas cessé. Je vous avais parlé de
mes jeunes cousins Mayer qui étaient


2

depuis le début sur le front. Le plus
jeune
a été tué et jʼai dû tâcher
dʼêtre un peu auprès de la pauvre
mère qui sʼattend au même sort
pour les autres. Dʼautre part, ce
quʼon ne prévoyait pas, la liquida
tion de la Bourse quʼon croyait
remise après la guerre, quand les
valeurs auraient un peu remonté
a eu lieu fin Septembre . On a
dix mois pour payer. Mais pour
payer 150 mille francs, encore


3

faut-il trouver 15 mille francs chaque
mois et comme dit le proverbe cela ne
se trouve pas sous le pas dʼun cheval. Heu-
reusement que pour ce qui concerne mon
avance sur titres, la liquidation ne joue
pas, et le moratorium en retarde le
remboursement. Mais le moratorium lui-
même peut finir prochainement ! Je suis
sûr que en dehors même des conséquences
pour vous et nos alliés, vous compatissez
aux souffrances inouïes des Serbes. Les massacres


4

de Belgique étaient un jeu dʼenfants auprès de
ce qui se passe en Serbie. Ce ne sont pas seulement
les soldats, mais les civils, tout le monde qui
est exterminé. Evidemment, quand il ne
restera plus un Serbe en Serbie, les Bulgares
auront beau jeu à prétendre quʼil nʼy a en
Serbie que des populations bulgares quʼils doivent
donc annexer. On frémit en pendant que des
êtres humains se livrent sur dʼautres êtres humains
à une férocité pareille.

Jʼespère que vous
êtes tout à fait guéri et que jʼaurai bientôt
le plaisir de vous serrer la main
Votre dévoué

Marcel Proust

Surlignage
 

22 octobre 1915

Mon cher Nicolas

Je suis bien en retard pour vous répondre. Si en retard que je craignais que mon mot ne vous trouve plus à Belley . Mais Céline me dit de risquer tout de même. Si je suis si en ma faute. Chagrins et ennuis nʼ ont pas cessé. Je vous avais parlé de mes jeunes cousins Mayer qui étaient


 

depuis le début sur le front. Le plus jeune a été tué et jʼai dû tâcher dʼêtre un peu auprès de la pauvre mère qui sʼattend au même sort pour les autres. Dʼautre part, ce quʼon ne prévoyait pas, la liquida tion de la Bourse quʼon croyait remise après la guerre, quand les valeurs auraient un peu remonté a eu lieu fin septembre . On a dix mois pour payer. Mais pour payer cent cinquante mille francs, encore


 

faut-il trouver quinze mille francs chaque mois et comme dit le proverbe cela ne se trouve pas sous le pas dʼun cheval. Heureusement que pour ce qui concerne mon avance sur titres, la liquidation ne joue pas, et le moratorium en retarde le remboursement. Mais le moratorium lui- même peut finir prochainement ! Je suis sûr que en dehors même des conséquences pour vous et nos alliés, vous compatissez aux souffrances inouïes des Serbes. Les massacres


 

de Belgique étaient un jeu dʼenfants auprès de ce qui se passe en Serbie. Ce ne sont pas seulement les soldats, mais les civils, tout le monde qui est exterminé. Evidemment, quand il ne restera plus un Serbe en Serbie, les Bulgares auront beau jeu à prétendre quʼil nʼy a en Serbie que des populations bulgares quʼils doivent donc annexer. On frémit en pendant que des êtres humains se livrent sur dʼautres êtres humains à une férocité pareille.

Jʼespère que vous êtes tout à fait guéri et que jʼaurai bientôt le plaisir de vous serrer la main Votre dévoué

Marcel Proust

Note n°1
La lettre de Nicolas Cottin nʼa pas été retrouvée. Nicolas Cottin (voir son portrait photographique par Paul Nadar en 1914) avait été le valet de chambre de Proust, et occasionnellement son secrétaire, jusquʼen 1914. (Voir sa notice biographique sous lʼentrée « Cottin ».) [FP, PW, FL]
Note n°2
Cottin avait été mobilisé à la mi-août 1914. En décembre 1914, Proust écrit à lʼancienne femme de chambre de sa mère, Eugénie Lémel : « Nicolas est dans lʼest, je ne sais au juste où » (CP 05416 ; BPRS, p. 105 et 350, n° 59). Puis Proust note, dans son Carnet 4, f. 38 r., lʼadresse exacte où se trouvait Cottin depuis juillet 1915 : « Nicolas Hopital Militaire Auxiliaire nº 16 Belley Ain  ». [PK, FP, PW]
Note n°3
Céline Pagnon, lʼépouse de Nicolas Cottin, qui avait été employée par Proust comme cuisinière. (Voir les informations biographiques la concernant à lʼentrée « Cottin ».) [PW, FL]
Note n°4
Daniel Émile Mayer (cousin germain de Mme Proust) et son épouse avaient trois fils : Charles (né en 1883), Maurice (né en 1884) et Jacques (né en 1886). [PK, FL]
Note n°5
Benjamin Jacques Daniel Mayer fut tué en Artois le 25 septembre 1915 (décès annoncé dans Le Figaro du 6 octobre 1915, p. 4, « Deuil », 6e colonne, et dans Le Temps (journal du soir) du 6 octobre, p. 3, « Nécrologie ». Voir aussi sa fiche militaire). [PK, FP, PW, FL]
Note n°6
Proust fit une visite de condoléances à Mme Daniel Mayer le 5 octobre (Kolb, XIV, « Chronologie 1915 », p. 19). [PK, PW]
Note n°7
Voir la lettre de Proust à Lionel Hauser de la [mi-septembre 1915] (CP 03000 ; Kolb, XIV, nº 112). Un décret a été promulgué le 16 septembre 1915 « en vue dʼassurer dans les Bourses de valeurs la liquidation des engagements à terme restée en suspens depuis fin juillet 1914 » (« La liquidation à la Bourse », Le Temps, 17 juillet 1915, p. 3, « Nouvelles du jour »). [PK, FP]
Note n°8
« Les différences dues à la suite de la liquidation qui aura lieu à la fin du présent mois seront payables, à savoir : 10 % le jour des règlements de ladite liquidation, et 10 % les jours des règlements des liquidations de fin octobre 1915 à fin juin 1916. » (« La liquidation à la Bourse », Le Temps, 17 juillet 1915, p. 3, « Nouvelles du jour ».) Voir aussi les précisions données à la rubrique « Semaine financière » dans Le Temps du 20 septembre 1915, p. 3 : « ce règlement des différences […] se fera en dix portions mensuelles à partir de la prochaine liquidation, la première portion devant être versée en même temps que les intérêts moratoires. » – Selon les souvenirs de Céline Cottin, Proust aimait discuter de la Bourse avec Nicolas : « Quand ils n’étaient pas d’accord, Monsieur disait : "Nous ne sommes pas du même avis !" Et ça s’arrêtait net. » (Propos recueillis par Paul Guth, « À lʼombre de Marcel Proust », Le Figaro littéraire, 25 septembre 1954, p. 4.) [PK, FP, PW, FL]
Note n°9
Proust a pu lire les nouvelles relatives aux « Fronts serbes » dans Le Temps du 19 octobre 1915 («Lʼhéroïque résistance serbe », p. 4, 1ère colonne : « On signale les atrocités inouïes commises par les troupes ennemies sur la population civile sur tous les fronts », ), Le Temps du 21 octobre 1915 (« La ruée sur la Serbie », p. 2, 1ère colonne), ainsi que dans Le Figaro du 22 octobre (« Lʼhéroïsme serbe » : « la campagne serbe revêt un caractère de plus en plus terrible : les femmes et les enfants mêmes ont pris les armes contre les envahisseurs. Aucun Serbe nʼest fait prisonnier par les Austro-Allemands », p. 1, 5e colonne). [PK, FP, FL]
Note n°10
Nicolas Cottin souffrait alors dʼune pleurésie contractée à la guerre. En juillet 1915, Proust était rassuré quʼil soit à lʼhôpital, donc « à lʼabri », et pensait quʼil serait « vite remis » (voir la lettre à Céline Cottin du [début juillet 1915]  :linkCP 02972 ; Kolb, XIV, n° 83). Mais Cottin mourra le 4 juillet 1916 à lʼhôpital Saint-Antoine à Paris (voirsa fiche militaire et la lettre de Proust à Lionel Hauser du 4 juillet 1916,CP 03152Kolb, XV, nº 88). [FP, PW, FL]


Mots-clefs :guerre
Date de mise en ligne : October 5, 2022 07:21
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 15:08
Surlignage

22 Sep Octobre 1915


Mon cher Nicolas

Je suis bien en retard pour vous
répondre. Si en retard que je
craignais que mon mot ne vous
trouve plus à Belley . Mais Céline
me dit de risquer tout de même.
Si je suis si en
ma faute. Chagrins et ennuis nʼ
ont pas cessé. Je vous avais parlé de
mes jeunes cousins Mayer qui étaient


2

depuis le début sur le front. Le plus
jeune
a été tué et jʼai dû tâcher
dʼêtre un peu auprès de la pauvre
mère qui sʼattend au même sort
pour les autres. Dʼautre part, ce
quʼon ne prévoyait pas, la liquida
tion de la Bourse quʼon croyait
remise après la guerre, quand les
valeurs auraient un peu remonté
a eu lieu fin Septembre . On a
dix mois pour payer. Mais pour
payer 150 mille francs, encore


3

faut-il trouver 15 mille francs chaque
mois et comme dit le proverbe cela ne
se trouve pas sous le pas dʼun cheval. Heu-
reusement que pour ce qui concerne mon
avance sur titres, la liquidation ne joue
pas, et le moratorium en retarde le
remboursement. Mais le moratorium lui-
même peut finir prochainement ! Je suis
sûr que en dehors même des conséquences
pour vous et nos alliés, vous compatissez
aux souffrances inouïes des Serbes. Les massacres


4

de Belgique étaient un jeu dʼenfants auprès de
ce qui se passe en Serbie. Ce ne sont pas seulement
les soldats, mais les civils, tout le monde qui
est exterminé. Evidemment, quand il ne
restera plus un Serbe en Serbie, les Bulgares
auront beau jeu à prétendre quʼil nʼy a en
Serbie que des populations bulgares quʼils doivent
donc annexer. On frémit en pendant que des
êtres humains se livrent sur dʼautres êtres humains
à une férocité pareille.

Jʼespère que vous
êtes tout à fait guéri et que jʼaurai bientôt
le plaisir de vous serrer la main
Votre dévoué

Marcel Proust

Surlignage
 

22 octobre 1915

Mon cher Nicolas

Je suis bien en retard pour vous répondre. Si en retard que je craignais que mon mot ne vous trouve plus à Belley . Mais Céline me dit de risquer tout de même. Si je suis si en ma faute. Chagrins et ennuis nʼ ont pas cessé. Je vous avais parlé de mes jeunes cousins Mayer qui étaient


 

depuis le début sur le front. Le plus jeune a été tué et jʼai dû tâcher dʼêtre un peu auprès de la pauvre mère qui sʼattend au même sort pour les autres. Dʼautre part, ce quʼon ne prévoyait pas, la liquida tion de la Bourse quʼon croyait remise après la guerre, quand les valeurs auraient un peu remonté a eu lieu fin septembre . On a dix mois pour payer. Mais pour payer cent cinquante mille francs, encore


 

faut-il trouver quinze mille francs chaque mois et comme dit le proverbe cela ne se trouve pas sous le pas dʼun cheval. Heureusement que pour ce qui concerne mon avance sur titres, la liquidation ne joue pas, et le moratorium en retarde le remboursement. Mais le moratorium lui- même peut finir prochainement ! Je suis sûr que en dehors même des conséquences pour vous et nos alliés, vous compatissez aux souffrances inouïes des Serbes. Les massacres


 

de Belgique étaient un jeu dʼenfants auprès de ce qui se passe en Serbie. Ce ne sont pas seulement les soldats, mais les civils, tout le monde qui est exterminé. Evidemment, quand il ne restera plus un Serbe en Serbie, les Bulgares auront beau jeu à prétendre quʼil nʼy a en Serbie que des populations bulgares quʼils doivent donc annexer. On frémit en pendant que des êtres humains se livrent sur dʼautres êtres humains à une férocité pareille.

Jʼespère que vous êtes tout à fait guéri et que jʼaurai bientôt le plaisir de vous serrer la main Votre dévoué

Marcel Proust

Note n°1
La lettre de Nicolas Cottin nʼa pas été retrouvée. Nicolas Cottin (voir son portrait photographique par Paul Nadar en 1914) avait été le valet de chambre de Proust, et occasionnellement son secrétaire, jusquʼen 1914. (Voir sa notice biographique sous lʼentrée « Cottin ».) [FP, PW, FL]
Note n°2
Cottin avait été mobilisé à la mi-août 1914. En décembre 1914, Proust écrit à lʼancienne femme de chambre de sa mère, Eugénie Lémel : « Nicolas est dans lʼest, je ne sais au juste où » (CP 05416 ; BPRS, p. 105 et 350, n° 59). Puis Proust note, dans son Carnet 4, f. 38 r., lʼadresse exacte où se trouvait Cottin depuis juillet 1915 : « Nicolas Hopital Militaire Auxiliaire nº 16 Belley Ain  ». [PK, FP, PW]
Note n°3
Céline Pagnon, lʼépouse de Nicolas Cottin, qui avait été employée par Proust comme cuisinière. (Voir les informations biographiques la concernant à lʼentrée « Cottin ».) [PW, FL]
Note n°4
Daniel Émile Mayer (cousin germain de Mme Proust) et son épouse avaient trois fils : Charles (né en 1883), Maurice (né en 1884) et Jacques (né en 1886). [PK, FL]
Note n°5
Benjamin Jacques Daniel Mayer fut tué en Artois le 25 septembre 1915 (décès annoncé dans Le Figaro du 6 octobre 1915, p. 4, « Deuil », 6e colonne, et dans Le Temps (journal du soir) du 6 octobre, p. 3, « Nécrologie ». Voir aussi sa fiche militaire). [PK, FP, PW, FL]
Note n°6
Proust fit une visite de condoléances à Mme Daniel Mayer le 5 octobre (Kolb, XIV, « Chronologie 1915 », p. 19). [PK, PW]
Note n°7
Voir la lettre de Proust à Lionel Hauser de la [mi-septembre 1915] (CP 03000 ; Kolb, XIV, nº 112). Un décret a été promulgué le 16 septembre 1915 « en vue dʼassurer dans les Bourses de valeurs la liquidation des engagements à terme restée en suspens depuis fin juillet 1914 » (« La liquidation à la Bourse », Le Temps, 17 juillet 1915, p. 3, « Nouvelles du jour »). [PK, FP]
Note n°8
« Les différences dues à la suite de la liquidation qui aura lieu à la fin du présent mois seront payables, à savoir : 10 % le jour des règlements de ladite liquidation, et 10 % les jours des règlements des liquidations de fin octobre 1915 à fin juin 1916. » (« La liquidation à la Bourse », Le Temps, 17 juillet 1915, p. 3, « Nouvelles du jour ».) Voir aussi les précisions données à la rubrique « Semaine financière » dans Le Temps du 20 septembre 1915, p. 3 : « ce règlement des différences […] se fera en dix portions mensuelles à partir de la prochaine liquidation, la première portion devant être versée en même temps que les intérêts moratoires. » – Selon les souvenirs de Céline Cottin, Proust aimait discuter de la Bourse avec Nicolas : « Quand ils n’étaient pas d’accord, Monsieur disait : "Nous ne sommes pas du même avis !" Et ça s’arrêtait net. » (Propos recueillis par Paul Guth, « À lʼombre de Marcel Proust », Le Figaro littéraire, 25 septembre 1954, p. 4.) [PK, FP, PW, FL]
Note n°9
Proust a pu lire les nouvelles relatives aux « Fronts serbes » dans Le Temps du 19 octobre 1915 («Lʼhéroïque résistance serbe », p. 4, 1ère colonne : « On signale les atrocités inouïes commises par les troupes ennemies sur la population civile sur tous les fronts », ), Le Temps du 21 octobre 1915 (« La ruée sur la Serbie », p. 2, 1ère colonne), ainsi que dans Le Figaro du 22 octobre (« Lʼhéroïsme serbe » : « la campagne serbe revêt un caractère de plus en plus terrible : les femmes et les enfants mêmes ont pris les armes contre les envahisseurs. Aucun Serbe nʼest fait prisonnier par les Austro-Allemands », p. 1, 5e colonne). [PK, FP, FL]
Note n°10
Nicolas Cottin souffrait alors dʼune pleurésie contractée à la guerre. En juillet 1915, Proust était rassuré quʼil soit à lʼhôpital, donc « à lʼabri », et pensait quʼil serait « vite remis » (voir la lettre à Céline Cottin du [début juillet 1915]  :linkCP 02972 ; Kolb, XIV, n° 83). Mais Cottin mourra le 4 juillet 1916 à lʼhôpital Saint-Antoine à Paris (voirsa fiche militaire et la lettre de Proust à Lionel Hauser du 4 juillet 1916,CP 03152Kolb, XV, nº 88). [FP, PW, FL]


Mots-clefs :guerre
Date de mise en ligne : October 5, 2022 07:21
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 15:08
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