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CP 02992 Marcel Proust à Lionel Hauser vendredi [le 27 août 1915]

Surlignage

Vendredi

Mon cher Lionel

Je tʼai bien écrit tout de
suite pour te dire ma pro-
fonde reconnaissance mais
ma lettre nʼa pas eu de
chance. Portée Boulevard
Flandrin
immédiatement
comme ce nʼétait plus lʼ
heure de la rue de la Victoire


2

on a répondu que tu nʼy habitais
plus. Alors le lendemain jʼai
envoyé rue de la Victoire, tu
nʼy étais pas. Aujourdʼhui (ce
qui fait 48 heures sans que
tu aies su que je ne suis
pas ingrat, jʼen suis malade)
jʼai renvoyé rue de la Victoire
demander ton nouveau domicile
(ce quʼon aurait dû faire la
1re fois) et on a refusé de
lʼindiquer. Je vais donc
renvoyer ce mot rue de la


3

Victoire en espérant quʼun jour ou lʼ
autre tu sauras ma gratitude. —. Tu
es bien aimable, (et, je le crains, un peu
moqueur), quand tu dis que tu as lu ma
lettre avec intérêt ; car rien nʼest plus
ennuyeux, sauf pour le questionneur, que
ces demandes de conseil. Mais tu comprendras
facilement que moi jʼaie pu lire ta réponse
avec grand intérêt, car tu y traites de
questions générales, comme celle du
change, et jʼai lu cela comme un article de


4

Revue de Paris , mais mieux fait. Dans lʼ
intervalle le Dr de lʼAgence du Ct Indl
est venu en congé de 3 mois et mʼa adressé
un tableau détaillé des hausses et des baisses.
Je pourrais dire des baisses car rien nʼa
monté. En examinant mieux le Cte Rothschild
(je voulais te lʼenvoyer mais jʼai eu peur de tʼassomer)
jʼai vu que la Jutland et le Hollandais y
tiennent une trop petite place pour pouvoir
être utiles. En revanche de gros paquets de
Banque Espagn. du Rio de la Plata, de Santa Fé, de
Chilien 5 %, de Russe , bénéficient peutʼêtre de
cette question du change ? Ne prends pas la peine de


5

me lʼécrire. Je le demanderai au
Crédit Industriel et tremble quʼil
me dise que cʼest à vendre. Car
alors il faudra affronter Monsieur
Neuburger
. Quant aux valeurs qui
ne donnent pas dʼintérêts comme la
Doubowaïa Balka naturellement
jʼaimerais mieux les vendre. Mais le
capital a par trop baissé. Quant aux
Mines dʼOr jʼignore si la guerre
leur profitera. Et puis elles donnent de
bons revenus. —. Je nʼai pas compris
ce que tu mʼas dit relativement à
mon coulissier, mais puisque je ne
suis pas obligé de lever les titres, cela me


6

est égal. Dʼailleurs ces valeurs sont plus
basses quʼen Juin. Néanmoins
je vais lui écrire quʼil peut
arrêter le jeu, sʼil veut.
Tu as donc été gentil, bon,
délicieux, dans tous tes conseils,
et de me les donner si vite,
et si détaillés. Il me semble
(ceci dit très affectueusement)
que tu lʼas été un peu moins
quand tu tʼes dit heureux que
je fusse versé dans le service
armé car tu sais très bien que dans


7

mon état de santé ce serait ma mort en
48 heures. Sans doute la vie que je mène nʼ
a rien dʼagréable et même en sachant que je
ne peux être utile en rien à lʼarmée, je me
serais utile à moi-même en me laissant
supprimer. Mais je désire beaucoup terminer
lʼouvrage commencé et y déposer des
vérités dont je sais que beaucoup se
nourrissent et qui sans cela seront détruites
avec moi. Dʼailleurs (et cʼest ce qui a
causé le premier retard à te remercier) comme


8

je venais de recevoir ta lettre on mʼa inopi-
nément annoncé de nouveaux médecins
militaires, à ma grande surprise puisque
jʼétais ajourné à 6 mois (la loi Dalbiez
en est sans doute cause). La conséquence a ete
que je suis au contraire proposé pour la Réforme.
Jʼespère tout de même que je ne te cause pas de
tristesse en te le disant. —.

Ne prends toute
cette dernière partie de ma lettre que comme
elle est écrite, cʼest à dire « cum grano salis »
et en revanche que ce soit dans la plenitude de
son sens que tu veuilles bien croire à ma
reconnaissante affection

Marcel Proust

Ne dis à personne ce que je tʼai dit de mon frère car il nʼen a parlé à personne, je
ne lʼai su quʼindirectement, cela nʼa jamais interrompu ses travaux et jʼespère quʼil en
triomphera


9

P.S.
Maintenant que jʼai été
revisité, je tâcherai de faire
une ou deux tentatives de
sortie. La 1re sera pour
aller te remercier si je
peux te joindre. Et je te
demanderai si tu possèdes
mon livre illustré par Madeleine
Lemaire
(les Plaisirs et les
Jours
). Sinon je serai heureux
de te lʼenvoyer, il est assez
joli à regarder pour que même
sans prendre la peine de le lire, tu puisses


10

trouver du plaisir à en examiner
les dessins. Peutʼetre je te lʼai
donné autrefois. Je ne me
souviens plus.
—. Jʼai trouvé (je saute au
1er sujet) que les Obligs
Egypte
, les Chs feder.
suisses
, les tunisiennes , la
Rente, le Suez ont bien baissé
pour les vendre. Je me suis arrêté
provisoirement à lʼAzote
et à la Cie des Eaux.


 
 
 
 
 
Surlignage
 
Vendredi

Mon cher Lionel

Je tʼai bien écrit tout de suite pour te dire ma profonde reconnaissance mais ma lettre nʼa pas eu de chance. Portée Boulevard Flandrin immédiatement comme ce nʼétait plus lʼ heure de la rue de la Victoire


 

on a répondu que tu nʼy habitais plus. Alors le lendemain jʼai envoyé rue de la Victoire, tu nʼy étais pas. Aujourdʼhui (ce qui fait quarante-huit heures sans que tu aies su que je ne suis pas ingrat, jʼen suis malade) jʼai renvoyé rue de la Victoire demander ton nouveau domicile (ce quʼon aurait dû faire la première fois) et on a refusé de lʼindiquer. Je vais donc renvoyer ce mot rue de la


 

Victoire en espérant quʼun jour ou lʼ autre tu sauras ma gratitude.

Tu es bien aimable, (et, je le crains, un peu moqueur), quand tu dis que tu as lu ma lettre avec intérêt ; car rien nʼest plus ennuyeux, sauf pour le questionneur, que ces demandes de conseil. Mais tu comprendras facilement que moi jʼaie pu lire ta réponse avec grand intérêt, car tu y traites de questions générales, comme celle du change, et jʼai lu cela comme un article de


 

Revue de Paris , mais mieux fait. Dans lʼ intervalle le directeur de lʼAgence du Crédit Industriel est venu en congé de trois mois et mʼa adressé un tableau détaillé des hausses et des baisses. Je pourrais dire des baisses car rien nʼa monté. En examinant mieux le Compte Rothschild (je voulais te lʼenvoyer mais jʼai eu peur de tʼassommer) jʼai vu que la Jutland et le Hollandais y tiennent une trop petite place pour pouvoir être utiles. En revanche de gros paquets de Banque Espagnole du Rio de la Plata, de Santa Fé, de Chilien 5 %, de Russe , bénéficient peut-être de cette question du change ? Ne prends pas la peine de


 

me lʼécrire. Je le demanderai au Crédit Industriel et tremble quʼil me dise que cʼest à vendre. Car alors il faudra affronter Monsieur Neuburger. Quant aux valeurs qui ne donnent pas dʼintérêts comme la Doubowaïa Balka naturellement jʼaimerais mieux les vendre. Mais le capital a par trop baissé. Quant aux Mines dʼOr jʼignore si la guerre leur profitera. Et puis elles donnent de bons revenus.

Je nʼai pas compris ce que tu mʼas dit relativement à mon coulissier, mais puisque je ne suis pas obligé de lever les titres, cela mʼme


 

est égal. Dʼailleurs ces valeurs sont plus basses quʼen juin. Néanmoins je vais lui écrire quʼil peut arrêter le jeu, sʼil veut. Tu as donc été gentil, bon, délicieux, dans tous tes conseils, et de me les donner si vite, et si détaillés. Il me semble (ceci dit très affectueusement) que tu lʼas été un peu moins quand tu tʼes dit heureux que je fusse versé dans le service armé car tu sais très bien que dans


 

mon état de santé ce serait ma mort en quarante-huit heures. Sans doute la vie que je mène nʼ a rien dʼagréable et même en sachant que je ne peux être utile en rien à lʼarmée, je me serais utile à moi-même en me laissant supprimer. Mais je désire beaucoup terminer lʼouvrage commencé et y déposer des vérités dont je sais que beaucoup se nourrissent et qui sans cela seront détruites avec moi. Dʼailleurs (et cʼest ce qui a causé le premier retard à te remercier) comme


 

je venais de recevoir ta lettre on mʼa inopinément annoncé de nouveaux médecins militaires, à ma grande surprise puisque jʼétais ajourné à six mois (la loi Dalbiez en est sans doute cause). La conséquence a été que je suis au contraire proposé pour la Réforme. Jʼespère tout de même que je ne te cause pas de tristesse en te le disant.

Ne prends toute cette dernière partie de ma lettre que comme elle est écrite, cʼest à dire « cum grano salis » et en revanche que ce soit dans la plenitude de son sens que tu veuilles bien croire à ma reconnaissante affection

Marcel Proust

Ne dis à personne ce que je tʼai dit de mon frère car il nʼen a parlé à personne, je ne lʼai su quʼindirectement, cela nʼa jamais interrompu ses travaux et jʼespère quʼil en triomphera.


 

P.S. Maintenant que jʼai été revisité, je tâcherai de faire une ou deux tentatives de sortie. La première sera pour aller te remercier si je peux te joindre. Et je te demanderai si tu possèdes mon livre illustré par Madeleine Lemaire (les Plaisirs et les Jours ). Sinon je serai heureux de te lʼenvoyer, il est assez joli à regarder pour que même sans prendre la peine de le lire, tu puisses


 

trouver du plaisir à en examiner les dessins. peut-être je te lʼai donné autrefois. Je ne me souviens plus.

Jʼai trouvé (je saute au premier sujet) que les ObligationsÉgypte , les Chemins fédéraux suisses, les Tunisiennes , la Rente, le Suez ont bien baissé pour les vendre. Je me suis arrêté provisoirement à lʼAzote et à la Compagnie des Eaux.


  
  
  
  
  
 
Note n°1
Répondant à la lettre de Lionel Hauser datée du 24 août 1915 (CP 02991 ; Kolb, XIV, n° 103), cette lettre écrite « 48 heures » après celle de Hauser (selon les explications de Proust) date donc du vendredi 27 août 1915. [PK]
Note n°2
M. et Mme Lionel Hauser habitaient un hôtel particulier au 15, boulevard Flandrin (voir le Tout-Paris, 1912, p. 281) avant leur déménagement que Proust, manifestement, ignorait. [PK]
Note n°3
En juillet 1914, Lionel Hauser & Cie avait quitté le 22, rue de lʼArcade, pour sʼinstaller au 92, rue de la Victoire. [PK]
Note n°4
Dans sa réponse (quasi immédiate) du 28 août 1915 (CP 02993 ; Kolb, XIV, n° 105), Hauser répondra à ces insinuations dʼabsentéisme au travail que depuis le mois dʼavril il nʼa « pas manqué un seul jour » et que le messager de Proust nʼa pas dû monter jusquʼà son bureau, personne à sa banque ne lʼayant vu depuis longtemps. [FL]
Note n°5
Dans sa réponse du 28 août 1915 (CP 02993 ; Kolb, XIV, n° 105), Hauser fournit sa nouvelle adresse (18, rue de lʼObservatoire, 5e étage) et suppose que le messager de Proust sʼest borné à poser la question à la concierge du 92, rue de la Victoire au lieu de monter à lʼagence bancaire, où on lʼaurait renseigné. [FL]
Note n°6
Dans sa lettre du 24 août 1915 (CP 02991 ; Kolb, XIV, n° 103), Hauser avait en effet indiqué à Proust, concernant sa « position en coulisse », quʼil nʼétait pas « tenu » de lever ses titres, « puisque la liquidation ne se fera[it] que si on trouv[ait] la possibilité de continuer à reporter ceux qui ne voudr[aie]nt ni lever ni vendre », et que « cʼ[était] même pour cela que [s]on Coulissier [lui] demand[ait] des instructions, car ce nʼest quʼen connaissant les intentions de leurs clients que les Coulissiers ser[aie]nt fixés sur la somme dont ils aur[aie]nt besoin pour pouvoir opérer la liquidation. » Après plus dʼun an de moratorium, les milieux financiers, lors du mois dʼaoût 1915, espéraient que les transactions boursières et financières pourraient rapidement reprendre. [FL]
Note n°7
Cʼétait précisément le conseil que Hauser donnait à Proust dans sa lettre du 24 août 1915 (CP 02991 ; Kolb, XIV, n° 103). [FL]
Note n°8
La loi Dalbiez, votée par le Sénat le 12 août 1915 et ratifiée par la Chambre des députés le 13, visait à traquer les « embusqués ». Voir lʼarticle « La Loi Dalbiez  », Le Figaro, 4 juin 1915, p. 1. [PK]
Note n°9
Voir la lettre à Hauser du [23 août 1915] (CP 02990 ; Kolb, XIV, n° 102), où Proust disait que son frère Robert avait la dysenterie depuis huit mois mais ne voulait pas en parler pour ne pas devoir interrompre son travail. [PK]
Note
le lendemain du jour où Proust reçut la lettre de Hauser du 24 août
Note
La Revue de Paris
Note
le nom des titres financiers nʼest pas précisé
Note
le nom exact des actions nʼest pas précisé
Note
Proust, Marcel 1913-1927 À la recherche du temps perdu
Note
Proust, Marcel 1896 Les Plaisirs et les Jours
Note
le nom exact de la valeur boursière nʼest pas précisé


Mots-clefs :
Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : November 25, 2022 08:20
Surlignage

Vendredi

Mon cher Lionel

Je tʼai bien écrit tout de
suite pour te dire ma pro-
fonde reconnaissance mais
ma lettre nʼa pas eu de
chance. Portée Boulevard
Flandrin
immédiatement
comme ce nʼétait plus lʼ
heure de la rue de la Victoire


2

on a répondu que tu nʼy habitais
plus. Alors le lendemain jʼai
envoyé rue de la Victoire, tu
nʼy étais pas. Aujourdʼhui (ce
qui fait 48 heures sans que
tu aies su que je ne suis
pas ingrat, jʼen suis malade)
jʼai renvoyé rue de la Victoire
demander ton nouveau domicile
(ce quʼon aurait dû faire la
1re fois) et on a refusé de
lʼindiquer. Je vais donc
renvoyer ce mot rue de la


3

Victoire en espérant quʼun jour ou lʼ
autre tu sauras ma gratitude. —. Tu
es bien aimable, (et, je le crains, un peu
moqueur), quand tu dis que tu as lu ma
lettre avec intérêt ; car rien nʼest plus
ennuyeux, sauf pour le questionneur, que
ces demandes de conseil. Mais tu comprendras
facilement que moi jʼaie pu lire ta réponse
avec grand intérêt, car tu y traites de
questions générales, comme celle du
change, et jʼai lu cela comme un article de


4

Revue de Paris , mais mieux fait. Dans lʼ
intervalle le Dr de lʼAgence du Ct Indl
est venu en congé de 3 mois et mʼa adressé
un tableau détaillé des hausses et des baisses.
Je pourrais dire des baisses car rien nʼa
monté. En examinant mieux le Cte Rothschild
(je voulais te lʼenvoyer mais jʼai eu peur de tʼassomer)
jʼai vu que la Jutland et le Hollandais y
tiennent une trop petite place pour pouvoir
être utiles. En revanche de gros paquets de
Banque Espagn. du Rio de la Plata, de Santa Fé, de
Chilien 5 %, de Russe , bénéficient peutʼêtre de
cette question du change ? Ne prends pas la peine de


5

me lʼécrire. Je le demanderai au
Crédit Industriel et tremble quʼil
me dise que cʼest à vendre. Car
alors il faudra affronter Monsieur
Neuburger
. Quant aux valeurs qui
ne donnent pas dʼintérêts comme la
Doubowaïa Balka naturellement
jʼaimerais mieux les vendre. Mais le
capital a par trop baissé. Quant aux
Mines dʼOr jʼignore si la guerre
leur profitera. Et puis elles donnent de
bons revenus. —. Je nʼai pas compris
ce que tu mʼas dit relativement à
mon coulissier, mais puisque je ne
suis pas obligé de lever les titres, cela me


6

est égal. Dʼailleurs ces valeurs sont plus
basses quʼen Juin. Néanmoins
je vais lui écrire quʼil peut
arrêter le jeu, sʼil veut.
Tu as donc été gentil, bon,
délicieux, dans tous tes conseils,
et de me les donner si vite,
et si détaillés. Il me semble
(ceci dit très affectueusement)
que tu lʼas été un peu moins
quand tu tʼes dit heureux que
je fusse versé dans le service
armé car tu sais très bien que dans


7

mon état de santé ce serait ma mort en
48 heures. Sans doute la vie que je mène nʼ
a rien dʼagréable et même en sachant que je
ne peux être utile en rien à lʼarmée, je me
serais utile à moi-même en me laissant
supprimer. Mais je désire beaucoup terminer
lʼouvrage commencé et y déposer des
vérités dont je sais que beaucoup se
nourrissent et qui sans cela seront détruites
avec moi. Dʼailleurs (et cʼest ce qui a
causé le premier retard à te remercier) comme


8

je venais de recevoir ta lettre on mʼa inopi-
nément annoncé de nouveaux médecins
militaires, à ma grande surprise puisque
jʼétais ajourné à 6 mois (la loi Dalbiez
en est sans doute cause). La conséquence a ete
que je suis au contraire proposé pour la Réforme.
Jʼespère tout de même que je ne te cause pas de
tristesse en te le disant. —.

Ne prends toute
cette dernière partie de ma lettre que comme
elle est écrite, cʼest à dire « cum grano salis »
et en revanche que ce soit dans la plenitude de
son sens que tu veuilles bien croire à ma
reconnaissante affection

Marcel Proust

Ne dis à personne ce que je tʼai dit de mon frère car il nʼen a parlé à personne, je
ne lʼai su quʼindirectement, cela nʼa jamais interrompu ses travaux et jʼespère quʼil en
triomphera


9

P.S.
Maintenant que jʼai été
revisité, je tâcherai de faire
une ou deux tentatives de
sortie. La 1re sera pour
aller te remercier si je
peux te joindre. Et je te
demanderai si tu possèdes
mon livre illustré par Madeleine
Lemaire
(les Plaisirs et les
Jours
). Sinon je serai heureux
de te lʼenvoyer, il est assez
joli à regarder pour que même
sans prendre la peine de le lire, tu puisses


10

trouver du plaisir à en examiner
les dessins. Peutʼetre je te lʼai
donné autrefois. Je ne me
souviens plus.
—. Jʼai trouvé (je saute au
1er sujet) que les Obligs
Egypte
, les Chs feder.
suisses
, les tunisiennes , la
Rente, le Suez ont bien baissé
pour les vendre. Je me suis arrêté
provisoirement à lʼAzote
et à la Cie des Eaux.


 
 
 
 
 
Surlignage
 
Vendredi

Mon cher Lionel

Je tʼai bien écrit tout de suite pour te dire ma profonde reconnaissance mais ma lettre nʼa pas eu de chance. Portée Boulevard Flandrin immédiatement comme ce nʼétait plus lʼ heure de la rue de la Victoire


 

on a répondu que tu nʼy habitais plus. Alors le lendemain jʼai envoyé rue de la Victoire, tu nʼy étais pas. Aujourdʼhui (ce qui fait quarante-huit heures sans que tu aies su que je ne suis pas ingrat, jʼen suis malade) jʼai renvoyé rue de la Victoire demander ton nouveau domicile (ce quʼon aurait dû faire la première fois) et on a refusé de lʼindiquer. Je vais donc renvoyer ce mot rue de la


 

Victoire en espérant quʼun jour ou lʼ autre tu sauras ma gratitude.

Tu es bien aimable, (et, je le crains, un peu moqueur), quand tu dis que tu as lu ma lettre avec intérêt ; car rien nʼest plus ennuyeux, sauf pour le questionneur, que ces demandes de conseil. Mais tu comprendras facilement que moi jʼaie pu lire ta réponse avec grand intérêt, car tu y traites de questions générales, comme celle du change, et jʼai lu cela comme un article de


 

Revue de Paris , mais mieux fait. Dans lʼ intervalle le directeur de lʼAgence du Crédit Industriel est venu en congé de trois mois et mʼa adressé un tableau détaillé des hausses et des baisses. Je pourrais dire des baisses car rien nʼa monté. En examinant mieux le Compte Rothschild (je voulais te lʼenvoyer mais jʼai eu peur de tʼassommer) jʼai vu que la Jutland et le Hollandais y tiennent une trop petite place pour pouvoir être utiles. En revanche de gros paquets de Banque Espagnole du Rio de la Plata, de Santa Fé, de Chilien 5 %, de Russe , bénéficient peut-être de cette question du change ? Ne prends pas la peine de


 

me lʼécrire. Je le demanderai au Crédit Industriel et tremble quʼil me dise que cʼest à vendre. Car alors il faudra affronter Monsieur Neuburger. Quant aux valeurs qui ne donnent pas dʼintérêts comme la Doubowaïa Balka naturellement jʼaimerais mieux les vendre. Mais le capital a par trop baissé. Quant aux Mines dʼOr jʼignore si la guerre leur profitera. Et puis elles donnent de bons revenus.

Je nʼai pas compris ce que tu mʼas dit relativement à mon coulissier, mais puisque je ne suis pas obligé de lever les titres, cela mʼme


 

est égal. Dʼailleurs ces valeurs sont plus basses quʼen juin. Néanmoins je vais lui écrire quʼil peut arrêter le jeu, sʼil veut. Tu as donc été gentil, bon, délicieux, dans tous tes conseils, et de me les donner si vite, et si détaillés. Il me semble (ceci dit très affectueusement) que tu lʼas été un peu moins quand tu tʼes dit heureux que je fusse versé dans le service armé car tu sais très bien que dans


 

mon état de santé ce serait ma mort en quarante-huit heures. Sans doute la vie que je mène nʼ a rien dʼagréable et même en sachant que je ne peux être utile en rien à lʼarmée, je me serais utile à moi-même en me laissant supprimer. Mais je désire beaucoup terminer lʼouvrage commencé et y déposer des vérités dont je sais que beaucoup se nourrissent et qui sans cela seront détruites avec moi. Dʼailleurs (et cʼest ce qui a causé le premier retard à te remercier) comme


 

je venais de recevoir ta lettre on mʼa inopinément annoncé de nouveaux médecins militaires, à ma grande surprise puisque jʼétais ajourné à six mois (la loi Dalbiez en est sans doute cause). La conséquence a été que je suis au contraire proposé pour la Réforme. Jʼespère tout de même que je ne te cause pas de tristesse en te le disant.

Ne prends toute cette dernière partie de ma lettre que comme elle est écrite, cʼest à dire « cum grano salis » et en revanche que ce soit dans la plenitude de son sens que tu veuilles bien croire à ma reconnaissante affection

Marcel Proust

Ne dis à personne ce que je tʼai dit de mon frère car il nʼen a parlé à personne, je ne lʼai su quʼindirectement, cela nʼa jamais interrompu ses travaux et jʼespère quʼil en triomphera.


 

P.S. Maintenant que jʼai été revisité, je tâcherai de faire une ou deux tentatives de sortie. La première sera pour aller te remercier si je peux te joindre. Et je te demanderai si tu possèdes mon livre illustré par Madeleine Lemaire (les Plaisirs et les Jours ). Sinon je serai heureux de te lʼenvoyer, il est assez joli à regarder pour que même sans prendre la peine de le lire, tu puisses


 

trouver du plaisir à en examiner les dessins. peut-être je te lʼai donné autrefois. Je ne me souviens plus.

Jʼai trouvé (je saute au premier sujet) que les ObligationsÉgypte , les Chemins fédéraux suisses, les Tunisiennes , la Rente, le Suez ont bien baissé pour les vendre. Je me suis arrêté provisoirement à lʼAzote et à la Compagnie des Eaux.


  
  
  
  
  
 
Note n°1
Répondant à la lettre de Lionel Hauser datée du 24 août 1915 (CP 02991 ; Kolb, XIV, n° 103), cette lettre écrite « 48 heures » après celle de Hauser (selon les explications de Proust) date donc du vendredi 27 août 1915. [PK]
Note n°2
M. et Mme Lionel Hauser habitaient un hôtel particulier au 15, boulevard Flandrin (voir le Tout-Paris, 1912, p. 281) avant leur déménagement que Proust, manifestement, ignorait. [PK]
Note n°3
En juillet 1914, Lionel Hauser & Cie avait quitté le 22, rue de lʼArcade, pour sʼinstaller au 92, rue de la Victoire. [PK]
Note n°4
Dans sa réponse (quasi immédiate) du 28 août 1915 (CP 02993 ; Kolb, XIV, n° 105), Hauser répondra à ces insinuations dʼabsentéisme au travail que depuis le mois dʼavril il nʼa « pas manqué un seul jour » et que le messager de Proust nʼa pas dû monter jusquʼà son bureau, personne à sa banque ne lʼayant vu depuis longtemps. [FL]
Note n°5
Dans sa réponse du 28 août 1915 (CP 02993 ; Kolb, XIV, n° 105), Hauser fournit sa nouvelle adresse (18, rue de lʼObservatoire, 5e étage) et suppose que le messager de Proust sʼest borné à poser la question à la concierge du 92, rue de la Victoire au lieu de monter à lʼagence bancaire, où on lʼaurait renseigné. [FL]
Note n°6
Dans sa lettre du 24 août 1915 (CP 02991 ; Kolb, XIV, n° 103), Hauser avait en effet indiqué à Proust, concernant sa « position en coulisse », quʼil nʼétait pas « tenu » de lever ses titres, « puisque la liquidation ne se fera[it] que si on trouv[ait] la possibilité de continuer à reporter ceux qui ne voudr[aie]nt ni lever ni vendre », et que « cʼ[était] même pour cela que [s]on Coulissier [lui] demand[ait] des instructions, car ce nʼest quʼen connaissant les intentions de leurs clients que les Coulissiers ser[aie]nt fixés sur la somme dont ils aur[aie]nt besoin pour pouvoir opérer la liquidation. » Après plus dʼun an de moratorium, les milieux financiers, lors du mois dʼaoût 1915, espéraient que les transactions boursières et financières pourraient rapidement reprendre. [FL]
Note n°7
Cʼétait précisément le conseil que Hauser donnait à Proust dans sa lettre du 24 août 1915 (CP 02991 ; Kolb, XIV, n° 103). [FL]
Note n°8
La loi Dalbiez, votée par le Sénat le 12 août 1915 et ratifiée par la Chambre des députés le 13, visait à traquer les « embusqués ». Voir lʼarticle « La Loi Dalbiez  », Le Figaro, 4 juin 1915, p. 1. [PK]
Note n°9
Voir la lettre à Hauser du [23 août 1915] (CP 02990 ; Kolb, XIV, n° 102), où Proust disait que son frère Robert avait la dysenterie depuis huit mois mais ne voulait pas en parler pour ne pas devoir interrompre son travail. [PK]
Note
le lendemain du jour où Proust reçut la lettre de Hauser du 24 août
Note
La Revue de Paris
Note
le nom des titres financiers nʼest pas précisé
Note
le nom exact des actions nʼest pas précisé
Note
Proust, Marcel 1913-1927 À la recherche du temps perdu
Note
Proust, Marcel 1896 Les Plaisirs et les Jours
Note
le nom exact de la valeur boursière nʼest pas précisé


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Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : November 25, 2022 08:20
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