CP 02950 Marcel Proust à Charles Alton, d' [après le 12 mai 1915]
1
102 bd
Haussmann
Cher Monsieur
Jʼaimerais bien avoir de
vos nouvelles. La dernière
fois
Madame Foucart à
qui
jʼavais écrit nʼa pu mʼen
donner. Madame
dʼAlton
ne mʼa pas répondu. Et
comme cette année je nʼirai
sans doute pas à
Cabourg (je
vais dʼailleurs être sans doute
mobilisé2) je
resterai, si vous ne
mʼécrivez pas, sans rien savoir
de vous, à qui je pense
à peu
près tous les jours. Je sais la
belle résolution que vous
avez
prise, avec quelle vaillance
vous lʼavez soutenue. Que jʼ-
aurais aimé, comme lʼa pu
Bertrand, vous voir dans
votre uniforme où vous devez être si charmant
et qui doit sʼassortir si bien à la
couleur
de vos yeux. Les bretonnes doivent mur-
murer en vous voyant (si vous êtes toujours
en
Bretagne : «
Il est un bleu dont je meurs
Parcequʼil est dans les prunelles
»3.
Hélas il y a q. q. chose dʼautre dont je meurs
cʼest de la guerre ! Deux amis
tendrement
aimés dont le premier était pour moi un
véritable frère, Bertrand de Fénelon et Robert
dʼHumières sont morts de la façon la plus
affreuse4. Je les nomme seuls parce quʼils
étaient
les préférés, mais combien jʼai perdu de
parents, dʼamis. Et puis
maintenant on
aime même ceux quʼon ne connaît pas, on
aime tout ce qui se
bat, on pleure tout ce
qui tombe ! Quand jʼai vu Madame
dʼAlton
à Cabourg
5, je me plaignais parce que je venais dʼ-
être ruiné. Que je voudrais lʼavoir toujours été et
quʼun être comme Bertrand de
Fénelon
fut vivant. Et vous avez
peutʼetre su quʼavant, mon pauvre
Agostinelli que jʼaimais tant
et dont je
resterai toujours inconsolable
sʼétait tué en aeroplane, noyé
dans la Méditerranée
6. Mon ami
Reynaldo est en Argonne
7, mon frère
à Arras ;
mon frère a été cité à
lʼordre du jour de
lʼarmée et
décoré8 et en effet depuis le 1er
jour
il nʼa cessé de montrer un grand
courage mais je suis souvent
très
inquiet. Jʼai passé un mois à
Cabourg
9 et au milieu des angoisses
de la
guerre, on a trouvé le moyen
sans pourtant quʼon puisse imagi-
ner où sʼen trouvait la matière,
de faire dʼinvraisemblables
potins.
Cela mʼa fait prendre cette
plage
en horreur dʼautant plus que des
personnes pour qui je nʼai que
respect
et quʼaffection les ont
largement propagés. (ceci entre nous deux nʼest-ce pas, car vous
risqueriez de commettre
une complète erreur)
tandis que
quand nous causerons ensemble je pourrai peutʼêtre
vs
être bien utile)
Jʼen reste
ulcéré. Mais cette tristesse
est bien peu de chose
auprès
de toutes les autres. Nuit et jour on
pense à la guerre, peutʼetre plus doulou-
reusement encore quand comme moi on
ne la fait pas. Même si lʼon pense
à
autre chose, même si lʼon dort, cette
souffrance ne cesse pas comme ces nevralgies
quʼon perçoit dans le sommeil. Je tâche de
comprendre les opérations du
mieux que je
peux, cʼest à dire guère. Je mʼingurgite
chaque jour tout ce que les critiques
militaires
francais ou génevois pensent de la guerre. Ai-
je besoin de vous dire que ce nʼest jamais sans
adresser une pensée pleine
de tendre respect
à lʼhomme de grand cœur et
de charmant
esprit qui voulait bien causer avec moi
armée et stratégie dans
le Casino de
Cabourg. Depuis cet homme là a réalisé son
rêve en redevenant officier. Je lʼadmire, je
lʼenvie ; mais je voudrais bien savoir comment il
va !
Et je le prie dʼagréer lʼhommage de mon
affectueux respect
Marcel Proust
1
102 boulevard Haussmann
Cher Monsieur
Jʼaimerais bien avoir de vos nouvelles. La dernière fois Madame Foucart à qui jʼavais écrit nʼa pu mʼen donner. Madame dʼAlton ne mʼa pas répondu. Et comme cette année je nʼirai sans doute pas à Cabourg (je
vais dʼailleurs être sans doute mobilisé2) je resterai, si vous ne mʼécrivez pas, sans rien savoir de vous, à qui je pense à peu près tous les jours. Je sais la belle résolution que vous avez prise, avec quelle vaillance vous lʼavez soutenue. Que jʼaurais aimé, comme lʼa pu Bertrand, vous voir dans
votre uniforme où vous devez être si charmant et qui doit sʼassortir si bien à la couleur de vos yeux. Les Bretonnes doivent murmurer en vous voyant (si vous êtes toujours en Bretagne : « Il est un bleu dont je meurs Parce quʼil est dans les prunelles »3.) Hélas il y a quelque chose dʼautre dont je meurs cʼest de la guerre ! Deux amis tendrement aimés dont le premier était pour moi un
véritable frère, Bertrand de Fénelon et Robert dʼHumières, sont morts de la façon la plus affreuse4. Je les nomme seuls parce quʼils étaient les préférés, mais combien jʼai perdu de parents, dʼamis. Et puis maintenant on aime même ceux quʼon ne connaît pas, on aime tout ce qui se bat, on pleure tout ce qui tombe ! Quand jʼai vu Madame dʼAlton à Cabourg 5, je me plaignais parce que je venais dʼêtre ruiné. Que je voudrais lʼavoir toujours été et
quʼun être comme Bertrand de Fénelon fût vivant. Et vous avez peut-être su quʼavant, mon pauvre Agostinelli que jʼaimais tant et dont je resterai toujours inconsolable sʼétait tué en aéroplane, noyé dans la Méditerranée 6. Mon ami Reynaldo est en Argonne 7, mon frère à Arras ; mon frère a été cité à lʼordre du jour de lʼarmée et décoré8 et en effet depuis le premier jour il nʼa cessé de montrer un grand courage mais je suis souvent très inquiet. Jʼai passé un mois à
Cabourg 9 et au milieu des angoisses de la guerre, on a trouvé le moyen, sans pourtant quʼon puisse imaginer où sʼen trouvait la matière, de faire dʼinvraisemblables potins. Cela mʼa fait prendre cette plage en horreur dʼautant plus que des personnes pour qui je nʼai que respect et quʼaffection les ont largement propagés. (Ceci entre nous deux nʼest-ce pas, car vous risqueriez de commettre une complète erreur, tandis que quand nous causerons ensemble je pourrai peut-être vous être bien utile.) Jʼen reste ulcéré. Mais cette tristesse est bien peu de chose auprès
de toutes les autres. Nuit et jour on pense à la guerre, peut-être plus douloureusement encore quand comme moi on ne la fait pas. Même si lʼon pense à autre chose, même si lʼon dort, cette souffrance ne cesse pas, comme ces névralgies quʼon perçoit dans le sommeil. Je tâche de comprendre les opérations du mieux que je peux, cʼest-à-dire guère. Je mʼingurgite chaque jour tout ce que les critiques militaires
français ou genevois pensent de la guerre. Ai- je besoin de vous dire que ce nʼest jamais sans adresser une pensée pleine de tendre respect à lʼhomme de grand cœur et de charmant esprit qui voulait bien causer avec moi armée et stratégie dans le Casino de Cabourg. Depuis cet homme-là a réalisé son rêve en redevenant officier. Je lʼadmire, je lʼenvie ; mais je voudrais bien savoir comment il va !
Et je le prie dʼagréer lʼhommage de mon affectueux respect
Marcel Proust
« Il existe un bleu dont je meurs /
Parce quʼil est dans les prunelles ».
[PK, FL]
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 14:41
1
102 bd
Haussmann
Cher Monsieur
Jʼaimerais bien avoir de
vos nouvelles. La dernière
fois
Madame Foucart à
qui
jʼavais écrit nʼa pu mʼen
donner. Madame
dʼAlton
ne mʼa pas répondu. Et
comme cette année je nʼirai
sans doute pas à
Cabourg (je
vais dʼailleurs être sans doute
mobilisé2) je
resterai, si vous ne
mʼécrivez pas, sans rien savoir
de vous, à qui je pense
à peu
près tous les jours. Je sais la
belle résolution que vous
avez
prise, avec quelle vaillance
vous lʼavez soutenue. Que jʼ-
aurais aimé, comme lʼa pu
Bertrand, vous voir dans
votre uniforme où vous devez être si charmant
et qui doit sʼassortir si bien à la
couleur
de vos yeux. Les bretonnes doivent mur-
murer en vous voyant (si vous êtes toujours
en
Bretagne : «
Il est un bleu dont je meurs
Parcequʼil est dans les prunelles
»3.
Hélas il y a q. q. chose dʼautre dont je meurs
cʼest de la guerre ! Deux amis
tendrement
aimés dont le premier était pour moi un
véritable frère, Bertrand de Fénelon et Robert
dʼHumières sont morts de la façon la plus
affreuse4. Je les nomme seuls parce quʼils
étaient
les préférés, mais combien jʼai perdu de
parents, dʼamis. Et puis
maintenant on
aime même ceux quʼon ne connaît pas, on
aime tout ce qui se
bat, on pleure tout ce
qui tombe ! Quand jʼai vu Madame
dʼAlton
à Cabourg
5, je me plaignais parce que je venais dʼ-
être ruiné. Que je voudrais lʼavoir toujours été et
quʼun être comme Bertrand de
Fénelon
fut vivant. Et vous avez
peutʼetre su quʼavant, mon pauvre
Agostinelli que jʼaimais tant
et dont je
resterai toujours inconsolable
sʼétait tué en aeroplane, noyé
dans la Méditerranée
6. Mon ami
Reynaldo est en Argonne
7, mon frère
à Arras ;
mon frère a été cité à
lʼordre du jour de
lʼarmée et
décoré8 et en effet depuis le 1er
jour
il nʼa cessé de montrer un grand
courage mais je suis souvent
très
inquiet. Jʼai passé un mois à
Cabourg
9 et au milieu des angoisses
de la
guerre, on a trouvé le moyen
sans pourtant quʼon puisse imagi-
ner où sʼen trouvait la matière,
de faire dʼinvraisemblables
potins.
Cela mʼa fait prendre cette
plage
en horreur dʼautant plus que des
personnes pour qui je nʼai que
respect
et quʼaffection les ont
largement propagés. (ceci entre nous deux nʼest-ce pas, car vous
risqueriez de commettre
une complète erreur)
tandis que
quand nous causerons ensemble je pourrai peutʼêtre
vs
être bien utile)
Jʼen reste
ulcéré. Mais cette tristesse
est bien peu de chose
auprès
de toutes les autres. Nuit et jour on
pense à la guerre, peutʼetre plus doulou-
reusement encore quand comme moi on
ne la fait pas. Même si lʼon pense
à
autre chose, même si lʼon dort, cette
souffrance ne cesse pas comme ces nevralgies
quʼon perçoit dans le sommeil. Je tâche de
comprendre les opérations du
mieux que je
peux, cʼest à dire guère. Je mʼingurgite
chaque jour tout ce que les critiques
militaires
francais ou génevois pensent de la guerre. Ai-
je besoin de vous dire que ce nʼest jamais sans
adresser une pensée pleine
de tendre respect
à lʼhomme de grand cœur et
de charmant
esprit qui voulait bien causer avec moi
armée et stratégie dans
le Casino de
Cabourg. Depuis cet homme là a réalisé son
rêve en redevenant officier. Je lʼadmire, je
lʼenvie ; mais je voudrais bien savoir comment il
va !
Et je le prie dʼagréer lʼhommage de mon
affectueux respect
Marcel Proust
1
102 boulevard Haussmann
Cher Monsieur
Jʼaimerais bien avoir de vos nouvelles. La dernière fois Madame Foucart à qui jʼavais écrit nʼa pu mʼen donner. Madame dʼAlton ne mʼa pas répondu. Et comme cette année je nʼirai sans doute pas à Cabourg (je
vais dʼailleurs être sans doute mobilisé2) je resterai, si vous ne mʼécrivez pas, sans rien savoir de vous, à qui je pense à peu près tous les jours. Je sais la belle résolution que vous avez prise, avec quelle vaillance vous lʼavez soutenue. Que jʼaurais aimé, comme lʼa pu Bertrand, vous voir dans
votre uniforme où vous devez être si charmant et qui doit sʼassortir si bien à la couleur de vos yeux. Les Bretonnes doivent murmurer en vous voyant (si vous êtes toujours en Bretagne : « Il est un bleu dont je meurs Parce quʼil est dans les prunelles »3.) Hélas il y a quelque chose dʼautre dont je meurs cʼest de la guerre ! Deux amis tendrement aimés dont le premier était pour moi un
véritable frère, Bertrand de Fénelon et Robert dʼHumières, sont morts de la façon la plus affreuse4. Je les nomme seuls parce quʼils étaient les préférés, mais combien jʼai perdu de parents, dʼamis. Et puis maintenant on aime même ceux quʼon ne connaît pas, on aime tout ce qui se bat, on pleure tout ce qui tombe ! Quand jʼai vu Madame dʼAlton à Cabourg 5, je me plaignais parce que je venais dʼêtre ruiné. Que je voudrais lʼavoir toujours été et
quʼun être comme Bertrand de Fénelon fût vivant. Et vous avez peut-être su quʼavant, mon pauvre Agostinelli que jʼaimais tant et dont je resterai toujours inconsolable sʼétait tué en aéroplane, noyé dans la Méditerranée 6. Mon ami Reynaldo est en Argonne 7, mon frère à Arras ; mon frère a été cité à lʼordre du jour de lʼarmée et décoré8 et en effet depuis le premier jour il nʼa cessé de montrer un grand courage mais je suis souvent très inquiet. Jʼai passé un mois à
Cabourg 9 et au milieu des angoisses de la guerre, on a trouvé le moyen, sans pourtant quʼon puisse imaginer où sʼen trouvait la matière, de faire dʼinvraisemblables potins. Cela mʼa fait prendre cette plage en horreur dʼautant plus que des personnes pour qui je nʼai que respect et quʼaffection les ont largement propagés. (Ceci entre nous deux nʼest-ce pas, car vous risqueriez de commettre une complète erreur, tandis que quand nous causerons ensemble je pourrai peut-être vous être bien utile.) Jʼen reste ulcéré. Mais cette tristesse est bien peu de chose auprès
de toutes les autres. Nuit et jour on pense à la guerre, peut-être plus douloureusement encore quand comme moi on ne la fait pas. Même si lʼon pense à autre chose, même si lʼon dort, cette souffrance ne cesse pas, comme ces névralgies quʼon perçoit dans le sommeil. Je tâche de comprendre les opérations du mieux que je peux, cʼest-à-dire guère. Je mʼingurgite chaque jour tout ce que les critiques militaires
français ou genevois pensent de la guerre. Ai- je besoin de vous dire que ce nʼest jamais sans adresser une pensée pleine de tendre respect à lʼhomme de grand cœur et de charmant esprit qui voulait bien causer avec moi armée et stratégie dans le Casino de Cabourg. Depuis cet homme-là a réalisé son rêve en redevenant officier. Je lʼadmire, je lʼenvie ; mais je voudrais bien savoir comment il va !
Et je le prie dʼagréer lʼhommage de mon affectueux respect
Marcel Proust
« Il existe un bleu dont je meurs /
Parce quʼil est dans les prunelles ».
[PK, FL]
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 14:41