CP 05410 Marcel Proust à Samuel Pozzi [le 14 ou 15 octobre 1914]

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Cher Monsieur
Ce n’est pas, je vous jure, fléchissement d’une gratitude que chaque jour grandit, si je ne vous ai pas écrit tout de suite. Déjà confus que vous eussiez, malgré mes recommandations, pris la peine de mʼécrire, au moment où vous vous surmenez à préparer des victoires et où vos correspondants attendent de vous non pas même la « brevitas » ni le « silentium » du général 2, chaque jour j’ai cru être le lendemain en état de passer chez vous. Mais ma crise s’est prolongée plus que je n’aurais cru. Je pense être en état de causer quelques secondes avec vous d’un jour à l’autre. Ce sera bien assez tôt pour ce que j’ai à vous demander, mais pas assez tôt pour vous dire ma reconnaissance. J’étais malheureux de l’avoir tue jusqu’ici et c’est pour cela que je vous écris. Vous savez peut-être que votre élève, mon frère, ne se montre pas indigne d’un tel maître3. Ses infirmières ont écrit à leur présidente4 qu’il faisait l’admiration de tous par son courage et son sang froid. Hélas qui dit courage (elles ont même écrit « héroïsme ») dit danger couru5. Et les nouvelles de l’investissement possible de Verdun ne sont pas pour diminuer mon anxiété6. Mais c’est déjà trop d’en parler, puisque il n’y a pas en ce moment un Français qui n’ait à craindre pour des vies chères et à s’enorgueillir de vies offertes en sacrifice. Un dernier mot cher Monsieur, il est bien entendu que vous permettrez (vous me rendrez ainsi doublement service sans cela je n’oserais pas) que je vienne en client. Cela ne me privera en rien de la douceur d’être appelé « ami », et cela la laissera plus pure de scrupules. Les termes de client et d’ami n’ont rien d’inconciliable. Vous savez mieux que personne par quelles belles synthèses on peut résoudre de telles antithèses, vous qui avez si bien opposé puis réuni « maître » et « égal » dans votre réponse à la Barre7.
Veuillez agréer cher Monsieur l’hommage de mes sentiments bien respectueux et reconnaissants.
Marcel Proust
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Cher Monsieur
Ce n’est pas, je vous jure, fléchissement d’une gratitude que chaque jour grandit, si je ne vous ai pas écrit tout de suite. Déjà confus que vous eussiez, malgré mes recommandations, pris la peine de mʼécrire, au moment où vous vous surmenez à préparer des victoires et où vos correspondants attendent de vous non pas même la « brevitas » mais le « silentium » du général 2, chaque jour j’ai cru être le lendemain en état de passer chez vous. Mais ma crise s’est prolongée plus que je n’aurais cru. Je pense être en état de causer quelques secondes avec vous d’un jour à l’autre. Ce sera bien assez tôt pour ce que j’ai à vous demander, mais pas assez tôt pour vous dire ma reconnaissance. J’étais malheureux de l’avoir tue jusqu’ici et c’est pour cela que je vous écris. Vous savez peut-être que votre élève, mon frère, ne se montre pas indigne d’un tel maître3. Ses infirmières ont écrit à leur présidente4 qu’il faisait l’admiration de tous par son courage et son sang-froid. Hélas qui dit courage (elles ont même écrit « héroïsme ») dit danger couru5. Et les nouvelles de l’investissement possible de Verdun ne sont pas pour diminuer mon anxiété6. Mais c’est déjà trop d’en parler, puisque il n’y a pas en ce moment un Français qui n’ait à craindre pour des vies chères et à s’enorgueillir de vies offertes en sacrifice. Un dernier mot cher Monsieur, il est bien entendu que vous permettrez (vous me rendrez ainsi doublement service sans cela je n’oserais pas) que je vienne en client. Cela ne me privera en rien de la douceur d’être appelé « ami », et cela la laissera plus pure de scrupules. Les termes de client et d’ami n’ont rien d’inconciliable. Vous savez mieux que personne par quelles belles synthèses on peut résoudre de telles antithèses, vous qui avez si bien opposé puis réuni « maître » et « égal » dans votre réponse à la Barre7.
Veuillez agréer cher Monsieur l’hommage de mes sentiments bien respectueux et reconnaissants.
Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:04

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Cher Monsieur
Ce n’est pas, je vous jure, fléchissement d’une gratitude que chaque jour grandit, si je ne vous ai pas écrit tout de suite. Déjà confus que vous eussiez, malgré mes recommandations, pris la peine de mʼécrire, au moment où vous vous surmenez à préparer des victoires et où vos correspondants attendent de vous non pas même la « brevitas » ni le « silentium » du général 2, chaque jour j’ai cru être le lendemain en état de passer chez vous. Mais ma crise s’est prolongée plus que je n’aurais cru. Je pense être en état de causer quelques secondes avec vous d’un jour à l’autre. Ce sera bien assez tôt pour ce que j’ai à vous demander, mais pas assez tôt pour vous dire ma reconnaissance. J’étais malheureux de l’avoir tue jusqu’ici et c’est pour cela que je vous écris. Vous savez peut-être que votre élève, mon frère, ne se montre pas indigne d’un tel maître3. Ses infirmières ont écrit à leur présidente4 qu’il faisait l’admiration de tous par son courage et son sang froid. Hélas qui dit courage (elles ont même écrit « héroïsme ») dit danger couru5. Et les nouvelles de l’investissement possible de Verdun ne sont pas pour diminuer mon anxiété6. Mais c’est déjà trop d’en parler, puisque il n’y a pas en ce moment un Français qui n’ait à craindre pour des vies chères et à s’enorgueillir de vies offertes en sacrifice. Un dernier mot cher Monsieur, il est bien entendu que vous permettrez (vous me rendrez ainsi doublement service sans cela je n’oserais pas) que je vienne en client. Cela ne me privera en rien de la douceur d’être appelé « ami », et cela la laissera plus pure de scrupules. Les termes de client et d’ami n’ont rien d’inconciliable. Vous savez mieux que personne par quelles belles synthèses on peut résoudre de telles antithèses, vous qui avez si bien opposé puis réuni « maître » et « égal » dans votre réponse à la Barre7.
Veuillez agréer cher Monsieur l’hommage de mes sentiments bien respectueux et reconnaissants.
Marcel Proust
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Cher Monsieur
Ce n’est pas, je vous jure, fléchissement d’une gratitude que chaque jour grandit, si je ne vous ai pas écrit tout de suite. Déjà confus que vous eussiez, malgré mes recommandations, pris la peine de mʼécrire, au moment où vous vous surmenez à préparer des victoires et où vos correspondants attendent de vous non pas même la « brevitas » mais le « silentium » du général 2, chaque jour j’ai cru être le lendemain en état de passer chez vous. Mais ma crise s’est prolongée plus que je n’aurais cru. Je pense être en état de causer quelques secondes avec vous d’un jour à l’autre. Ce sera bien assez tôt pour ce que j’ai à vous demander, mais pas assez tôt pour vous dire ma reconnaissance. J’étais malheureux de l’avoir tue jusqu’ici et c’est pour cela que je vous écris. Vous savez peut-être que votre élève, mon frère, ne se montre pas indigne d’un tel maître3. Ses infirmières ont écrit à leur présidente4 qu’il faisait l’admiration de tous par son courage et son sang-froid. Hélas qui dit courage (elles ont même écrit « héroïsme ») dit danger couru5. Et les nouvelles de l’investissement possible de Verdun ne sont pas pour diminuer mon anxiété6. Mais c’est déjà trop d’en parler, puisque il n’y a pas en ce moment un Français qui n’ait à craindre pour des vies chères et à s’enorgueillir de vies offertes en sacrifice. Un dernier mot cher Monsieur, il est bien entendu que vous permettrez (vous me rendrez ainsi doublement service sans cela je n’oserais pas) que je vienne en client. Cela ne me privera en rien de la douceur d’être appelé « ami », et cela la laissera plus pure de scrupules. Les termes de client et d’ami n’ont rien d’inconciliable. Vous savez mieux que personne par quelles belles synthèses on peut résoudre de telles antithèses, vous qui avez si bien opposé puis réuni « maître » et « égal » dans votre réponse à la Barre7.
Veuillez agréer cher Monsieur l’hommage de mes sentiments bien respectueux et reconnaissants.
Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:04