CP 01792 Marcel Proust à Robert de Billy [avril 1908]
1
Mon petit Robert
Jʼespère, jʼespère beaucoup car jʼ
y pense sans cesse,
que votre
lettre signifie implicitement
que votre beau père va mieux. Quelle
joie profonde, quelle vraie
joie
quʼon voudrait payer bien cher, ce
serait pour moi, si ce mieux
était
définitif. Je crois que je serais capa-
ble de guérir
moi-même dans mon
bonheur pour aller voir votre beaupère
et jouir de sa guérison2.
Qui donc avait pu dire à votre
ami
que je traduisais Praeterita3 et
ce que les éditeurs de Ruskin y ont
ajouté de correspondances et de journal4 ?
Je ne croyais pas en avoir parlé. En
tout cas cʼest à peine commencé et
je mʼeffacerai volontiers devant votre
ami, ce que jʼai déjà fait pour
des « Pages choisies » devant M. de
la Sizeranne5. M
tion dans ce genre de choses est celle-
ci : « Quʼest-ce qui est le plus
avantageux pour Ruskin, qui est
etc ». Or dans lʼétat actuel de
ma santé il est si improbable que je puisse mener à
bien un si long travail quʼil est préférable que ce
soit votre ami6. Mais est-il un poete. Praeterita cʼ
est écrit avec des couleurs « passées », quel évocateur
il faut être pour traduire cela. A-t-il un peu
de sortilège au bout de sa plume ? Fera-t-il des
notes. Cʼest indispensable. Sʼil craint de ne pas
savoir assez il pourrait faire ce que les traducteurs
de Mornings in Florence ont fait, faire mettre
les notes par un autre (ils ont même fait par dix autres
ce qui est beaucoup)7. Dans ce cas sʼil voulait me
confier les épreuves de sa traduction quand elle sera
finie je lʼannoterais volontiers, si on me donne beaucoup
de place, quelques mois, et une entière indépendance de
vues. Mon petit Robert, la Bible dʼAmiens disant que le
Protestantisme actuel concoit la Croix comme un radeau
destiné à porter nos valeurs mobilières intactes jusquʼau
paradis8, ne soyez pas scandalisé que je passe de Ruskin
aux Pins des Landes, et sachez moi je vous prie où on peut en
acheter et si cela vaut mieux en ce moment que le Harpener
ou le Gelsenkirchen dont vous mʼavez parlé
Tendrement à vous
Marcel Proust
1
Mon petit Robert
Jʼespère, jʼespère beaucoup car jʼy pense sans cesse, que votre lettre signifie implicitement que votre beau-père va mieux. Quelle joie profonde, quelle vraie joie quʼon voudrait payer bien cher, ce serait pour moi, si ce mieux était définitif. Je crois que je serais capable de guérir moi-même dans mon bonheur pour aller voir votre beau-père et jouir de sa guérison2. Qui donc avait pu dire à votre ami
que je traduisais Praeterita3 et ce que les éditeurs de Ruskin y ont ajouté de correspondances et de journal4 ? Je ne croyais pas en avoir parlé. En tout cas cʼest à peine commencé et je mʼeffacerai volontiers devant votre ami, ce que jʼai déjà fait pour des « Pages choisies » devant M. de La Sizeranne5. Ma seule considération dans ce genre de choses est celle- ci : « Quʼest-ce qui est le plus avantageux pour Ruskin, qui est capable de le faire mieux connaître etc. ». Or dans lʼétat actuel de
ma santé il est si improbable que je puisse mener à bien un si long travail quʼil est préférable que ce soit votre ami6. Mais est-il un poète. Praeterita cʼest écrit avec des couleurs « passées », quel évocateur il faut être pour traduire cela. A-t-il un peu de sortilège au bout de sa plume ? Fera-t-il des notes. Cʼest indispensable. Sʼil craint de ne pas savoir assez il pourrait faire ce que les traducteurs de Mornings in Florence ont fait, faire mettre
les notes par un autre (ils ont même fait par dix autres ce qui est beaucoup)7. Dans ce cas sʼil voulait me confier les épreuves de sa traduction quand elle sera finie je lʼannoterais volontiers, si on me donne beaucoup de place, quelques mois, et une entière indépendance de vues. Mon petit Robert, la Bible dʼAmiens disant que le protestantisme actuel conçoit la Croix comme un radeau destiné à porter nos valeurs mobilières intactes jusquʼau paradis8, ne soyez pas scandalisé que je passe de Ruskin aux Pins des Landes, et sachez-moi je vous prie où on peut en acheter et si cela vaut mieux en ce moment que le Harpener ou le Gelsenkirchen dont vous mʼavez parlé.
Tendrement à vous,
Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : March 14, 2024 11:52
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Mon petit Robert
Jʼespère, jʼespère beaucoup car jʼ
y pense sans cesse,
que votre
lettre signifie implicitement
que votre beau père va mieux. Quelle
joie profonde, quelle vraie
joie
quʼon voudrait payer bien cher, ce
serait pour moi, si ce mieux
était
définitif. Je crois que je serais capa-
ble de guérir
moi-même dans mon
bonheur pour aller voir votre beaupère
et jouir de sa guérison2.
Qui donc avait pu dire à votre
ami
que je traduisais Praeterita3 et
ce que les éditeurs de Ruskin y ont
ajouté de correspondances et de journal4 ?
Je ne croyais pas en avoir parlé. En
tout cas cʼest à peine commencé et
je mʼeffacerai volontiers devant votre
ami, ce que jʼai déjà fait pour
des « Pages choisies » devant M. de
la Sizeranne5. M
tion dans ce genre de choses est celle-
ci : « Quʼest-ce qui est le plus
avantageux pour Ruskin, qui est
etc ». Or dans lʼétat actuel de
ma santé il est si improbable que je puisse mener à
bien un si long travail quʼil est préférable que ce
soit votre ami6. Mais est-il un poete. Praeterita cʼ
est écrit avec des couleurs « passées », quel évocateur
il faut être pour traduire cela. A-t-il un peu
de sortilège au bout de sa plume ? Fera-t-il des
notes. Cʼest indispensable. Sʼil craint de ne pas
savoir assez il pourrait faire ce que les traducteurs
de Mornings in Florence ont fait, faire mettre
les notes par un autre (ils ont même fait par dix autres
ce qui est beaucoup)7. Dans ce cas sʼil voulait me
confier les épreuves de sa traduction quand elle sera
finie je lʼannoterais volontiers, si on me donne beaucoup
de place, quelques mois, et une entière indépendance de
vues. Mon petit Robert, la Bible dʼAmiens disant que le
Protestantisme actuel concoit la Croix comme un radeau
destiné à porter nos valeurs mobilières intactes jusquʼau
paradis8, ne soyez pas scandalisé que je passe de Ruskin
aux Pins des Landes, et sachez moi je vous prie où on peut en
acheter et si cela vaut mieux en ce moment que le Harpener
ou le Gelsenkirchen dont vous mʼavez parlé
Tendrement à vous
Marcel Proust
1
Mon petit Robert
Jʼespère, jʼespère beaucoup car jʼy pense sans cesse, que votre lettre signifie implicitement que votre beau-père va mieux. Quelle joie profonde, quelle vraie joie quʼon voudrait payer bien cher, ce serait pour moi, si ce mieux était définitif. Je crois que je serais capable de guérir moi-même dans mon bonheur pour aller voir votre beau-père et jouir de sa guérison2. Qui donc avait pu dire à votre ami
que je traduisais Praeterita3 et ce que les éditeurs de Ruskin y ont ajouté de correspondances et de journal4 ? Je ne croyais pas en avoir parlé. En tout cas cʼest à peine commencé et je mʼeffacerai volontiers devant votre ami, ce que jʼai déjà fait pour des « Pages choisies » devant M. de La Sizeranne5. Ma seule considération dans ce genre de choses est celle- ci : « Quʼest-ce qui est le plus avantageux pour Ruskin, qui est capable de le faire mieux connaître etc. ». Or dans lʼétat actuel de
ma santé il est si improbable que je puisse mener à bien un si long travail quʼil est préférable que ce soit votre ami6. Mais est-il un poète. Praeterita cʼest écrit avec des couleurs « passées », quel évocateur il faut être pour traduire cela. A-t-il un peu de sortilège au bout de sa plume ? Fera-t-il des notes. Cʼest indispensable. Sʼil craint de ne pas savoir assez il pourrait faire ce que les traducteurs de Mornings in Florence ont fait, faire mettre
les notes par un autre (ils ont même fait par dix autres ce qui est beaucoup)7. Dans ce cas sʼil voulait me confier les épreuves de sa traduction quand elle sera finie je lʼannoterais volontiers, si on me donne beaucoup de place, quelques mois, et une entière indépendance de vues. Mon petit Robert, la Bible dʼAmiens disant que le protestantisme actuel conçoit la Croix comme un radeau destiné à porter nos valeurs mobilières intactes jusquʼau paradis8, ne soyez pas scandalisé que je passe de Ruskin aux Pins des Landes, et sachez-moi je vous prie où on peut en acheter et si cela vaut mieux en ce moment que le Harpener ou le Gelsenkirchen dont vous mʼavez parlé.
Tendrement à vous,
Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : March 14, 2024 11:52