CP 02830 Marcel Proust à Reynaldo Hahn [peu après le samedi 24 octobre 1914]









1
Cher Reynaldo
Je vous remercie de tout coeur de votre
lettre2, impérissable monument de bonté et
d'amitié. Mais Bize se trompe entièrement
s'il croit que
' un certificat3 me dispense
de quoi que ce
soit. Peut'être un certificat
de Pozzi, lieutenant colonel au
Val de
Grâce
, l'eût pu (et je ne crois pas). Mais avec des
manières
charmantes et des procédés parfaits il l'a
éludé et refusé
4. Je vous tiendrai au courant de mes
mesaventures militaires quand elles se
produiront. Mon cher petit vous êtes bien
gentil
d'avoir pensé que Cabourg
5 avait du m'être
pénible à cause d'Agostinelli. Je dois avouer
2
à ma honte qu'il ne l'a pas été autant
que j'aurais cru et que ce voyage
a
plutôt marqué une 1re
étape de
détachement de mon chagrin, etape
après laquelle heureusement j'ai retrogra-
dé une fois revenu vers les souffrances
premières. Mais enfin à
Cabourg sans
cesser d'être aussi triste ni
d'autant
le regretter, il y a eu des moments,
peut'être des heures, où il avait
disparu de ma pensée. Mon cher
petit ne me
jugez pas trop mal par
là (si mal que je me juge moi-
même !). Et n'en
augurez pas un
manque de fidélité dans mes affections,
comme moi j'ai eu le
tort de l'
3
augurer pour vous quand je vous voyais regretter
peu des gens du monde que je
croyais que vous
aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins
de tendresse
que je n'avais cru. Et j'ai
compris ensuite que c'était parcequ'il s'-
agissait de gens
que vous n'aimiez pas vraiment.
J'aimais vraiment
Alfred. Ce n'est pas assez
de dire que je
l'aimais, je l'adorais. Et
je ne sais pourquoi j'écris cela au passé car
je
l'aime toujours. Mais malgré tout, dans les
regrets, il y a une part
d'involontaire et
une part de devoir qui fixe l'involontaire et
4
en assure la durée. Or ce devoir n'existe pas
envers Alfred qui avait très mal agi avec moi,
je lui donne les regrets
que je ne peux faire
autrement que de lui donner, je ne me sens pas
tenu
envers lui à un devoir comme celui qui me
lie à vous, qui me lierait à vous, même
si je
vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille
fois moins. Si
donc j'ai eu à Cabourg quelques
semaines de relative
inconstance, ne me jugez
pas inconstant et n'en accusez que celui qui
ne
pouvait mériter de fidélité. D'ailleurs j'ai eu une
grande joie à voir que
mes souffrances étaient revenues ;
mais par moments
elles sont assez vives pour que
je regrette un peu l'apaisement d'il y a un
mois. Mais j'ai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant peut-être moins obsédantes qu'il y a un mois et demi ou deux mois. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue, mais parce qu'on meurt soi-même. Et il faut une bien grande vitalité pour maintenir et faire vivre intact le « moi » d'il y a quelques semaines. Son ami ne l'a pas oublié, le pauvre Alfred. Mais il l'a rejoint dans la mort et son héritier, le « moi » d'aujourd'hui aime Alfred mais ne l'a connu que par les récits de l'autre. C'est une tendresse de seconde main6. (Prière de ne parler de tout cela à personne ; si le caractère général de ces vérités vous donnait la tentation d'en lire quelques extraits à Gregh ou à d'autres, vous me feriez beaucoup de peine. Si jamais je veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann. D'ailleurs je n'ai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie ne m'offre plus que des événements que j'ai déjà décrits. Quand vous lirez mon troisième volume7 celui qui s'appelle en partie « A l'ombre des jeunes filles en fleurs », vous reconnaîtrez l'anticipation et la sûre prophétie de ce que j'ai éprouvé depuis.)
J'espère que ce que je vous ai écrit8 vous a déjà convaincu et que vous restez à Albi. D'ailleurs j'espère que votre cher Commandant, si vos velléités absurdes persistaient, saurait « commander » et vous « obéir ». Je ne veux pas avoir l'air d'éluder vos questions sur moi-même. Car je sais que vous ne me le demandez pas par politesse ; non je ne me « nourris » pas en ce moment. Mais la fréquence des crises l'empêche. Vous savez que dès qu'elles diminuent, je sais remonter la pente, vous vous rappelez l'année dernière et ma victoire de la Marne 9. Je regrette un peu ce que je vous ai écrit de Pozzi. Je crois qu'il n'est pas très bien avec Février le directeur du Sce de Santé et le côté Gallieni. Du reste tout cela sera sans doute inutile car je ne serai peut'être pas appelé. En tout cas je me suis fait inscrire. Ce qui en dispense c'est une infirmité visible, comme un pouce manquant etc. Des maladies comme l'asthme ne sont pas prévues. Il est vrai que pour mon livre on m'a interv dans mon lit10 ; mais pensez-vous que le Gt Mre de Paris en sache quelque chose ! Bize a fait erreur s'il croit que c'est une dispense légale.
Mille tendresse de votre
Marcel
Je reçois à l'instant le certificat11 de Bize, je vais lui écrire pour lui demander de le faire autrement12, sur papier à 0,60, car ce certificat sans valeur de dispense, peut néanmoins le moment venu m'être utile. Mais rien ne presse, je ne serai pas appelé au plus tôt avant un mois ou deux. En tout cas je vais lui écrire.
P.S.
Que ma lettre je vous en prie n'aille pas
vous donner
l'idée que j'ai oublié
Alfred. Malgré la
distance que je sens hélas
par moments, je n'hésiterais pas même dans ces
moments là à courir me faire couper un
bras ou une jambe si cela pouvait
le
ressusciter.
3e P.S.
Surtout cher petit ne faites
quoi
que ce soit pour ma question de
contre réforme. Ce que vous avez
fait était divinement gentil et
a été parfait.
Mais faire autre
chose ne pourrait que m'attirer
des ennuis. Je crois que
tout
se passera très bien. Et d'ailleurs ce ne
sera pas avant q. q. temps. Que
pense le Commandant C. de la guerre ?
comme
durée, comme issue, comme
présent, comme passé, comme
avenir.
1
Cher Reynaldo
Je vous remercie de tout coeur de votre lettre2, impérissable monument de bonté et d'amitié. Mais Bize se trompe entièrement s'il croit qu ' un certificat3 me dispense de quoi que ce soit. Peut-être un certificat de Pozzi, lieutenant-colonel au Val-de-Grâce , l'eût pu (et je ne crois pas). Mais avec des manières charmantes et des procédés parfaits il l'a éludé et refusé 4. Je vous tiendrai au courant de mes mésaventures militaires quand elles se produiront. Mon cher petit vous êtes bien gentil d'avoir pensé que Cabourg 5 avait dû m'être pénible à cause d'Agostinelli. Je dois avouer
à ma honte qu'il ne l'a pas été autant que j'aurais cru et que ce voyage a plutôt marqué une première étape de détachement de mon chagrin, étape après laquelle heureusement j'ai rétrogradé, une fois revenu, vers les souffrances premières. Mais enfin à Cabourg sans cesser d'être aussi triste ni d'autant le regretter, il y a eu des moments, peut-être des heures, où il avait disparu de ma pensée. Mon cher petit ne me jugez pas trop mal par là (si mal que je me juge moi- même !). Et n'en augurez pas un manque de fidélité dans mes affections, comme moi j'ai eu le tort de l'
augurer pour vous quand je vous voyais regretter peu des gens du monde que je croyais que vous aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins de tendresse que je n'avais cru. Et j'ai compris ensuite que c'était parce qu'il s'agissait de gens que vous n'aimiez pas vraiment. J'aimais vraiment Alfred. Ce n'est pas assez de dire que je l'aimais, je l'adorais. Et je ne sais pourquoi j'écris cela au passé car je l'aime toujours. Mais malgré tout, dans les regrets, il y a une part d'involontaire et une part de devoir qui fixe l'involontaire et
en assure la durée. Or ce devoir n'existe pas envers Alfred qui avait très mal agi avec moi, je lui donne les regrets que je ne peux faire autrement que de lui donner, je ne me sens pas tenu envers lui à un devoir comme celui qui me lie à vous, qui me lierait à vous, même si je vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille fois moins. Si donc j'ai eu à Cabourg quelques semaines de relative inconstance, ne me jugez pas inconstant et n'en accusez que celui qui ne pouvait mériter de fidélité. D'ailleurs j'ai eu une grande joie à voir que mes souffrances étaient revenues ; mais par moments elles sont assez vives pour que je regrette un peu l'apaisement d'il y a un
mois. Mais j'ai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant peut-être moins obsédantes qu'il y a un mois et demi ou deux mois. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue, mais parce qu'on meurt soi-même. Et il faut une bien grande vitalité pour maintenir et faire vivre intact le « moi » d'il y a quelques semaines. Son ami ne l'a pas oublié, le pauvre Alfred. Mais il l'a rejoint dans la mort et son héritier, le « moi » d'aujourd'hui, aime Alfred mais ne l'a connu que par les récits de l'autre. C'est une tendresse de seconde main6. (Prière de ne parler de tout cela à personne ; si le caractère général de ces vérités vous donnait la tentation d'en lire quelques extraits à Gregh ou à d'autres, vous me feriez beaucoup de peine. Si jamais je veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann. D'ailleurs je n'ai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie ne m'offre plus que des événements que j'ai déjà décrits. Quand vous lirez mon troisième volume7 celui qui s'appelle en partie « A l'ombre des jeunes filles en fleurs », vous reconnaîtrez l'anticipation et la sûre prophétie de ce que j'ai éprouvé depuis.)
J'espère que ce que je vous ai écrit8 vous a déjà convaincu et que vous restez à Albi. D'ailleurs j'espère que votre cher Commandant, si vos velléités absurdes persistaient, saurait « commander » et vous, « obéir ». Je ne veux pas avoir l'air d'éluder vos questions sur moi-même. Car je sais que vous ne me le demandez pas par politesse ; non je ne me « nourris » pas en ce moment. Mais la fréquence des crises l'empêche. Vous savez que dès qu'elles diminuent, je sais remonter la pente, vous vous rappelez l'année dernière et ma victoire de la Marne 9. Je regrette un peu ce que je vous ai écrit de Pozzi. Je crois qu'il n'est pas très bien avec Février le directeur du Service de Santé et le côté Gallieni. Du reste tout cela sera sans doute inutile car je ne serai peut-être pas appelé. En tout cas je me suis fait inscrire. Ce qui en dispense c'est une infirmité visible, comme un pouce manquant etc. Des maladies comme l'asthme ne sont pas prévues. Il est vrai que pour mon livre on m'a interviewé dans mon lit10 ; mais pensez-vous que le Gouvernement Militaire de Paris en sache quelque chose ! Bize a fait erreur s'il croit que c'est une dispense légale.
Mille tendresse de votre
Marcel
Je reçois à l'instant le certificat11 de Bize, je vais lui écrire pour lui demander de le faire autrement12, sur papier à 0,60, car ce certificat sans valeur de dispense, peut néanmoins le moment venu m'être utile. Mais rien ne presse, je ne serai pas appelé au plus tôt avant un mois ou deux. En tout cas je vais lui écrire.
P.S. Que ma lettre je vous en prie n'aille pas vous donner l'idée que j'ai oublié Alfred. Malgré la distance que je sens hélas par moments, je n'hésiterais pas même dans ces moments-là à courir me faire couper un bras ou une jambe si cela pouvait le ressusciter.
3e P.S. Surtout cher petit ne faites quoi que ce soit pour ma question de contre-réforme. Ce que vous avez fait était divinement gentil et a été parfait. Mais faire autre chose ne pourrait que m'attirer des ennuis. Je crois que tout se passera très bien. Et d'ailleurs ce ne sera pas avant quelque temps. Que
pense le Commandant C. de la guerre ? comme durée, comme issue, comme présent, comme passé, comme avenir.
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 14:17









1
Cher Reynaldo
Je vous remercie de tout coeur de votre
lettre2, impérissable monument de bonté et
d'amitié. Mais Bize se trompe entièrement
s'il croit que
' un certificat3 me dispense
de quoi que ce
soit. Peut'être un certificat
de Pozzi, lieutenant colonel au
Val de
Grâce
, l'eût pu (et je ne crois pas). Mais avec des
manières
charmantes et des procédés parfaits il l'a
éludé et refusé
4. Je vous tiendrai au courant de mes
mesaventures militaires quand elles se
produiront. Mon cher petit vous êtes bien
gentil
d'avoir pensé que Cabourg
5 avait du m'être
pénible à cause d'Agostinelli. Je dois avouer
2
à ma honte qu'il ne l'a pas été autant
que j'aurais cru et que ce voyage
a
plutôt marqué une 1re
étape de
détachement de mon chagrin, etape
après laquelle heureusement j'ai retrogra-
dé une fois revenu vers les souffrances
premières. Mais enfin à
Cabourg sans
cesser d'être aussi triste ni
d'autant
le regretter, il y a eu des moments,
peut'être des heures, où il avait
disparu de ma pensée. Mon cher
petit ne me
jugez pas trop mal par
là (si mal que je me juge moi-
même !). Et n'en
augurez pas un
manque de fidélité dans mes affections,
comme moi j'ai eu le
tort de l'
3
augurer pour vous quand je vous voyais regretter
peu des gens du monde que je
croyais que vous
aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins
de tendresse
que je n'avais cru. Et j'ai
compris ensuite que c'était parcequ'il s'-
agissait de gens
que vous n'aimiez pas vraiment.
J'aimais vraiment
Alfred. Ce n'est pas assez
de dire que je
l'aimais, je l'adorais. Et
je ne sais pourquoi j'écris cela au passé car
je
l'aime toujours. Mais malgré tout, dans les
regrets, il y a une part
d'involontaire et
une part de devoir qui fixe l'involontaire et
4
en assure la durée. Or ce devoir n'existe pas
envers Alfred qui avait très mal agi avec moi,
je lui donne les regrets
que je ne peux faire
autrement que de lui donner, je ne me sens pas
tenu
envers lui à un devoir comme celui qui me
lie à vous, qui me lierait à vous, même
si je
vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille
fois moins. Si
donc j'ai eu à Cabourg quelques
semaines de relative
inconstance, ne me jugez
pas inconstant et n'en accusez que celui qui
ne
pouvait mériter de fidélité. D'ailleurs j'ai eu une
grande joie à voir que
mes souffrances étaient revenues ;
mais par moments
elles sont assez vives pour que
je regrette un peu l'apaisement d'il y a un
mois. Mais j'ai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant peut-être moins obsédantes qu'il y a un mois et demi ou deux mois. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue, mais parce qu'on meurt soi-même. Et il faut une bien grande vitalité pour maintenir et faire vivre intact le « moi » d'il y a quelques semaines. Son ami ne l'a pas oublié, le pauvre Alfred. Mais il l'a rejoint dans la mort et son héritier, le « moi » d'aujourd'hui aime Alfred mais ne l'a connu que par les récits de l'autre. C'est une tendresse de seconde main6. (Prière de ne parler de tout cela à personne ; si le caractère général de ces vérités vous donnait la tentation d'en lire quelques extraits à Gregh ou à d'autres, vous me feriez beaucoup de peine. Si jamais je veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann. D'ailleurs je n'ai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie ne m'offre plus que des événements que j'ai déjà décrits. Quand vous lirez mon troisième volume7 celui qui s'appelle en partie « A l'ombre des jeunes filles en fleurs », vous reconnaîtrez l'anticipation et la sûre prophétie de ce que j'ai éprouvé depuis.)
J'espère que ce que je vous ai écrit8 vous a déjà convaincu et que vous restez à Albi. D'ailleurs j'espère que votre cher Commandant, si vos velléités absurdes persistaient, saurait « commander » et vous « obéir ». Je ne veux pas avoir l'air d'éluder vos questions sur moi-même. Car je sais que vous ne me le demandez pas par politesse ; non je ne me « nourris » pas en ce moment. Mais la fréquence des crises l'empêche. Vous savez que dès qu'elles diminuent, je sais remonter la pente, vous vous rappelez l'année dernière et ma victoire de la Marne 9. Je regrette un peu ce que je vous ai écrit de Pozzi. Je crois qu'il n'est pas très bien avec Février le directeur du Sce de Santé et le côté Gallieni. Du reste tout cela sera sans doute inutile car je ne serai peut'être pas appelé. En tout cas je me suis fait inscrire. Ce qui en dispense c'est une infirmité visible, comme un pouce manquant etc. Des maladies comme l'asthme ne sont pas prévues. Il est vrai que pour mon livre on m'a interv dans mon lit10 ; mais pensez-vous que le Gt Mre de Paris en sache quelque chose ! Bize a fait erreur s'il croit que c'est une dispense légale.
Mille tendresse de votre
Marcel
Je reçois à l'instant le certificat11 de Bize, je vais lui écrire pour lui demander de le faire autrement12, sur papier à 0,60, car ce certificat sans valeur de dispense, peut néanmoins le moment venu m'être utile. Mais rien ne presse, je ne serai pas appelé au plus tôt avant un mois ou deux. En tout cas je vais lui écrire.
P.S.
Que ma lettre je vous en prie n'aille pas
vous donner
l'idée que j'ai oublié
Alfred. Malgré la
distance que je sens hélas
par moments, je n'hésiterais pas même dans ces
moments là à courir me faire couper un
bras ou une jambe si cela pouvait
le
ressusciter.
3e P.S.
Surtout cher petit ne faites
quoi
que ce soit pour ma question de
contre réforme. Ce que vous avez
fait était divinement gentil et
a été parfait.
Mais faire autre
chose ne pourrait que m'attirer
des ennuis. Je crois que
tout
se passera très bien. Et d'ailleurs ce ne
sera pas avant q. q. temps. Que
pense le Commandant C. de la guerre ?
comme
durée, comme issue, comme
présent, comme passé, comme
avenir.
1
Cher Reynaldo
Je vous remercie de tout coeur de votre lettre2, impérissable monument de bonté et d'amitié. Mais Bize se trompe entièrement s'il croit qu ' un certificat3 me dispense de quoi que ce soit. Peut-être un certificat de Pozzi, lieutenant-colonel au Val-de-Grâce , l'eût pu (et je ne crois pas). Mais avec des manières charmantes et des procédés parfaits il l'a éludé et refusé 4. Je vous tiendrai au courant de mes mésaventures militaires quand elles se produiront. Mon cher petit vous êtes bien gentil d'avoir pensé que Cabourg 5 avait dû m'être pénible à cause d'Agostinelli. Je dois avouer
à ma honte qu'il ne l'a pas été autant que j'aurais cru et que ce voyage a plutôt marqué une première étape de détachement de mon chagrin, étape après laquelle heureusement j'ai rétrogradé, une fois revenu, vers les souffrances premières. Mais enfin à Cabourg sans cesser d'être aussi triste ni d'autant le regretter, il y a eu des moments, peut-être des heures, où il avait disparu de ma pensée. Mon cher petit ne me jugez pas trop mal par là (si mal que je me juge moi- même !). Et n'en augurez pas un manque de fidélité dans mes affections, comme moi j'ai eu le tort de l'
augurer pour vous quand je vous voyais regretter peu des gens du monde que je croyais que vous aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins de tendresse que je n'avais cru. Et j'ai compris ensuite que c'était parce qu'il s'agissait de gens que vous n'aimiez pas vraiment. J'aimais vraiment Alfred. Ce n'est pas assez de dire que je l'aimais, je l'adorais. Et je ne sais pourquoi j'écris cela au passé car je l'aime toujours. Mais malgré tout, dans les regrets, il y a une part d'involontaire et une part de devoir qui fixe l'involontaire et
en assure la durée. Or ce devoir n'existe pas envers Alfred qui avait très mal agi avec moi, je lui donne les regrets que je ne peux faire autrement que de lui donner, je ne me sens pas tenu envers lui à un devoir comme celui qui me lie à vous, qui me lierait à vous, même si je vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille fois moins. Si donc j'ai eu à Cabourg quelques semaines de relative inconstance, ne me jugez pas inconstant et n'en accusez que celui qui ne pouvait mériter de fidélité. D'ailleurs j'ai eu une grande joie à voir que mes souffrances étaient revenues ; mais par moments elles sont assez vives pour que je regrette un peu l'apaisement d'il y a un
mois. Mais j'ai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant peut-être moins obsédantes qu'il y a un mois et demi ou deux mois. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue, mais parce qu'on meurt soi-même. Et il faut une bien grande vitalité pour maintenir et faire vivre intact le « moi » d'il y a quelques semaines. Son ami ne l'a pas oublié, le pauvre Alfred. Mais il l'a rejoint dans la mort et son héritier, le « moi » d'aujourd'hui, aime Alfred mais ne l'a connu que par les récits de l'autre. C'est une tendresse de seconde main6. (Prière de ne parler de tout cela à personne ; si le caractère général de ces vérités vous donnait la tentation d'en lire quelques extraits à Gregh ou à d'autres, vous me feriez beaucoup de peine. Si jamais je veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann. D'ailleurs je n'ai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie ne m'offre plus que des événements que j'ai déjà décrits. Quand vous lirez mon troisième volume7 celui qui s'appelle en partie « A l'ombre des jeunes filles en fleurs », vous reconnaîtrez l'anticipation et la sûre prophétie de ce que j'ai éprouvé depuis.)
J'espère que ce que je vous ai écrit8 vous a déjà convaincu et que vous restez à Albi. D'ailleurs j'espère que votre cher Commandant, si vos velléités absurdes persistaient, saurait « commander » et vous, « obéir ». Je ne veux pas avoir l'air d'éluder vos questions sur moi-même. Car je sais que vous ne me le demandez pas par politesse ; non je ne me « nourris » pas en ce moment. Mais la fréquence des crises l'empêche. Vous savez que dès qu'elles diminuent, je sais remonter la pente, vous vous rappelez l'année dernière et ma victoire de la Marne 9. Je regrette un peu ce que je vous ai écrit de Pozzi. Je crois qu'il n'est pas très bien avec Février le directeur du Service de Santé et le côté Gallieni. Du reste tout cela sera sans doute inutile car je ne serai peut-être pas appelé. En tout cas je me suis fait inscrire. Ce qui en dispense c'est une infirmité visible, comme un pouce manquant etc. Des maladies comme l'asthme ne sont pas prévues. Il est vrai que pour mon livre on m'a interviewé dans mon lit10 ; mais pensez-vous que le Gouvernement Militaire de Paris en sache quelque chose ! Bize a fait erreur s'il croit que c'est une dispense légale.
Mille tendresse de votre
Marcel
Je reçois à l'instant le certificat11 de Bize, je vais lui écrire pour lui demander de le faire autrement12, sur papier à 0,60, car ce certificat sans valeur de dispense, peut néanmoins le moment venu m'être utile. Mais rien ne presse, je ne serai pas appelé au plus tôt avant un mois ou deux. En tout cas je vais lui écrire.
P.S. Que ma lettre je vous en prie n'aille pas vous donner l'idée que j'ai oublié Alfred. Malgré la distance que je sens hélas par moments, je n'hésiterais pas même dans ces moments-là à courir me faire couper un bras ou une jambe si cela pouvait le ressusciter.
3e P.S. Surtout cher petit ne faites quoi que ce soit pour ma question de contre-réforme. Ce que vous avez fait était divinement gentil et a été parfait. Mais faire autre chose ne pourrait que m'attirer des ennuis. Je crois que tout se passera très bien. Et d'ailleurs ce ne sera pas avant quelque temps. Que
pense le Commandant C. de la guerre ? comme durée, comme issue, comme présent, comme passé, comme avenir.
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 14:17
Lettre 02830
Informations
creation : October 4, 2022 15:07
mise à jour : November 22, 2022 14:17
publiée ? oui
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original filename : 02830_XIV_176.xml