CP 01968 Marcel Proust à Max Daireaux [vers avril ou mai 1909]







Mon cher ami
Je serai heureux de faire
passer des fantaisies de
vous au Figaro si je le
puis et je vous remercie de
me
donner ce plaisir. Je suis
l’homme peut’être le moins
fait pour cela, me levant une
fois par mois à peine. Et
je
suis vis à vis de tout Paris (c’
est à dire des cinq ou six
personnes que je connais) dans
une situation si difficile que
par moments la perspective d’être
interné dans une maison de santé2
m’apparaît comme une « solution »
qui au moins couperait court aux
excuses. C’est vous dire que pour
envoyer vos fantaisies il me faudra
faire précéder ma lettre d’
innombrables « je ne sais ce que
vous devez penser etc. » laissant
supposer que vos fantaisies
sont le seul point qui me
rattache à l’existence. Mais mes amis
sont cléments et ils seront gentils. L’inconvé-
nient est de ne pas être sur place. L’homme
utile est celui qui a votre fantaisie en poche.
Quelques soirs de suite il l’y garde. Puis à un
moment où Fauré3 n’a pas envoyé son article etc.
il la sort et la fait insérer. Au bout de
cinq ou six fois vous êtes « de la maison » et faites
cela vous même. A cet égard Caillavet que vous
connaissez je crois a sur moi l’avantage (entre
mille autres) d’être « du Figaro » et de pouvoir
faire ce que je vous dis là4. Quant à Chevassu il
est le directeur du Supplément5. C’est vous dire
que je suis à côté de lui à peu près comme une puce
à côté de la Tour Eiffel. Néanmoins en cette qualité
de puce je saute avec joie sur l’occasion de vous
témoigner mon zêle et ferai tout mon possible
pour faire insérer vos fantaisies et transformer
cette collaboration accidentelle en une définitive.
Mais je me souviens du temps où je portais des articles
à Cardane et où chaque fois une nouvelle « actualité » le
forçait à me dire d’un air
désespéré : « Hélas cher ami
vous comprenez bien n’est-ce pas qu’
avec cette affaire du Maroc6 nous
ne puissions insérer votre bel
article. Il y a pléthore ». Le
Maroc s’assoupissait mais
Me Le Bargy divorçait7 : « Notre
collaboration judiciaire est sur les
dents ». Puis le Midi bougea8, et
même le Nord à Courrières9. Car-
dane était de plus en plus désespéré.
Hélas cet excellent homme est
mort, mort avant moi, ce qui
semblait contre les possibilités10. Avez-
vous reçu la lettre où je vous
envoyais des vers idiots et
obscènes sur Cabourg11. Pourvu
que ces horreurs ne se soient
pas égarées ! Demandez moi quand
vous le voudrez la loge pour
le Théâtre des Arts12. Et
envoyez moi quand vous voudrez une
« fantaisie ». Celles que j’ai
lues dans Comœdia étaient bien
spirituelles13. Merci de me les
avoir envoyées et de tout cœur
à vous
Marcel Proust
Si vous voulez téléphoner un soir à tout hasard
vous avez bien peu de chances
que je sois visible même
que je sois réveillé. Mais enfin si vous avez le
téléphone vous pouvez essayer (292 05) mais
je vous préviens que ce sera
couché que vous me
verrez. Car je ne me lêve pas une fois par
mois.
Mon cher ami
Je serai heureux de faire passer des fantaisies de vous au Figaro si je le puis et je vous remercie de me donner ce plaisir. Je suis l’homme peut-être le moins fait pour cela, me levant une fois par mois à peine. Et je suis vis-à-vis de tout Paris (c’ est-à-dire des cinq ou six personnes que je connais) dans une situation si difficile que par moments la perspective d’être interné dans une maison de santé2 m’apparaît comme une « solution » qui au moins couperait court aux excuses. C’est vous dire que pour envoyer vos fantaisies il me faudra faire précéder ma lettre d’ innombrables « je ne sais ce que vous devez penser etc. » laissant supposer que vos fantaisies sont le seul point qui me rattache à l’existence. Mais mes amis sont cléments et ils seront gentils. L’inconvénient est de ne pas être sur place. L’homme utile est celui qui a votre fantaisie en poche. Quelques soirs de suite il l’y garde. Puis à un moment où Fauré3 n’a pas envoyé son article etc. il la sort et la fait insérer. Au bout de cinq ou six fois vous êtes « de la maison » et faites cela vous-même. A cet égard Caillavet que vous connaissez je crois a sur moi l’avantage (entre mille autres) d’être « du Figaro » et de pouvoir faire ce que je vous dis là4. Quant à Chevassu il est le directeur du Supplément5. C’est vous dire que je suis à côté de lui à peu près comme une puce à côté de la Tour Eiffel. Néanmoins en cette qualité de puce je saute avec joie sur l’occasion de vous témoigner mon zèle et ferai tout mon possible pour faire insérer vos fantaisies et transformer cette collaboration accidentelle en une définitive. Mais je me souviens du temps où je portais des articles à Cardane et où chaque fois une nouvelle « actualité » le forçait à me dire d’un air désespéré : « Hélas cher ami vous comprenez bien n’est-ce pas qu’ avec cette affaire du Maroc6 nous ne puissions insérer votre bel article. Il y a pléthore ». Le Maroc s’assoupissait mais Me Le Bargy divorçait7 : « Notre collaboration judiciaire est sur les dents ». Puis le Midi bougea8, et même le Nord à Courrières9. Cardane était de plus en plus désespéré. Hélas cet excellent homme est mort, mort avant moi, ce qui semblait contre les possibilités10. Avez-vous reçu la lettre où je vous envoyais des vers idiots et obscènes sur Cabourg11. Pourvu que ces horreurs ne se soient pas égarées ! Demandez-moi quand vous le voudrez la loge pour le Théâtre des Arts12. Et envoyez-moi quand vous voudrez une « fantaisie ». Celles que j’ai lues dans Comœdia étaient bien spirituelles13. Merci de me les avoir envoyées et de tout cœur à vous.
Marcel Proust
Si vous voulez téléphoner un soir à tout hasard vous avez bien peu de chances que je sois visible même que je sois réveillé. Mais enfin si vous avez le téléphone vous pouvez essayer (292 05) mais je vous préviens que ce sera couché que vous me verrez. Car je ne me lève pas une fois par mois.
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03







Mon cher ami
Je serai heureux de faire
passer des fantaisies de
vous au Figaro si je le
puis et je vous remercie de
me
donner ce plaisir. Je suis
l’homme peut’être le moins
fait pour cela, me levant une
fois par mois à peine. Et
je
suis vis à vis de tout Paris (c’
est à dire des cinq ou six
personnes que je connais) dans
une situation si difficile que
par moments la perspective d’être
interné dans une maison de santé2
m’apparaît comme une « solution »
qui au moins couperait court aux
excuses. C’est vous dire que pour
envoyer vos fantaisies il me faudra
faire précéder ma lettre d’
innombrables « je ne sais ce que
vous devez penser etc. » laissant
supposer que vos fantaisies
sont le seul point qui me
rattache à l’existence. Mais mes amis
sont cléments et ils seront gentils. L’inconvé-
nient est de ne pas être sur place. L’homme
utile est celui qui a votre fantaisie en poche.
Quelques soirs de suite il l’y garde. Puis à un
moment où Fauré3 n’a pas envoyé son article etc.
il la sort et la fait insérer. Au bout de
cinq ou six fois vous êtes « de la maison » et faites
cela vous même. A cet égard Caillavet que vous
connaissez je crois a sur moi l’avantage (entre
mille autres) d’être « du Figaro » et de pouvoir
faire ce que je vous dis là4. Quant à Chevassu il
est le directeur du Supplément5. C’est vous dire
que je suis à côté de lui à peu près comme une puce
à côté de la Tour Eiffel. Néanmoins en cette qualité
de puce je saute avec joie sur l’occasion de vous
témoigner mon zêle et ferai tout mon possible
pour faire insérer vos fantaisies et transformer
cette collaboration accidentelle en une définitive.
Mais je me souviens du temps où je portais des articles
à Cardane et où chaque fois une nouvelle « actualité » le
forçait à me dire d’un air
désespéré : « Hélas cher ami
vous comprenez bien n’est-ce pas qu’
avec cette affaire du Maroc6 nous
ne puissions insérer votre bel
article. Il y a pléthore ». Le
Maroc s’assoupissait mais
Me Le Bargy divorçait7 : « Notre
collaboration judiciaire est sur les
dents ». Puis le Midi bougea8, et
même le Nord à Courrières9. Car-
dane était de plus en plus désespéré.
Hélas cet excellent homme est
mort, mort avant moi, ce qui
semblait contre les possibilités10. Avez-
vous reçu la lettre où je vous
envoyais des vers idiots et
obscènes sur Cabourg11. Pourvu
que ces horreurs ne se soient
pas égarées ! Demandez moi quand
vous le voudrez la loge pour
le Théâtre des Arts12. Et
envoyez moi quand vous voudrez une
« fantaisie ». Celles que j’ai
lues dans Comœdia étaient bien
spirituelles13. Merci de me les
avoir envoyées et de tout cœur
à vous
Marcel Proust
Si vous voulez téléphoner un soir à tout hasard
vous avez bien peu de chances
que je sois visible même
que je sois réveillé. Mais enfin si vous avez le
téléphone vous pouvez essayer (292 05) mais
je vous préviens que ce sera
couché que vous me
verrez. Car je ne me lêve pas une fois par
mois.
Mon cher ami
Je serai heureux de faire passer des fantaisies de vous au Figaro si je le puis et je vous remercie de me donner ce plaisir. Je suis l’homme peut-être le moins fait pour cela, me levant une fois par mois à peine. Et je suis vis-à-vis de tout Paris (c’ est-à-dire des cinq ou six personnes que je connais) dans une situation si difficile que par moments la perspective d’être interné dans une maison de santé2 m’apparaît comme une « solution » qui au moins couperait court aux excuses. C’est vous dire que pour envoyer vos fantaisies il me faudra faire précéder ma lettre d’ innombrables « je ne sais ce que vous devez penser etc. » laissant supposer que vos fantaisies sont le seul point qui me rattache à l’existence. Mais mes amis sont cléments et ils seront gentils. L’inconvénient est de ne pas être sur place. L’homme utile est celui qui a votre fantaisie en poche. Quelques soirs de suite il l’y garde. Puis à un moment où Fauré3 n’a pas envoyé son article etc. il la sort et la fait insérer. Au bout de cinq ou six fois vous êtes « de la maison » et faites cela vous-même. A cet égard Caillavet que vous connaissez je crois a sur moi l’avantage (entre mille autres) d’être « du Figaro » et de pouvoir faire ce que je vous dis là4. Quant à Chevassu il est le directeur du Supplément5. C’est vous dire que je suis à côté de lui à peu près comme une puce à côté de la Tour Eiffel. Néanmoins en cette qualité de puce je saute avec joie sur l’occasion de vous témoigner mon zèle et ferai tout mon possible pour faire insérer vos fantaisies et transformer cette collaboration accidentelle en une définitive. Mais je me souviens du temps où je portais des articles à Cardane et où chaque fois une nouvelle « actualité » le forçait à me dire d’un air désespéré : « Hélas cher ami vous comprenez bien n’est-ce pas qu’ avec cette affaire du Maroc6 nous ne puissions insérer votre bel article. Il y a pléthore ». Le Maroc s’assoupissait mais Me Le Bargy divorçait7 : « Notre collaboration judiciaire est sur les dents ». Puis le Midi bougea8, et même le Nord à Courrières9. Cardane était de plus en plus désespéré. Hélas cet excellent homme est mort, mort avant moi, ce qui semblait contre les possibilités10. Avez-vous reçu la lettre où je vous envoyais des vers idiots et obscènes sur Cabourg11. Pourvu que ces horreurs ne se soient pas égarées ! Demandez-moi quand vous le voudrez la loge pour le Théâtre des Arts12. Et envoyez-moi quand vous voudrez une « fantaisie ». Celles que j’ai lues dans Comœdia étaient bien spirituelles13. Merci de me les avoir envoyées et de tout cœur à vous.
Marcel Proust
Si vous voulez téléphoner un soir à tout hasard vous avez bien peu de chances que je sois visible même que je sois réveillé. Mais enfin si vous avez le téléphone vous pouvez essayer (292 05) mais je vous préviens que ce sera couché que vous me verrez. Car je ne me lève pas une fois par mois.
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03