CP 01777 Marcel Proust à Louis d'Albufera [le jeudi soir 26 mars 1908]







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Mon cher Louis, je tʼ
écris pour te dire adieu puisque
je nʼai pu réussir à
passer
chez toi et que lʼépoque que
tu me disais
devoir être celle
de ton départ est à peu près
arrivée2. Vas-tu par hasard
Samedi chez les
Saussine3 ? Il
est possible, si je ne suis pas mal,
que jʼy aille. Mais je viens
de
passer par des jours et des nuits
de crises si affreuses que je
nʼose
faire de projets. Notre pauvre
Rio Tinto n’est guère brillant. Jʼai bien envie de le bazarder quand il sera revenu au cours où je lʼai acheté (1750)4. Quʼen penses-tu, grand financier ? As-tu vu que dans mes pastiches du Figaro, jʼai parlé de ma déconfiture avec la De Beers5 ? Jʼai presque envie dʼacheter de ces manchons Hella de Rochette6 ! Mais cʼest trop embêtant d’écrire pour donner des ordres de bourse. Est-ce que je rêve ou est-ce que tu ne m’envoyais pas porter des lettres autrefois par un jeune télégraphiste qui était apparenté à l’un quelconque de tes serviteurs ? Dans ce cas tu pourrais m’être utile car pour quelque chose que jʼécris jʼaurais besoin de connaître un télégraphiste7. Tu me diras que je nʼaurais qu’à parler à ceux qui mʼapportent des dépêches, mais dʼabord personne ne m’écrit plus, et ensuite dans mon quartier ce sont tous des enfants en bas âge incapables de donner lʼombre d’un renseignement. Mais les renseignements (dʼailleurs peu nombreux) ne me suffisent pas ; cʼest surtout de voir un télégraphiste dans l’exercice
de ses fonctions, dʼavoir « lʼimpression » de sa vie. Peutʼêtre
le tien ne lʼest plus. Dans ce cas il ne servirait à rien
mais peut’être a-t-il des amis. Enfin je me recommande
à toi et à lui, si je ne confonds pas. — . As-tu
toujours de bonnes nouvelles de ton oncle ou cousin, le
Duc de Trévise, qui avait été blessé et qui tʼavait
inquiété. Je nʼai plus jamais su si tes soucis de ce côté
étaient apaisés. Ce nʼest dʼailleurs pas le seul côté dont jʼ
aimerais être informé, mais dʼun autre aussi dʼoù il m’est
revenu, il y a quelques mois, des paroles fort peu gentilles pour
moi. Cela nʼempêche pas que moi je reste toujours fidèle et
affectueux. — . Je ne sais pas si tes
amis sont aussi nomades que les
miens, mais j’en ai en Chine, aux
Indes, en Egypte, en Tunisie,
au Japon8, partout Dieu merci excepté
à Paris ! Toi seul mon cher Louis
serais le bienvenu si nous pouvions
nous joindre, mais hélas une fatalité
nous sépare. Je te souhaite un moins
triste séjour à Nice que l’année der-
nière9. Ne crois-tu pas que tu ferais bien
dʼy prendre certaines précautions, et,
dans le cas où il y a des moustiques (ce
que j’ignore) de prendre dès ton
arrivée vingt-cinq centigr de bromohydrate
de quinine tous les jours ? Il m’
est impossible d’y aller en cette
saison de fleurs et de parfums. — . Jʼ
avais peur de voir ton nom dans les
journaux, car ne sachant pas si
le maréchal Suchet n’est pas
au Panthéon, je craignais que tu
imites lʼinitiative du duc de
Montebello. Certes je trouve lʼ
envoi de Zola au Panthéon
stupide. Mais je ne trouve pas
malgré cela la pensée de M. de
Montebello très heureuse10. Il est
vrai que n’ayant aucun des
miens au Panthéon je ne peux
pas être juge. Adieu mon cher
Louis, présente mes respectueux hommages
à Madame d’Albufera et crois
à mon amitié bien profonde et toujours reconnaissante
Marcel Proust
On m’a dit tʼavoir aperçu lʼautre soir
au Divorce de Bourget11. Mais je ne sais
pas avec qui. — .
A propos de divorce ta
charmante amie Madame
de Peyronnet a-t-elle
obtenu le sien12 ?
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Mon cher Louis, je tʼécris pour te dire adieu puisque je nʼai pu réussir à passer chez toi et que lʼépoque que tu me disais devoir être celle de ton départ est à peu près arrivée2. Vas-tu par hasard samedi chez les Saussine3 ? Il est possible, si je ne suis pas mal, que jʼy aille. Mais je viens de passer par des jours et des nuits de crises si affreuses que je nʼose faire de projets. Notre pauvreRio Tinto n’est guère brillant. Jʼai bien envie de le bazarder quand il sera revenu au cours où je lʼai acheté (1750)4. Quʼen penses-tu, grand financier ? As-tu vu que dans mes pastiches du Figaro, jʼai parlé de ma déconfiture avec la De Beers5 ? Jʼai presque envie dʼacheter de ces manchons Hella de Rochette6 ! Mais cʼest trop embêtant d’écrire pour donner des ordres de bourse. Est-ce que je rêve ou est-ce que tu ne m’envoyais pas porter des lettres autrefois par un jeune télégraphiste qui était apparenté à l’un quelconque de tes serviteurs ? Dans ce cas tu pourrais m’être utile car pour quelque chose que jʼécris jʼaurais besoin de connaître un télégraphiste7. Tu me diras que je nʼaurais qu’à parler à ceux qui mʼapportent des dépêches, mais dʼabord personne ne m’écrit plus, et ensuite dans mon quartier ce sont tous des enfants en bas âge incapables de donner lʼombre d’un renseignement. Mais les renseignements (dʼailleurs peu nombreux) ne me suffisent pas ; cʼest surtout de voir un télégraphiste dans l’exercicede ses fonctions, dʼavoir « lʼimpression » de sa vie. Peut-être le tien ne lʼest plus. Dans ce cas il ne servirait à rien mais peut-être a-t-il des amis. Enfin je me recommande à toi et à lui, si je ne confonds pas.
As-tu toujours de bonnes nouvelles de ton oncle ou cousin, le duc de Trévise, qui avait été blessé et qui tʼavait inquiété ? Je nʼai plus jamais su si tes soucis de ce côté étaient apaisés. Ce nʼest dʼailleurs pas le seul côté dont jʼaimerais être informé, mais dʼun autre aussi dʼoù il m’est revenu, il y a quelques mois, des paroles fort peu gentilles pour moi. Cela nʼempêche pas que moi je reste toujours fidèle etaffectueux.
Je ne sais pas si tes amis sont aussi nomades que les miens, mais j’en ai en Chine, aux Indes, en Égypte, en Tunisie, au Japon8, partout Dieu merci excepté à Paris ! Toi seul mon cher Louis serais le bienvenu si nous pouvions nous joindre, mais hélas une fatalité nous sépare. Je te souhaite un moins triste séjour à Nice que l’année dernière9. Ne crois-tu pas que tu ferais bien dʼy prendre certaines précautions, et, dans le cas où il y a des moustiques (ce que j’ignore) de prendre dès ton arrivée vingt-cinq centigrammes de bromhydrate de quinine tous les jours ? Il m’est impossible d’y aller en cettesaison de fleurs et de parfums.
Jʼavais peur de voir ton nom dans les journaux, car ne sachant pas si le maréchal Suchet n’est pas au Panthéon, je craignais que tu imites lʼinitiative du duc de Montebello. Certes je trouve lʼ envoi de Zola au Panthéon stupide. Mais je ne trouve pas malgré cela la pensée de M. de Montebello très heureuse10. Il est vrai que n’ayant aucun des miens au Panthéon je ne peux pas être juge. Adieu mon cher Louis, présente mes respectueux hommages à Madame d’Albufera et croisà mon amitié bien profonde et toujours reconnaissante.
Marcel Proust
On m’a dit tʼavoir aperçu lʼautre soir au Divorce de Bourget11. Mais je ne sais pas avec qui.
À propos de divorce ta charmante amie Madame de Peyronnet a-t-elle obtenu le sien12 ?
Date de la dernière mise à jour : August 30, 2024 15:07







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Mon cher Louis, je tʼ
écris pour te dire adieu puisque
je nʼai pu réussir à
passer
chez toi et que lʼépoque que
tu me disais
devoir être celle
de ton départ est à peu près
arrivée2. Vas-tu par hasard
Samedi chez les
Saussine3 ? Il
est possible, si je ne suis pas mal,
que jʼy aille. Mais je viens
de
passer par des jours et des nuits
de crises si affreuses que je
nʼose
faire de projets. Notre pauvre
Rio Tinto n’est guère brillant. Jʼai bien envie de le bazarder quand il sera revenu au cours où je lʼai acheté (1750)4. Quʼen penses-tu, grand financier ? As-tu vu que dans mes pastiches du Figaro, jʼai parlé de ma déconfiture avec la De Beers5 ? Jʼai presque envie dʼacheter de ces manchons Hella de Rochette6 ! Mais cʼest trop embêtant d’écrire pour donner des ordres de bourse. Est-ce que je rêve ou est-ce que tu ne m’envoyais pas porter des lettres autrefois par un jeune télégraphiste qui était apparenté à l’un quelconque de tes serviteurs ? Dans ce cas tu pourrais m’être utile car pour quelque chose que jʼécris jʼaurais besoin de connaître un télégraphiste7. Tu me diras que je nʼaurais qu’à parler à ceux qui mʼapportent des dépêches, mais dʼabord personne ne m’écrit plus, et ensuite dans mon quartier ce sont tous des enfants en bas âge incapables de donner lʼombre d’un renseignement. Mais les renseignements (dʼailleurs peu nombreux) ne me suffisent pas ; cʼest surtout de voir un télégraphiste dans l’exercice
de ses fonctions, dʼavoir « lʼimpression » de sa vie. Peutʼêtre
le tien ne lʼest plus. Dans ce cas il ne servirait à rien
mais peut’être a-t-il des amis. Enfin je me recommande
à toi et à lui, si je ne confonds pas. — . As-tu
toujours de bonnes nouvelles de ton oncle ou cousin, le
Duc de Trévise, qui avait été blessé et qui tʼavait
inquiété. Je nʼai plus jamais su si tes soucis de ce côté
étaient apaisés. Ce nʼest dʼailleurs pas le seul côté dont jʼ
aimerais être informé, mais dʼun autre aussi dʼoù il m’est
revenu, il y a quelques mois, des paroles fort peu gentilles pour
moi. Cela nʼempêche pas que moi je reste toujours fidèle et
affectueux. — . Je ne sais pas si tes
amis sont aussi nomades que les
miens, mais j’en ai en Chine, aux
Indes, en Egypte, en Tunisie,
au Japon8, partout Dieu merci excepté
à Paris ! Toi seul mon cher Louis
serais le bienvenu si nous pouvions
nous joindre, mais hélas une fatalité
nous sépare. Je te souhaite un moins
triste séjour à Nice que l’année der-
nière9. Ne crois-tu pas que tu ferais bien
dʼy prendre certaines précautions, et,
dans le cas où il y a des moustiques (ce
que j’ignore) de prendre dès ton
arrivée vingt-cinq centigr de bromohydrate
de quinine tous les jours ? Il m’
est impossible d’y aller en cette
saison de fleurs et de parfums. — . Jʼ
avais peur de voir ton nom dans les
journaux, car ne sachant pas si
le maréchal Suchet n’est pas
au Panthéon, je craignais que tu
imites lʼinitiative du duc de
Montebello. Certes je trouve lʼ
envoi de Zola au Panthéon
stupide. Mais je ne trouve pas
malgré cela la pensée de M. de
Montebello très heureuse10. Il est
vrai que n’ayant aucun des
miens au Panthéon je ne peux
pas être juge. Adieu mon cher
Louis, présente mes respectueux hommages
à Madame d’Albufera et crois
à mon amitié bien profonde et toujours reconnaissante
Marcel Proust
On m’a dit tʼavoir aperçu lʼautre soir
au Divorce de Bourget11. Mais je ne sais
pas avec qui. — .
A propos de divorce ta
charmante amie Madame
de Peyronnet a-t-elle
obtenu le sien12 ?
1
Mon cher Louis, je tʼécris pour te dire adieu puisque je nʼai pu réussir à passer chez toi et que lʼépoque que tu me disais devoir être celle de ton départ est à peu près arrivée2. Vas-tu par hasard samedi chez les Saussine3 ? Il est possible, si je ne suis pas mal, que jʼy aille. Mais je viens de passer par des jours et des nuits de crises si affreuses que je nʼose faire de projets. Notre pauvreRio Tinto n’est guère brillant. Jʼai bien envie de le bazarder quand il sera revenu au cours où je lʼai acheté (1750)4. Quʼen penses-tu, grand financier ? As-tu vu que dans mes pastiches du Figaro, jʼai parlé de ma déconfiture avec la De Beers5 ? Jʼai presque envie dʼacheter de ces manchons Hella de Rochette6 ! Mais cʼest trop embêtant d’écrire pour donner des ordres de bourse. Est-ce que je rêve ou est-ce que tu ne m’envoyais pas porter des lettres autrefois par un jeune télégraphiste qui était apparenté à l’un quelconque de tes serviteurs ? Dans ce cas tu pourrais m’être utile car pour quelque chose que jʼécris jʼaurais besoin de connaître un télégraphiste7. Tu me diras que je nʼaurais qu’à parler à ceux qui mʼapportent des dépêches, mais dʼabord personne ne m’écrit plus, et ensuite dans mon quartier ce sont tous des enfants en bas âge incapables de donner lʼombre d’un renseignement. Mais les renseignements (dʼailleurs peu nombreux) ne me suffisent pas ; cʼest surtout de voir un télégraphiste dans l’exercicede ses fonctions, dʼavoir « lʼimpression » de sa vie. Peut-être le tien ne lʼest plus. Dans ce cas il ne servirait à rien mais peut-être a-t-il des amis. Enfin je me recommande à toi et à lui, si je ne confonds pas.
As-tu toujours de bonnes nouvelles de ton oncle ou cousin, le duc de Trévise, qui avait été blessé et qui tʼavait inquiété ? Je nʼai plus jamais su si tes soucis de ce côté étaient apaisés. Ce nʼest dʼailleurs pas le seul côté dont jʼaimerais être informé, mais dʼun autre aussi dʼoù il m’est revenu, il y a quelques mois, des paroles fort peu gentilles pour moi. Cela nʼempêche pas que moi je reste toujours fidèle etaffectueux.
Je ne sais pas si tes amis sont aussi nomades que les miens, mais j’en ai en Chine, aux Indes, en Égypte, en Tunisie, au Japon8, partout Dieu merci excepté à Paris ! Toi seul mon cher Louis serais le bienvenu si nous pouvions nous joindre, mais hélas une fatalité nous sépare. Je te souhaite un moins triste séjour à Nice que l’année dernière9. Ne crois-tu pas que tu ferais bien dʼy prendre certaines précautions, et, dans le cas où il y a des moustiques (ce que j’ignore) de prendre dès ton arrivée vingt-cinq centigrammes de bromhydrate de quinine tous les jours ? Il m’est impossible d’y aller en cettesaison de fleurs et de parfums.
Jʼavais peur de voir ton nom dans les journaux, car ne sachant pas si le maréchal Suchet n’est pas au Panthéon, je craignais que tu imites lʼinitiative du duc de Montebello. Certes je trouve lʼ envoi de Zola au Panthéon stupide. Mais je ne trouve pas malgré cela la pensée de M. de Montebello très heureuse10. Il est vrai que n’ayant aucun des miens au Panthéon je ne peux pas être juge. Adieu mon cher Louis, présente mes respectueux hommages à Madame d’Albufera et croisà mon amitié bien profonde et toujours reconnaissante.
Marcel Proust
On m’a dit tʼavoir aperçu lʼautre soir au Divorce de Bourget11. Mais je ne sais pas avec qui.
À propos de divorce ta charmante amie Madame de Peyronnet a-t-elle obtenu le sien12 ?
Date de la dernière mise à jour : August 30, 2024 15:07