CP 02844 Marcel Proust à Lucien Daudet [le lundi soir 16 novembre 1914, ou peu après]
1
Mon cher petit,
Si ce nʼétait pas une telle joie — autant quʼon peut en avoir en ce moment —, de recevoir une pareille lettre, et de quelquʼun à qui je nʼai cessé un jour de penser avec une tendresse sans cesse grandissante, quel repos déjà de lire ces pages où il nʼy a ni « Boche », ni « leur Kultur », ni « pleurer comme un gosse », ni « sœurette », ni tout le reste. Toutes choses du reste quʼon supporte bien facilement tant on souffre en pensant au martyre des soldats et des officiers, et tant on est ému de leur sacrifice.
Mais tout de même la presse, et notamment le Figaro 2, aurait une meilleure tenue que la victoire nʼen serait que plus belle.
Frédéric Masson, dont jʼai souvent goûté le style vieux grognard autrefois, incarne vraiment trop en ce moment la « culture » française. Sʼil est sincère en trouvant les Maîtres Chanteurs ineptes et imposés par le snobisme, il est plus à plaindre que ceux quʼil déclare atteints de « wagnerite »3. Si au lieu dʼavoir la guerre avec lʼAllemagne nous lʼavions eue avec la Russie, quʼaurait-on dit de Tolstoï et de Dostoïewski ? Seulement, comme la littérature contemporaine allemande est tellement stupide quʼon ne peut même pas retrouver un nom et un titre que seuls les critiques des « Lectures étrangères » nous apprennent de temps en temps pour que nous les oubliions aussitôt, aussi ne trouvant où se prendre, on se rabat sur Wagner 4.
Mon cher petit, je ne sais pas pourquoi je vous parle de cela et aussi stupidement, car par la brièveté, je fausse entièrement ma pensée qui nʼest pas celle que vous allez croire. Enfin, mon cher petit, avant tout ceci, vous ne mʼavez pas écrit depuis deux mois, depuis la guerre, mais vraiment il nʼy a pas encore eu un jour où je nʼai passé des heures avec vous. Mon cher petit, vous ne sauriez croire comme mon affection actuelle bouturée sur celle dʼautrefois a pris une puissance nouvelle ; mais je suis sûr que vous ne me croyez pas. Enfin, vous le verrez.
Mon cher petit, jʼai su un mois après que votre beau-frère avait eu un accident dʼautomobile, je nʼai nullement su que Léon y était et avait été gravement blessé. Pouvez-vous croire que je ne vous aurais pas écrit ! Et vous, vous étiez donc aussi dans la voiture ? (puisque vous dites : jʼavais Léon blessé à côté de moi). Je suis rétrospectivement bien ému dʼapprendre cela5. Je vais écrire à votre frère. Jʼallais dʼailleurs le faire pour lui dire mon admiration. La guerre a hélas vérifié, consacré et immortalisé lʼ« Avant-guerre »6. Depuis Balzac, on nʼavait jamais vu un homme dʼimagination découvrir avec cette force une loi sociale (dans le sens ou Newton (?) a découvert la loi de la gravitation7). Oui, jʼallais lui écrire pour cela et je ne lui aurais pas parlé de lʼaccident ! Jʼespère que si sa prophétie ne fut pas écoutée, nous saurons « appliquer » sa découverte et pratiquer, nous, lʼAprès-guerre. Mais je ne pense pas (et je pense que cʼest aussi lʼavis de votre frère quoique je nʼaie pas lu ses articles) quʼelle doive consister à nous rendre inférieurs, à priver je ne dis pas nos musiciens, mais nos écrivains de la prodigieuse fécondation que cʼest dʼentendre Tristan , et la Tétralogie , comme Péladan qui ne veut plus quʼon apprenne lʼallemand8 (que le général Pau et le général Joffre 9, heureusement, possèdent à fond).
Mon cher petit, moi aussi jʼai été tourmenté pour mon frère, son hôpital à Étain a été bombardé pendant quʼil opérait, les obus crevant sa table dʼopération. Il a été du reste cité à lʼordre du jour, pas pour cela, mais pour tant dʼautres choses courageuses quʼil ne cesse de faire10. Malheureusement, il va au-devant des plus grands dangers, et jusquʼà la fin de la guerre je ne sais ce que le lendemain mʼapportera comme nouvelles.
Moi je vais passer un conseil de révision et je serai probablement pris, car on prend tout le monde. Du reste jʼai été stupide car je nʼavais pas à me faire inscrire, ayant été rayé des cadres comme officier11 et ces Conseils nʼétaient que pour les soldats, à ce que mʼa dit Clément de Maugny 12 qui, passant par Paris, mʼa vu un soir13 ; très gentil, ayant beaucoup gagné, sans doute sous lʼinfluence de sa femme. Il mʼa parlé très gentiment de vous et avec une grande admiration de votre dernier livre14. Je dois dire quʼil mʼa paru infiniment moins enthousiaste de Swann ! Et même que nous sommes enfoncés tous les deux par un livre de quelquʼun qui le touche de près et intéressant surtout, paraît-il, parce quʼil y est question de « gens que nous connaissons »15. Lui-même, [Maugny]16 a fait un livre (je crois historique17) et mʼa parlé de « bons à tirer » (?). Je ne sais pas bien ce que cʼest. À côté de cela très « va-te-faire-fiche », « le Général a dit : quʼon mʼenvoie [Maugny]18 », et aussi dʼune simplicité pleine de grâce vraiment, et qui a frappé même ma femme de chambre (qui est aussi cuisinière, valet de chambre, etc.), laquelle mʼa dit : « Quelle simplicité pour un vicomte19 ! »
Mon cher petit, jusquʼà mon conseil de révision, je me soignerai, pour pouvoir y aller. Mais tout de même si vous venez à Paris, je pourrai vous recevoir (mais je ne me lève pas). Après, encore plus facilement si je ne suis pas « pris ». Mais je le serai.
Mon cher petit, tout ce que jʼaurais à vous dire exigerait des volumes et jʼai voulu vous répondre tout de suite pour ne pas me laisser « décimer » par cet élan vers vous si jʼy résistais. Jʼespère que vous nʼavez pas trop dʼamis parmi les « Morts au champ dʼhonneur », mais on aime même ceux quʼon ne connaît pas, on pleure même les inconnus.
Et à ce propos, mon cher petit, jʼai été bien stupéfait de quelque chose quʼon mʼa dit : peu renseigné sur la grandeur réelle et lʼéclat fixe des étoiles nouvelles qui resplendissent depuis quelque temps, je croyais devoir un très grand respect à M. [Z...]20 dont je nʼai jamais rien lu, mais quʼon mʼavait dit génial. Or, on mʼa cité de lui ces propos tenus lʼautre jour, qui mʼont fait vomir et que je ne puis croire exacts. Je vous transcris dʼautant plus littéralement quʼil sʼagit de personnes que je ne connais pas et dont je nʼaurais pu inventer les noms, et encore moins les prénoms : « Oui, cette guerre ! Enfin du moins elle aura eu ce résultat de réconcilier Célimène et Alceste (le comte et la comtesse de [X.], née [***]). Oronte mʼa dit de vous dire que Valère sʼétait très bien conduit (ces prénoms désignent nʼest-ce pas M. [de A...] et le jeune duc [de B...]). Ce que je ne peux pas supporter, cʼest quand jʼapprends la mort de quelquʼun de bien (cʼest à dire de chic). Ah ! oui apprendre quʼun [***] a été tué, pour moi cʼest un coup terrible. » Est-ce vraiment possible ! Je nʼaurais pas cru M. [Y...] ou tel autre bouffon capable, je ne dis pas de parler, mais de penser ainsi, mais un écrivain, un philosophe ! […] Jʼespère que tout cela est faux. Je ne renie rien […] et je crois que les « gens bien » sont quelquefois très bien. Mais leur mort ne peut pas me faire plus de peine que celle des autres. Et le hasard de mes amitiés fait quʼelle mʼen a causé jusquʼici beaucoup moins.
Quant aux morts de la guerre, ils sont admirables, et tellement autrement quʼon ne dit. Tout ce quʼon a écrit sur le pauvre Psichari que je ne connaissais pas, mais dont on mʼa tant parlé, est si faux21. Du reste à part un ou deux, les littérateurs qui en ce moment croient « servir » en écrivant, parlent bien mal de tout cela. (Il y a des exceptions, avez-vous lu « Les trois Croix » de Daniel Halévy, dans les Débats 22, journal où, entre parenthèses, il y a tous les jours un article de je ne sais pas qui, intitulé « La situation militaire », qui est remarquable et clair).
Du reste tous ces hommes importants sont ignorants comme des enfants. Je ne sais si vous avez lu un article du Général Zurlinden sur lʼorigine du mot boche, qui selon lui, remonte au mois de
17
Septembre dernier quand nos soldats
etc23. Il faut que lui aussi
nʼait
jamais causé quʼavec des gens « bien ».
Sans cela il saurait comme
moi que
les domestiques, les gens du peuple ont
toujours dit : « une
tête de boche »
« cʼest un sale boche ». Je dois dire
que de leur part
cʼest souvent
assez drôle (comme dans lʼadmirable
récit du mécanicien de Paulhan
24
).
Mais quand des académiciens disent
« Boches » avec un faux
entrain pour
sʼadresser au peuple comme les gdes
personnes qui zézaient quand elles par-
lent aux enfants (Donnay, Capus,
Hanotaux
25
etc
26) cʼest crispant.
Mon cher petit la fatigue me
paralyse et je nʼai plus la force de vous donner des nouvelles de Reynaldo. Il était à Melun et ayant demandé à partir dans lʼEst, a été envoyé à Albi dʼoù il va cependant hélas, partir pour « les tranchées » […] Je ne puis vous dire, depuis le commencement de cette guerre, toutes les preuves de noblesse morale quʼil a données. Je ne dis pas spécialement au point de vue de la guerre, mais même par ricochet […] Vraiment Reynaldo est un roc de bonté sur lequel on peut bâtir et demeurer. Et de bonté vraie. Il est vrai par-dessus tout […]27
20
la souffrance. Et je ne sais pourquoi je cite plutot
cet exemple. Si vous désirez lui écrire, il vaudrait mieux
plutôt quʼà
son régiment, lui écrire Hôtel du Vigan
Albi Tarn.
Vous lui ferez surement grand plaisir car
il a pour vous des sentiments tout particuliers
et vous
cite à tout propos et ne vous compare jamais que
pour vous
préférer.
Mon cher petit mettez mes
respectueux hommages aux pieds de
Madame
Votre Mere et de Madame Votre Sœur, je vais
écrire à votre
frère Mille tendresses de votre
Marcel
P.S.
Hotel Brunswick me semble un peu « boche »28. Il est vrai
que Béranger29 neutralise.
« Odile
30 » est aussi très « Jumilhac
31 » comme
dirait M. Corpechot
32, et
aussi très Barrès33, et surtout doit être
bien gentil étant votre nièce
34.
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Mon cher petit,
Si ce nʼétait pas une telle joie — autant quʼon peut en avoir en ce moment —, de recevoir une pareille lettre, et de quelquʼun à qui je nʼai cessé un jour de penser avec une tendresse sans cesse grandissante, quel repos déjà de lire ces pages où il nʼy a ni « Boche », ni « leur Kultur », ni « pleurer comme un gosse », ni « sœurette », ni tout le reste. Toutes choses du reste quʼon supporte bien facilement tant on souffre en pensant au martyre des soldats et des officiers, et tant on est ému de leur sacrifice.
Mais tout de même la presse, et notamment le Figaro 2, aurait une meilleure tenue que la victoire nʼen serait que plus belle.
Frédéric Masson, dont jʼai souvent goûté le style vieux grognard autrefois, incarne vraiment trop en ce moment la « culture » française. Sʼil est sincère en trouvant les Maîtres Chanteurs ineptes et imposés par le snobisme, il est plus à plaindre que ceux quʼil déclare atteints de « wagnerite »3. Si au lieu dʼavoir la guerre avec lʼAllemagne nous lʼavions eue avec la Russie, quʼaurait-on dit de Tolstoï et de Dostoïewski ? Seulement, comme la littérature contemporaine allemande est tellement stupide quʼon ne peut même pas retrouver un nom et un titre que seuls les critiques des « Lectures étrangères » nous apprennent de temps en temps pour que nous les oubliions aussitôt, aussi ne trouvant où se prendre, on se rabat sur Wagner 4.
Mon cher petit, je ne sais pas pourquoi je vous parle de cela et aussi stupidement, car par la brièveté, je fausse entièrement ma pensée qui nʼest pas celle que vous allez croire. Enfin, mon cher petit, avant tout ceci, vous ne mʼavez pas écrit depuis deux mois, depuis la guerre, mais vraiment il nʼy a pas encore eu un jour où je nʼai passé des heures avec vous. Mon cher petit, vous ne sauriez croire comme mon affection actuelle bouturée sur celle dʼautrefois a pris une puissance nouvelle ; mais je suis sûr que vous ne me croyez pas. Enfin, vous le verrez.
Mon cher petit, jʼai su un mois après que votre beau-frère avait eu un accident dʼautomobile, je nʼai nullement su que Léon y était et avait été gravement blessé. Pouvez-vous croire que je ne vous aurais pas écrit ! Et vous, vous étiez donc aussi dans la voiture ? (puisque vous dites : jʼavais Léon blessé à côté de moi). Je suis rétrospectivement bien ému dʼapprendre cela5. Je vais écrire à votre frère. Jʼallais dʼailleurs le faire pour lui dire mon admiration. La guerre a hélas vérifié, consacré et immortalisé lʼ« Avant-guerre »6. Depuis Balzac, on nʼavait jamais vu un homme dʼimagination découvrir avec cette force une loi sociale (dans le sens ou Newton (?) a découvert la loi de la gravitation7). Oui, jʼallais lui écrire pour cela et je ne lui aurais pas parlé de lʼaccident ! Jʼespère que si sa prophétie ne fut pas écoutée, nous saurons « appliquer » sa découverte et pratiquer, nous, lʼAprès-guerre. Mais je ne pense pas (et je pense que cʼest aussi lʼavis de votre frère quoique je nʼaie pas lu ses articles) quʼelle doive consister à nous rendre inférieurs, à priver je ne dis pas nos musiciens, mais nos écrivains de la prodigieuse fécondation que cʼest dʼentendre Tristan , et la Tétralogie , comme Péladan qui ne veut plus quʼon apprenne lʼallemand8 (que le général Pau et le général Joffre 9, heureusement, possèdent à fond).
Mon cher petit, moi aussi jʼai été tourmenté pour mon frère, son hôpital à Étain a été bombardé pendant quʼil opérait, les obus crevant sa table dʼopération. Il a été du reste cité à lʼordre du jour, pas pour cela, mais pour tant dʼautres choses courageuses quʼil ne cesse de faire10. Malheureusement, il va au-devant des plus grands dangers, et jusquʼà la fin de la guerre je ne sais ce que le lendemain mʼapportera comme nouvelles.
Moi je vais passer un conseil de révision et je serai probablement pris, car on prend tout le monde. Du reste jʼai été stupide car je nʼavais pas à me faire inscrire, ayant été rayé des cadres comme officier11 et ces Conseils nʼétaient que pour les soldats, à ce que mʼa dit Clément de Maugny 12 qui, passant par Paris, mʼa vu un soir13 ; très gentil, ayant beaucoup gagné, sans doute sous lʼinfluence de sa femme. Il mʼa parlé très gentiment de vous et avec une grande admiration de votre dernier livre14. Je dois dire quʼil mʼa paru infiniment moins enthousiaste de Swann ! Et même que nous sommes enfoncés tous les deux par un livre de quelquʼun qui le touche de près et intéressant surtout, paraît-il, parce quʼil y est question de « gens que nous connaissons »15. Lui-même, [Maugny]16 a fait un livre (je crois historique17) et mʼa parlé de « bons à tirer » (?). Je ne sais pas bien ce que cʼest. À côté de cela très « va-te-faire-fiche », « le Général a dit : quʼon mʼenvoie [Maugny]18 », et aussi dʼune simplicité pleine de grâce vraiment, et qui a frappé même ma femme de chambre (qui est aussi cuisinière, valet de chambre, etc.), laquelle mʼa dit : « Quelle simplicité pour un vicomte19 ! »
Mon cher petit, jusquʼà mon conseil de révision, je me soignerai, pour pouvoir y aller. Mais tout de même si vous venez à Paris, je pourrai vous recevoir (mais je ne me lève pas). Après, encore plus facilement si je ne suis pas « pris ». Mais je le serai.
Mon cher petit, tout ce que jʼaurais à vous dire exigerait des volumes et jʼai voulu vous répondre tout de suite pour ne pas me laisser « décimer » par cet élan vers vous si jʼy résistais. Jʼespère que vous nʼavez pas trop dʼamis parmi les « Morts au champ dʼhonneur », mais on aime même ceux quʼon ne connaît pas, on pleure même les inconnus.
Et à ce propos, mon cher petit, jʼai été bien stupéfait de quelque chose quʼon mʼa dit : peu renseigné sur la grandeur réelle et lʼéclat fixe des étoiles nouvelles qui resplendissent depuis quelque temps, je croyais devoir un très grand respect à M. [Z...]20 dont je nʼai jamais rien lu, mais quʼon mʼavait dit génial. Or, on mʼa cité de lui ces propos tenus lʼautre jour, qui mʼont fait vomir et que je ne puis croire exacts. Je vous transcris dʼautant plus littéralement quʼil sʼagit de personnes que je ne connais pas et dont je nʼaurais pu inventer les noms, et encore moins les prénoms : « Oui, cette guerre ! Enfin du moins elle aura eu ce résultat de réconcilier Célimène et Alceste (le comte et la comtesse de [X.], née [***]). Oronte mʼa dit de vous dire que Valère sʼétait très bien conduit (ces prénoms désignent nʼest-ce pas M. [de A...] et le jeune duc [de B...]). Ce que je ne peux pas supporter, cʼest quand jʼapprends la mort de quelquʼun de bien (cʼest-à-dire de chic). Ah ! oui apprendre quʼun [***] a été tué, pour moi cʼest un coup terrible. » Est-ce vraiment possible ! Je nʼaurais pas cru M. [Y...] ou tel autre bouffon capable, je ne dis pas de parler, mais de penser ainsi, mais un écrivain, un philosophe ! […] Jʼespère que tout cela est faux. Je ne renie rien […] et je crois que les « gens bien » sont quelquefois très bien. Mais leur mort ne peut pas me faire plus de peine que celle des autres. Et le hasard de mes amitiés fait quʼelle mʼen a causé jusquʼici beaucoup moins.
Quant aux morts de la guerre, ils sont admirables, et tellement autrement quʼon ne dit. Tout ce quʼon a écrit sur le pauvre Psichari que je ne connaissais pas, mais dont on mʼa tant parlé, est si faux21. Du reste à part un ou deux, les littérateurs qui en ce moment croient « servir » en écrivant, parlent bien mal de tout cela. (Il y a des exceptions, avez-vous lu « Les trois Croix » de Daniel Halévy, dans les Débats 22, journal où, entre parenthèses, il y a tous les jours un article de je ne sais pas qui, intitulé « La situation militaire », qui est remarquable et clair).
Du reste tous ces hommes importants sont ignorants comme des enfants. Je ne sais si vous avez lu un article du Général Zurlinden sur lʼorigine du mot boche, qui selon lui, remonte au mois de
Septembre dernier quand nos soldats etc23. Il faut que lui aussi nʼait jamais causé quʼavec des gens « bien ». Sans cela il saurait comme moi que les domestiques, les gens du peuple ont toujours dit : « une tête de boche » « cʼest un sale boche ». Je dois dire que de leur part cʼest souvent assez drôle (comme dans lʼadmirable récit du mécanicien de Paulhan 24 ). Mais quand des académiciens disent « Boches » avec un faux entrain pour sʼadresser au peuple comme les grandes personnes qui zézaient quand elles parlent aux enfants (Donnay, Capus, Hanotaux 25 etc. 26) cʼest crispant.
Mon cher petit la fatigue me
paralyse et je nʼai plus la force de vous donner des nouvelles de Reynaldo. Il était à Melun et ayant demandé à partir dans lʼEst, a été envoyé à Albi dʼoù il va cependant hélas, partir pour « les tranchées » […] Je ne puis vous dire, depuis le commencement de cette guerre, toutes les preuves de noblesse morale quʼil a données. Je ne dis pas spécialement au point de vue de la guerre, mais même par ricochet […] Vraiment Reynaldo est un roc de bonté sur lequel on peut bâtir et demeurer. Et de bonté vraie. Il est vrai par-dessus tout […]27
la souffrance. Et je ne sais pourquoi je cite plutôt cet exemple. Si vous désirez lui écrire, il vaudrait mieux plutôt quʼà son régiment, lui écrire Hôtel du Vigan Albi Tarn. Vous lui ferez sûrement grand plaisir car il a pour vous des sentiments tout particuliers et vous cite à tout propos et ne vous compare jamais que pour vous préférer.
Mon cher petit mettez mes respectueux hommages aux pieds de Madame Votre Mere et de Madame Votre Sœur, je vais écrire à votre frère Mille tendresses de votre
Marcel
P.S. Hôtel Brunswick me semble un peu « boche »28. Il est vrai que Béranger29 neutralise.
« Odile 30 » est aussi très « Jumilhac 31 » comme dirait M. Corpechot 32, et aussi très Barrès33, et surtout doit être bien gentil étant votre nièce 34.
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
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Mon cher petit,
Si ce nʼétait pas une telle joie — autant quʼon peut en avoir en ce moment —, de recevoir une pareille lettre, et de quelquʼun à qui je nʼai cessé un jour de penser avec une tendresse sans cesse grandissante, quel repos déjà de lire ces pages où il nʼy a ni « Boche », ni « leur Kultur », ni « pleurer comme un gosse », ni « sœurette », ni tout le reste. Toutes choses du reste quʼon supporte bien facilement tant on souffre en pensant au martyre des soldats et des officiers, et tant on est ému de leur sacrifice.
Mais tout de même la presse, et notamment le Figaro 2, aurait une meilleure tenue que la victoire nʼen serait que plus belle.
Frédéric Masson, dont jʼai souvent goûté le style vieux grognard autrefois, incarne vraiment trop en ce moment la « culture » française. Sʼil est sincère en trouvant les Maîtres Chanteurs ineptes et imposés par le snobisme, il est plus à plaindre que ceux quʼil déclare atteints de « wagnerite »3. Si au lieu dʼavoir la guerre avec lʼAllemagne nous lʼavions eue avec la Russie, quʼaurait-on dit de Tolstoï et de Dostoïewski ? Seulement, comme la littérature contemporaine allemande est tellement stupide quʼon ne peut même pas retrouver un nom et un titre que seuls les critiques des « Lectures étrangères » nous apprennent de temps en temps pour que nous les oubliions aussitôt, aussi ne trouvant où se prendre, on se rabat sur Wagner 4.
Mon cher petit, je ne sais pas pourquoi je vous parle de cela et aussi stupidement, car par la brièveté, je fausse entièrement ma pensée qui nʼest pas celle que vous allez croire. Enfin, mon cher petit, avant tout ceci, vous ne mʼavez pas écrit depuis deux mois, depuis la guerre, mais vraiment il nʼy a pas encore eu un jour où je nʼai passé des heures avec vous. Mon cher petit, vous ne sauriez croire comme mon affection actuelle bouturée sur celle dʼautrefois a pris une puissance nouvelle ; mais je suis sûr que vous ne me croyez pas. Enfin, vous le verrez.
Mon cher petit, jʼai su un mois après que votre beau-frère avait eu un accident dʼautomobile, je nʼai nullement su que Léon y était et avait été gravement blessé. Pouvez-vous croire que je ne vous aurais pas écrit ! Et vous, vous étiez donc aussi dans la voiture ? (puisque vous dites : jʼavais Léon blessé à côté de moi). Je suis rétrospectivement bien ému dʼapprendre cela5. Je vais écrire à votre frère. Jʼallais dʼailleurs le faire pour lui dire mon admiration. La guerre a hélas vérifié, consacré et immortalisé lʼ« Avant-guerre »6. Depuis Balzac, on nʼavait jamais vu un homme dʼimagination découvrir avec cette force une loi sociale (dans le sens ou Newton (?) a découvert la loi de la gravitation7). Oui, jʼallais lui écrire pour cela et je ne lui aurais pas parlé de lʼaccident ! Jʼespère que si sa prophétie ne fut pas écoutée, nous saurons « appliquer » sa découverte et pratiquer, nous, lʼAprès-guerre. Mais je ne pense pas (et je pense que cʼest aussi lʼavis de votre frère quoique je nʼaie pas lu ses articles) quʼelle doive consister à nous rendre inférieurs, à priver je ne dis pas nos musiciens, mais nos écrivains de la prodigieuse fécondation que cʼest dʼentendre Tristan , et la Tétralogie , comme Péladan qui ne veut plus quʼon apprenne lʼallemand8 (que le général Pau et le général Joffre 9, heureusement, possèdent à fond).
Mon cher petit, moi aussi jʼai été tourmenté pour mon frère, son hôpital à Étain a été bombardé pendant quʼil opérait, les obus crevant sa table dʼopération. Il a été du reste cité à lʼordre du jour, pas pour cela, mais pour tant dʼautres choses courageuses quʼil ne cesse de faire10. Malheureusement, il va au-devant des plus grands dangers, et jusquʼà la fin de la guerre je ne sais ce que le lendemain mʼapportera comme nouvelles.
Moi je vais passer un conseil de révision et je serai probablement pris, car on prend tout le monde. Du reste jʼai été stupide car je nʼavais pas à me faire inscrire, ayant été rayé des cadres comme officier11 et ces Conseils nʼétaient que pour les soldats, à ce que mʼa dit Clément de Maugny 12 qui, passant par Paris, mʼa vu un soir13 ; très gentil, ayant beaucoup gagné, sans doute sous lʼinfluence de sa femme. Il mʼa parlé très gentiment de vous et avec une grande admiration de votre dernier livre14. Je dois dire quʼil mʼa paru infiniment moins enthousiaste de Swann ! Et même que nous sommes enfoncés tous les deux par un livre de quelquʼun qui le touche de près et intéressant surtout, paraît-il, parce quʼil y est question de « gens que nous connaissons »15. Lui-même, [Maugny]16 a fait un livre (je crois historique17) et mʼa parlé de « bons à tirer » (?). Je ne sais pas bien ce que cʼest. À côté de cela très « va-te-faire-fiche », « le Général a dit : quʼon mʼenvoie [Maugny]18 », et aussi dʼune simplicité pleine de grâce vraiment, et qui a frappé même ma femme de chambre (qui est aussi cuisinière, valet de chambre, etc.), laquelle mʼa dit : « Quelle simplicité pour un vicomte19 ! »
Mon cher petit, jusquʼà mon conseil de révision, je me soignerai, pour pouvoir y aller. Mais tout de même si vous venez à Paris, je pourrai vous recevoir (mais je ne me lève pas). Après, encore plus facilement si je ne suis pas « pris ». Mais je le serai.
Mon cher petit, tout ce que jʼaurais à vous dire exigerait des volumes et jʼai voulu vous répondre tout de suite pour ne pas me laisser « décimer » par cet élan vers vous si jʼy résistais. Jʼespère que vous nʼavez pas trop dʼamis parmi les « Morts au champ dʼhonneur », mais on aime même ceux quʼon ne connaît pas, on pleure même les inconnus.
Et à ce propos, mon cher petit, jʼai été bien stupéfait de quelque chose quʼon mʼa dit : peu renseigné sur la grandeur réelle et lʼéclat fixe des étoiles nouvelles qui resplendissent depuis quelque temps, je croyais devoir un très grand respect à M. [Z...]20 dont je nʼai jamais rien lu, mais quʼon mʼavait dit génial. Or, on mʼa cité de lui ces propos tenus lʼautre jour, qui mʼont fait vomir et que je ne puis croire exacts. Je vous transcris dʼautant plus littéralement quʼil sʼagit de personnes que je ne connais pas et dont je nʼaurais pu inventer les noms, et encore moins les prénoms : « Oui, cette guerre ! Enfin du moins elle aura eu ce résultat de réconcilier Célimène et Alceste (le comte et la comtesse de [X.], née [***]). Oronte mʼa dit de vous dire que Valère sʼétait très bien conduit (ces prénoms désignent nʼest-ce pas M. [de A...] et le jeune duc [de B...]). Ce que je ne peux pas supporter, cʼest quand jʼapprends la mort de quelquʼun de bien (cʼest à dire de chic). Ah ! oui apprendre quʼun [***] a été tué, pour moi cʼest un coup terrible. » Est-ce vraiment possible ! Je nʼaurais pas cru M. [Y...] ou tel autre bouffon capable, je ne dis pas de parler, mais de penser ainsi, mais un écrivain, un philosophe ! […] Jʼespère que tout cela est faux. Je ne renie rien […] et je crois que les « gens bien » sont quelquefois très bien. Mais leur mort ne peut pas me faire plus de peine que celle des autres. Et le hasard de mes amitiés fait quʼelle mʼen a causé jusquʼici beaucoup moins.
Quant aux morts de la guerre, ils sont admirables, et tellement autrement quʼon ne dit. Tout ce quʼon a écrit sur le pauvre Psichari que je ne connaissais pas, mais dont on mʼa tant parlé, est si faux21. Du reste à part un ou deux, les littérateurs qui en ce moment croient « servir » en écrivant, parlent bien mal de tout cela. (Il y a des exceptions, avez-vous lu « Les trois Croix » de Daniel Halévy, dans les Débats 22, journal où, entre parenthèses, il y a tous les jours un article de je ne sais pas qui, intitulé « La situation militaire », qui est remarquable et clair).
Du reste tous ces hommes importants sont ignorants comme des enfants. Je ne sais si vous avez lu un article du Général Zurlinden sur lʼorigine du mot boche, qui selon lui, remonte au mois de
17
Septembre dernier quand nos soldats
etc23. Il faut que lui aussi
nʼait
jamais causé quʼavec des gens « bien ».
Sans cela il saurait comme
moi que
les domestiques, les gens du peuple ont
toujours dit : « une
tête de boche »
« cʼest un sale boche ». Je dois dire
que de leur part
cʼest souvent
assez drôle (comme dans lʼadmirable
récit du mécanicien de Paulhan
24
).
Mais quand des académiciens disent
« Boches » avec un faux
entrain pour
sʼadresser au peuple comme les gdes
personnes qui zézaient quand elles par-
lent aux enfants (Donnay, Capus,
Hanotaux
25
etc
26) cʼest crispant.
Mon cher petit la fatigue me
paralyse et je nʼai plus la force de vous donner des nouvelles de Reynaldo. Il était à Melun et ayant demandé à partir dans lʼEst, a été envoyé à Albi dʼoù il va cependant hélas, partir pour « les tranchées » […] Je ne puis vous dire, depuis le commencement de cette guerre, toutes les preuves de noblesse morale quʼil a données. Je ne dis pas spécialement au point de vue de la guerre, mais même par ricochet […] Vraiment Reynaldo est un roc de bonté sur lequel on peut bâtir et demeurer. Et de bonté vraie. Il est vrai par-dessus tout […]27
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la souffrance. Et je ne sais pourquoi je cite plutot
cet exemple. Si vous désirez lui écrire, il vaudrait mieux
plutôt quʼà
son régiment, lui écrire Hôtel du Vigan
Albi Tarn.
Vous lui ferez surement grand plaisir car
il a pour vous des sentiments tout particuliers
et vous
cite à tout propos et ne vous compare jamais que
pour vous
préférer.
Mon cher petit mettez mes
respectueux hommages aux pieds de
Madame
Votre Mere et de Madame Votre Sœur, je vais
écrire à votre
frère Mille tendresses de votre
Marcel
P.S.
Hotel Brunswick me semble un peu « boche »28. Il est vrai
que Béranger29 neutralise.
« Odile
30 » est aussi très « Jumilhac
31 » comme
dirait M. Corpechot
32, et
aussi très Barrès33, et surtout doit être
bien gentil étant votre nièce
34.
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Mon cher petit,
Si ce nʼétait pas une telle joie — autant quʼon peut en avoir en ce moment —, de recevoir une pareille lettre, et de quelquʼun à qui je nʼai cessé un jour de penser avec une tendresse sans cesse grandissante, quel repos déjà de lire ces pages où il nʼy a ni « Boche », ni « leur Kultur », ni « pleurer comme un gosse », ni « sœurette », ni tout le reste. Toutes choses du reste quʼon supporte bien facilement tant on souffre en pensant au martyre des soldats et des officiers, et tant on est ému de leur sacrifice.
Mais tout de même la presse, et notamment le Figaro 2, aurait une meilleure tenue que la victoire nʼen serait que plus belle.
Frédéric Masson, dont jʼai souvent goûté le style vieux grognard autrefois, incarne vraiment trop en ce moment la « culture » française. Sʼil est sincère en trouvant les Maîtres Chanteurs ineptes et imposés par le snobisme, il est plus à plaindre que ceux quʼil déclare atteints de « wagnerite »3. Si au lieu dʼavoir la guerre avec lʼAllemagne nous lʼavions eue avec la Russie, quʼaurait-on dit de Tolstoï et de Dostoïewski ? Seulement, comme la littérature contemporaine allemande est tellement stupide quʼon ne peut même pas retrouver un nom et un titre que seuls les critiques des « Lectures étrangères » nous apprennent de temps en temps pour que nous les oubliions aussitôt, aussi ne trouvant où se prendre, on se rabat sur Wagner 4.
Mon cher petit, je ne sais pas pourquoi je vous parle de cela et aussi stupidement, car par la brièveté, je fausse entièrement ma pensée qui nʼest pas celle que vous allez croire. Enfin, mon cher petit, avant tout ceci, vous ne mʼavez pas écrit depuis deux mois, depuis la guerre, mais vraiment il nʼy a pas encore eu un jour où je nʼai passé des heures avec vous. Mon cher petit, vous ne sauriez croire comme mon affection actuelle bouturée sur celle dʼautrefois a pris une puissance nouvelle ; mais je suis sûr que vous ne me croyez pas. Enfin, vous le verrez.
Mon cher petit, jʼai su un mois après que votre beau-frère avait eu un accident dʼautomobile, je nʼai nullement su que Léon y était et avait été gravement blessé. Pouvez-vous croire que je ne vous aurais pas écrit ! Et vous, vous étiez donc aussi dans la voiture ? (puisque vous dites : jʼavais Léon blessé à côté de moi). Je suis rétrospectivement bien ému dʼapprendre cela5. Je vais écrire à votre frère. Jʼallais dʼailleurs le faire pour lui dire mon admiration. La guerre a hélas vérifié, consacré et immortalisé lʼ« Avant-guerre »6. Depuis Balzac, on nʼavait jamais vu un homme dʼimagination découvrir avec cette force une loi sociale (dans le sens ou Newton (?) a découvert la loi de la gravitation7). Oui, jʼallais lui écrire pour cela et je ne lui aurais pas parlé de lʼaccident ! Jʼespère que si sa prophétie ne fut pas écoutée, nous saurons « appliquer » sa découverte et pratiquer, nous, lʼAprès-guerre. Mais je ne pense pas (et je pense que cʼest aussi lʼavis de votre frère quoique je nʼaie pas lu ses articles) quʼelle doive consister à nous rendre inférieurs, à priver je ne dis pas nos musiciens, mais nos écrivains de la prodigieuse fécondation que cʼest dʼentendre Tristan , et la Tétralogie , comme Péladan qui ne veut plus quʼon apprenne lʼallemand8 (que le général Pau et le général Joffre 9, heureusement, possèdent à fond).
Mon cher petit, moi aussi jʼai été tourmenté pour mon frère, son hôpital à Étain a été bombardé pendant quʼil opérait, les obus crevant sa table dʼopération. Il a été du reste cité à lʼordre du jour, pas pour cela, mais pour tant dʼautres choses courageuses quʼil ne cesse de faire10. Malheureusement, il va au-devant des plus grands dangers, et jusquʼà la fin de la guerre je ne sais ce que le lendemain mʼapportera comme nouvelles.
Moi je vais passer un conseil de révision et je serai probablement pris, car on prend tout le monde. Du reste jʼai été stupide car je nʼavais pas à me faire inscrire, ayant été rayé des cadres comme officier11 et ces Conseils nʼétaient que pour les soldats, à ce que mʼa dit Clément de Maugny 12 qui, passant par Paris, mʼa vu un soir13 ; très gentil, ayant beaucoup gagné, sans doute sous lʼinfluence de sa femme. Il mʼa parlé très gentiment de vous et avec une grande admiration de votre dernier livre14. Je dois dire quʼil mʼa paru infiniment moins enthousiaste de Swann ! Et même que nous sommes enfoncés tous les deux par un livre de quelquʼun qui le touche de près et intéressant surtout, paraît-il, parce quʼil y est question de « gens que nous connaissons »15. Lui-même, [Maugny]16 a fait un livre (je crois historique17) et mʼa parlé de « bons à tirer » (?). Je ne sais pas bien ce que cʼest. À côté de cela très « va-te-faire-fiche », « le Général a dit : quʼon mʼenvoie [Maugny]18 », et aussi dʼune simplicité pleine de grâce vraiment, et qui a frappé même ma femme de chambre (qui est aussi cuisinière, valet de chambre, etc.), laquelle mʼa dit : « Quelle simplicité pour un vicomte19 ! »
Mon cher petit, jusquʼà mon conseil de révision, je me soignerai, pour pouvoir y aller. Mais tout de même si vous venez à Paris, je pourrai vous recevoir (mais je ne me lève pas). Après, encore plus facilement si je ne suis pas « pris ». Mais je le serai.
Mon cher petit, tout ce que jʼaurais à vous dire exigerait des volumes et jʼai voulu vous répondre tout de suite pour ne pas me laisser « décimer » par cet élan vers vous si jʼy résistais. Jʼespère que vous nʼavez pas trop dʼamis parmi les « Morts au champ dʼhonneur », mais on aime même ceux quʼon ne connaît pas, on pleure même les inconnus.
Et à ce propos, mon cher petit, jʼai été bien stupéfait de quelque chose quʼon mʼa dit : peu renseigné sur la grandeur réelle et lʼéclat fixe des étoiles nouvelles qui resplendissent depuis quelque temps, je croyais devoir un très grand respect à M. [Z...]20 dont je nʼai jamais rien lu, mais quʼon mʼavait dit génial. Or, on mʼa cité de lui ces propos tenus lʼautre jour, qui mʼont fait vomir et que je ne puis croire exacts. Je vous transcris dʼautant plus littéralement quʼil sʼagit de personnes que je ne connais pas et dont je nʼaurais pu inventer les noms, et encore moins les prénoms : « Oui, cette guerre ! Enfin du moins elle aura eu ce résultat de réconcilier Célimène et Alceste (le comte et la comtesse de [X.], née [***]). Oronte mʼa dit de vous dire que Valère sʼétait très bien conduit (ces prénoms désignent nʼest-ce pas M. [de A...] et le jeune duc [de B...]). Ce que je ne peux pas supporter, cʼest quand jʼapprends la mort de quelquʼun de bien (cʼest-à-dire de chic). Ah ! oui apprendre quʼun [***] a été tué, pour moi cʼest un coup terrible. » Est-ce vraiment possible ! Je nʼaurais pas cru M. [Y...] ou tel autre bouffon capable, je ne dis pas de parler, mais de penser ainsi, mais un écrivain, un philosophe ! […] Jʼespère que tout cela est faux. Je ne renie rien […] et je crois que les « gens bien » sont quelquefois très bien. Mais leur mort ne peut pas me faire plus de peine que celle des autres. Et le hasard de mes amitiés fait quʼelle mʼen a causé jusquʼici beaucoup moins.
Quant aux morts de la guerre, ils sont admirables, et tellement autrement quʼon ne dit. Tout ce quʼon a écrit sur le pauvre Psichari que je ne connaissais pas, mais dont on mʼa tant parlé, est si faux21. Du reste à part un ou deux, les littérateurs qui en ce moment croient « servir » en écrivant, parlent bien mal de tout cela. (Il y a des exceptions, avez-vous lu « Les trois Croix » de Daniel Halévy, dans les Débats 22, journal où, entre parenthèses, il y a tous les jours un article de je ne sais pas qui, intitulé « La situation militaire », qui est remarquable et clair).
Du reste tous ces hommes importants sont ignorants comme des enfants. Je ne sais si vous avez lu un article du Général Zurlinden sur lʼorigine du mot boche, qui selon lui, remonte au mois de
Septembre dernier quand nos soldats etc23. Il faut que lui aussi nʼait jamais causé quʼavec des gens « bien ». Sans cela il saurait comme moi que les domestiques, les gens du peuple ont toujours dit : « une tête de boche » « cʼest un sale boche ». Je dois dire que de leur part cʼest souvent assez drôle (comme dans lʼadmirable récit du mécanicien de Paulhan 24 ). Mais quand des académiciens disent « Boches » avec un faux entrain pour sʼadresser au peuple comme les grandes personnes qui zézaient quand elles parlent aux enfants (Donnay, Capus, Hanotaux 25 etc. 26) cʼest crispant.
Mon cher petit la fatigue me
paralyse et je nʼai plus la force de vous donner des nouvelles de Reynaldo. Il était à Melun et ayant demandé à partir dans lʼEst, a été envoyé à Albi dʼoù il va cependant hélas, partir pour « les tranchées » […] Je ne puis vous dire, depuis le commencement de cette guerre, toutes les preuves de noblesse morale quʼil a données. Je ne dis pas spécialement au point de vue de la guerre, mais même par ricochet […] Vraiment Reynaldo est un roc de bonté sur lequel on peut bâtir et demeurer. Et de bonté vraie. Il est vrai par-dessus tout […]27
la souffrance. Et je ne sais pourquoi je cite plutôt cet exemple. Si vous désirez lui écrire, il vaudrait mieux plutôt quʼà son régiment, lui écrire Hôtel du Vigan Albi Tarn. Vous lui ferez sûrement grand plaisir car il a pour vous des sentiments tout particuliers et vous cite à tout propos et ne vous compare jamais que pour vous préférer.
Mon cher petit mettez mes respectueux hommages aux pieds de Madame Votre Mere et de Madame Votre Sœur, je vais écrire à votre frère Mille tendresses de votre
Marcel
P.S. Hôtel Brunswick me semble un peu « boche »28. Il est vrai que Béranger29 neutralise.
« Odile 30 » est aussi très « Jumilhac 31 » comme dirait M. Corpechot 32, et aussi très Barrès33, et surtout doit être bien gentil étant votre nièce 34.
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03