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CP 02844 Marcel Proust à Lucien Daudet [le lundi soir 16 novembre 1914, ou peu après]

Surlignage

Mon cher petit,

Si ce nʼétait pas une telle joie — autant quʼon peut en avoir en ce moment —, de recevoir une pareille lettre, et de quelquʼun à qui je nʼai cessé un jour de penser avec une tendresse sans cesse grandissante, quel repos déjà de lire ces pages où il nʼy a ni « Boche », ni « leur Kultur », ni « pleurer comme un gosse  », ni « sœurette », ni tout le reste. Toutes choses du reste quʼon supporte bien facilement tant on souffre en pensant au martyre des soldats et des officiers, et tant on est ému de leur sacrifice.

Mais tout de même la presse, et notamment le Figaro , aurait une meilleure tenue que la victoire nʼen serait que plus belle.

Frédéric Masson, dont jʼai souvent goûté le style vieux grognard autrefois, incarne vraiment trop en ce moment la « culture  » française. Sʼil est sincère en trouvant les Maîtres Chanteurs ineptes et imposés par le snobisme, il est plus à plaindre que ceux quʼil déclare atteints de « wagnerite ». Si au lieu dʼavoir la guerre avec lʼAllemagne nous lʼavions eue avec la Russie, quʼaurait-on dit de Tolstoï et de Dostoïewski ? Seulement, comme la littérature contemporaine allemande est tellement stupide quʼon ne peut même pas retrouver un nom et un titre que seuls les critiques des « Lectures étrangères » nous apprennent de temps en temps pour que nous les oubliions aussitôt, aussi ne trouvant où se prendre, on se rabat sur Wagner .

Mon cher petit, je ne sais pas pourquoi je vous parle de cela et aussi stupidement, car par la brièveté, je fausse entièrement ma pensée qui nʼest pas celle que vous allez croire. Enfin, mon cher petit, avant tout ceci, vous ne mʼavez pas écrit depuis deux mois, depuis la guerre, mais vraiment il nʼy a pas encore eu un jour où je nʼai passé des heures avec vous. Mon cher petit, vous ne sauriez croire comme mon affection actuelle bouturée sur celle dʼautrefois a pris une puissance nouvelle ; mais je suis sûr que vous ne me croyez pas. Enfin, vous le verrez.

Mon cher petit, jʼai su un mois après que votre beau-frère avait eu un accident dʼautomobile, je nʼai nullement su que Léon y était et avait été gravement blessé. Pouvez-vous croire que je ne vous aurais pas écrit ! Et vous, vous étiez donc aussi dans la voiture ? (puisque vous dites  : jʼavais Léon blessé à côté de moi). Je suis rétrospectivement bien ému dʼapprendre cela. Je vais écrire à votre frère. Jʼallais dʼailleurs le faire pour lui dire mon admiration. La guerre a hélas vérifié, consacré et immortalisé lʼ«  Avant-guerre  ». Depuis Balzac, on nʼavait jamais vu un homme dʼimagination découvrir avec cette force une loi sociale (dans le sens ou Newton (?) a découvert la loi de la gravitation). Oui, jʼallais lui écrire pour cela et je ne lui aurais pas parlé de lʼaccident ! Jʼespère que si sa prophétie ne fut pas écoutée, nous saurons « appliquer » sa découverte et pratiquer, nous, lʼAprès-guerre. Mais je ne pense pas (et je pense que cʼest aussi lʼavis de votre frère quoique je nʼaie pas lu ses articles) quʼelle doive consister à nous rendre inférieurs, à priver je ne dis pas nos musiciens, mais nos écrivains de la prodigieuse fécondation que cʼest dʼentendre Tristan , et la Tétralogie , comme Péladan qui ne veut plus quʼon apprenne lʼallemand (que le général Pau et le général Joffre , heureusement, possèdent à fond).

Mon cher petit, moi aussi jʼai été tourmenté pour mon frère, son hôpital à Étain a été bombardé pendant quʼil opérait, les obus crevant sa table dʼopération. Il a été du reste cité à lʼordre du jour, pas pour cela, mais pour tant dʼautres choses courageuses quʼil ne cesse de faire. Malheureusement, il va au-devant des plus grands dangers, et jusquʼà la fin de la guerre je ne sais ce que le lendemain mʼapportera comme nouvelles.

Moi je vais passer un conseil de révision et je serai probablement pris, car on prend tout le monde. Du reste jʼai été stupide car je nʼavais pas à me faire inscrire, ayant été rayé des cadres comme officier et ces Conseils nʼétaient que pour les soldats, à ce que mʼa dit Clément de Maugny qui, passant par Paris, mʼa vu un soir ; très gentil, ayant beaucoup gagné, sans doute sous lʼinfluence de sa femme. Il mʼa parlé très gentiment de vous et avec une grande admiration de votre dernier livre. Je dois dire quʼil mʼa paru infiniment moins enthousiaste de Swann  ! Et même que nous sommes enfoncés tous les deux par un livre de quelquʼun qui le touche de près et intéressant surtout, paraît-il, parce quʼil y est question de « gens que nous connaissons ». Lui-même, [Maugny] a fait un livre (je crois historique) et mʼa parlé de « bons à tirer » (?). Je ne sais pas bien ce que cʼest. À côté de cela très « va-te-faire-fiche  », « le Général a dit : quʼon mʼenvoie [Maugny] », et aussi dʼune simplicité pleine de grâce vraiment, et qui a frappé même ma femme de chambre (qui est aussi cuisinière, valet de chambre, etc.), laquelle mʼa dit : « Quelle simplicité pour un vicomte ! »

Mon cher petit, jusquʼà mon conseil de révision, je me soignerai, pour pouvoir y aller. Mais tout de même si vous venez à Paris, je pourrai vous recevoir (mais je ne me lève pas). Après, encore plus facilement si je ne suis pas « pris ». Mais je le serai.

Mon cher petit, tout ce que jʼaurais à vous dire exigerait des volumes et jʼai voulu vous répondre tout de suite pour ne pas me laisser « décimer » par cet élan vers vous si jʼy résistais. Jʼespère que vous nʼavez pas trop dʼamis parmi les « Morts au champ dʼhonneur », mais on aime même ceux quʼon ne connaît pas, on pleure même les inconnus.

Et à ce propos, mon cher petit, jʼai été bien stupéfait de quelque chose quʼon mʼa dit : peu renseigné sur la grandeur réelle et lʼéclat fixe des étoiles nouvelles qui resplendissent depuis quelque temps, je croyais devoir un très grand respect à M. [Z...] dont je nʼai jamais rien lu, mais quʼon mʼavait dit génial. Or, on mʼa cité de lui ces propos tenus lʼautre jour, qui mʼont fait vomir et que je ne puis croire exacts. Je vous transcris dʼautant plus littéralement quʼil sʼagit de personnes que je ne connais pas et dont je nʼaurais pu inventer les noms, et encore moins les prénoms : « Oui, cette guerre ! Enfin du moins elle aura eu ce résultat de réconcilier Célimène et Alceste (le comte et la comtesse de [X.], née [***]). Oronte mʼa dit de vous dire que Valère sʼétait très bien conduit (ces prénoms désignent nʼest-ce pas M. [de A...] et le jeune duc [de B...]). Ce que je ne peux pas supporter, cʼest quand jʼapprends la mort de quelquʼun de bien (cʼest à dire de chic). Ah ! oui apprendre quʼun [***] a été tué, pour moi cʼest un coup terrible. » Est-ce vraiment possible ! Je nʼaurais pas cru M. [Y...] ou tel autre bouffon capable, je ne dis pas de parler, mais de penser ainsi, mais un écrivain, un philosophe ! […] Jʼespère que tout cela est faux. Je ne renie rien […] et je crois que les « gens bien » sont quelquefois très bien. Mais leur mort ne peut pas me faire plus de peine que celle des autres. Et le hasard de mes amitiés fait quʼelle mʼen a causé jusquʼici beaucoup moins.

Quant aux morts de la guerre, ils sont admirables, et tellement autrement quʼon ne dit. Tout ce quʼon a écrit sur le pauvre Psichari que je ne connaissais pas, mais dont on mʼa tant parlé, est si faux. Du reste à part un ou deux, les littérateurs qui en ce moment croient « servir » en écrivant, parlent bien mal de tout cela. (Il y a des exceptions, avez-vous lu « Les trois Croix  » de Daniel Halévy, dans les Débats , journal où, entre parenthèses, il y a tous les jours un article de je ne sais pas qui, intitulé « La situation militaire  », qui est remarquable et clair).

Du reste tous ces hommes importants sont ignorants comme des enfants. Je ne sais si vous avez lu un article du Général Zurlinden sur lʼorigine du mot boche, qui selon lui, remonte au mois de


17

Septembre dernier quand nos soldats
etc. Il faut que lui aussi nʼait
jamais causé quʼavec des gens « bien ».
Sans cela il saurait comme moi que
les domestiques, les gens du peuple ont
toujours dit : « une tête de boche »
« cʼest un sale boche ». Je dois dire
que de leur part cʼest souvent
assez drôle (comme dans lʼadmirable
récit du mécanicien de Paulhan ).
Mais quand des académiciens disent
« Boches » avec un faux entrain pour
sʼadresser au peuple comme les gdes
personnes qui zézaient quand elles par-
lent aux enfants (Donnay, Capus,
Hanotaux etc ) cʼest crispant.

Mon cher petit la fatigue me


paralyse et je nʼai plus la force de vous donner des nouvelles de Reynaldo. Il était à Melun et ayant demandé à partir dans lʼEst, a été envoyé à Albi dʼoù il va cependant hélas, partir pour « les tranchées » […] Je ne puis vous dire, depuis le commencement de cette guerre, toutes les preuves de noblesse morale quʼil a données. Je ne dis pas spécialement au point de vue de la guerre, mais même par ricochet […] Vraiment Reynaldo est un roc de bonté sur lequel on peut bâtir et demeurer. Et de bonté vraie. Il est vrai par-dessus tout […]


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la souffrance. Et je ne sais pourquoi je cite plutot
cet exemple. Si vous désirez lui écrire, il vaudrait mieux
plutôt quʼà son régiment, lui écrire Hôtel du Vigan
Albi Tarn
. Vous lui ferez surement grand plaisir car
il a pour vous des sentiments tout particuliers et vous
cite à tout propos et ne vous compare jamais que
pour vous préférer.

Mon cher petit mettez mes
respectueux hommages aux pieds de Madame
Votre Mere et de Madame Votre Sœur, je vais
écrire à votre frère Mille tendresses de votre

Marcel

P.S. Hotel Brunswick me semble un peu « boche ». Il est vrai
que Béranger neutralise.

« Odile  » est aussi très « Jumilhac  » comme dirait M. Corpechot , et
aussi très Barrès, et surtout doit être bien gentil étant votre nièce .

Surlignage

Mon cher petit,

Si ce nʼétait pas une telle joie — autant quʼon peut en avoir en ce moment —, de recevoir une pareille lettre, et de quelquʼun à qui je nʼai cessé un jour de penser avec une tendresse sans cesse grandissante, quel repos déjà de lire ces pages où il nʼy a ni « Boche », ni « leur Kultur », ni « pleurer comme un gosse  », ni « sœurette », ni tout le reste. Toutes choses du reste quʼon supporte bien facilement tant on souffre en pensant au martyre des soldats et des officiers, et tant on est ému de leur sacrifice.

Mais tout de même la presse, et notamment le Figaro , aurait une meilleure tenue que la victoire nʼen serait que plus belle.

Frédéric Masson, dont jʼai souvent goûté le style vieux grognard autrefois, incarne vraiment trop en ce moment la « culture  » française. Sʼil est sincère en trouvant les Maîtres Chanteurs ineptes et imposés par le snobisme, il est plus à plaindre que ceux quʼil déclare atteints de « wagnerite ». Si au lieu dʼavoir la guerre avec lʼAllemagne nous lʼavions eue avec la Russie, quʼaurait-on dit de Tolstoï et de Dostoïewski ? Seulement, comme la littérature contemporaine allemande est tellement stupide quʼon ne peut même pas retrouver un nom et un titre que seuls les critiques des « Lectures étrangères » nous apprennent de temps en temps pour que nous les oubliions aussitôt, aussi ne trouvant où se prendre, on se rabat sur Wagner .

Mon cher petit, je ne sais pas pourquoi je vous parle de cela et aussi stupidement, car par la brièveté, je fausse entièrement ma pensée qui nʼest pas celle que vous allez croire. Enfin, mon cher petit, avant tout ceci, vous ne mʼavez pas écrit depuis deux mois, depuis la guerre, mais vraiment il nʼy a pas encore eu un jour où je nʼai passé des heures avec vous. Mon cher petit, vous ne sauriez croire comme mon affection actuelle bouturée sur celle dʼautrefois a pris une puissance nouvelle ; mais je suis sûr que vous ne me croyez pas. Enfin, vous le verrez.

Mon cher petit, jʼai su un mois après que votre beau-frère avait eu un accident dʼautomobile, je nʼai nullement su que Léon y était et avait été gravement blessé. Pouvez-vous croire que je ne vous aurais pas écrit ! Et vous, vous étiez donc aussi dans la voiture ? (puisque vous dites  : jʼavais Léon blessé à côté de moi). Je suis rétrospectivement bien ému dʼapprendre cela. Je vais écrire à votre frère. Jʼallais dʼailleurs le faire pour lui dire mon admiration. La guerre a hélas vérifié, consacré et immortalisé lʼ«  Avant-guerre  ». Depuis Balzac, on nʼavait jamais vu un homme dʼimagination découvrir avec cette force une loi sociale (dans le sens ou Newton (?) a découvert la loi de la gravitation). Oui, jʼallais lui écrire pour cela et je ne lui aurais pas parlé de lʼaccident ! Jʼespère que si sa prophétie ne fut pas écoutée, nous saurons « appliquer » sa découverte et pratiquer, nous, lʼAprès-guerre. Mais je ne pense pas (et je pense que cʼest aussi lʼavis de votre frère quoique je nʼaie pas lu ses articles) quʼelle doive consister à nous rendre inférieurs, à priver je ne dis pas nos musiciens, mais nos écrivains de la prodigieuse fécondation que cʼest dʼentendre Tristan , et la Tétralogie , comme Péladan qui ne veut plus quʼon apprenne lʼallemand (que le général Pau et le général Joffre , heureusement, possèdent à fond).

Mon cher petit, moi aussi jʼai été tourmenté pour mon frère, son hôpital à Étain a été bombardé pendant quʼil opérait, les obus crevant sa table dʼopération. Il a été du reste cité à lʼordre du jour, pas pour cela, mais pour tant dʼautres choses courageuses quʼil ne cesse de faire. Malheureusement, il va au-devant des plus grands dangers, et jusquʼà la fin de la guerre je ne sais ce que le lendemain mʼapportera comme nouvelles.

Moi je vais passer un conseil de révision et je serai probablement pris, car on prend tout le monde. Du reste jʼai été stupide car je nʼavais pas à me faire inscrire, ayant été rayé des cadres comme officier et ces Conseils nʼétaient que pour les soldats, à ce que mʼa dit Clément de Maugny qui, passant par Paris, mʼa vu un soir ; très gentil, ayant beaucoup gagné, sans doute sous lʼinfluence de sa femme. Il mʼa parlé très gentiment de vous et avec une grande admiration de votre dernier livre. Je dois dire quʼil mʼa paru infiniment moins enthousiaste de Swann  ! Et même que nous sommes enfoncés tous les deux par un livre de quelquʼun qui le touche de près et intéressant surtout, paraît-il, parce quʼil y est question de « gens que nous connaissons ». Lui-même, [Maugny] a fait un livre (je crois historique) et mʼa parlé de « bons à tirer » (?). Je ne sais pas bien ce que cʼest. À côté de cela très « va-te-faire-fiche  », « le Général a dit : quʼon mʼenvoie [Maugny] », et aussi dʼune simplicité pleine de grâce vraiment, et qui a frappé même ma femme de chambre (qui est aussi cuisinière, valet de chambre, etc.), laquelle mʼa dit : « Quelle simplicité pour un vicomte ! »

Mon cher petit, jusquʼà mon conseil de révision, je me soignerai, pour pouvoir y aller. Mais tout de même si vous venez à Paris, je pourrai vous recevoir (mais je ne me lève pas). Après, encore plus facilement si je ne suis pas « pris ». Mais je le serai.

Mon cher petit, tout ce que jʼaurais à vous dire exigerait des volumes et jʼai voulu vous répondre tout de suite pour ne pas me laisser « décimer » par cet élan vers vous si jʼy résistais. Jʼespère que vous nʼavez pas trop dʼamis parmi les « Morts au champ dʼhonneur », mais on aime même ceux quʼon ne connaît pas, on pleure même les inconnus.

Et à ce propos, mon cher petit, jʼai été bien stupéfait de quelque chose quʼon mʼa dit : peu renseigné sur la grandeur réelle et lʼéclat fixe des étoiles nouvelles qui resplendissent depuis quelque temps, je croyais devoir un très grand respect à M. [Z...] dont je nʼai jamais rien lu, mais quʼon mʼavait dit génial. Or, on mʼa cité de lui ces propos tenus lʼautre jour, qui mʼont fait vomir et que je ne puis croire exacts. Je vous transcris dʼautant plus littéralement quʼil sʼagit de personnes que je ne connais pas et dont je nʼaurais pu inventer les noms, et encore moins les prénoms : « Oui, cette guerre ! Enfin du moins elle aura eu ce résultat de réconcilier Célimène et Alceste (le comte et la comtesse de [X.], née [***]). Oronte mʼa dit de vous dire que Valère sʼétait très bien conduit (ces prénoms désignent nʼest-ce pas M. [de A...] et le jeune duc [de B...]). Ce que je ne peux pas supporter, cʼest quand jʼapprends la mort de quelquʼun de bien (cʼest-à-dire de chic). Ah ! oui apprendre quʼun [***] a été tué, pour moi cʼest un coup terrible. » Est-ce vraiment possible ! Je nʼaurais pas cru M. [Y...] ou tel autre bouffon capable, je ne dis pas de parler, mais de penser ainsi, mais un écrivain, un philosophe ! […] Jʼespère que tout cela est faux. Je ne renie rien […] et je crois que les « gens bien » sont quelquefois très bien. Mais leur mort ne peut pas me faire plus de peine que celle des autres. Et le hasard de mes amitiés fait quʼelle mʼen a causé jusquʼici beaucoup moins.

Quant aux morts de la guerre, ils sont admirables, et tellement autrement quʼon ne dit. Tout ce quʼon a écrit sur le pauvre Psichari que je ne connaissais pas, mais dont on mʼa tant parlé, est si faux. Du reste à part un ou deux, les littérateurs qui en ce moment croient « servir » en écrivant, parlent bien mal de tout cela. (Il y a des exceptions, avez-vous lu « Les trois Croix  » de Daniel Halévy, dans les Débats , journal où, entre parenthèses, il y a tous les jours un article de je ne sais pas qui, intitulé « La situation militaire  », qui est remarquable et clair).

Du reste tous ces hommes importants sont ignorants comme des enfants. Je ne sais si vous avez lu un article du Général Zurlinden sur lʼorigine du mot boche, qui selon lui, remonte au mois de

Septembre dernier quand nos soldats etc. Il faut que lui aussi nʼait jamais causé quʼavec des gens « bien ». Sans cela il saurait comme moi que les domestiques, les gens du peuple ont toujours dit : « une tête de boche » « cʼest un sale boche ». Je dois dire que de leur part cʼest souvent assez drôle (comme dans lʼadmirable récit du mécanicien de Paulhan ). Mais quand des académiciens disent « Boches » avec un faux entrain pour sʼadresser au peuple comme les grandes personnes qui zézaient quand elles parlent aux enfants (Donnay, Capus, Hanotaux etc. ) cʼest crispant.

Mon cher petit la fatigue me

paralyse et je nʼai plus la force de vous donner des nouvelles de Reynaldo. Il était à Melun et ayant demandé à partir dans lʼEst, a été envoyé à Albi dʼoù il va cependant hélas, partir pour « les tranchées » […] Je ne puis vous dire, depuis le commencement de cette guerre, toutes les preuves de noblesse morale quʼil a données. Je ne dis pas spécialement au point de vue de la guerre, mais même par ricochet […] Vraiment Reynaldo est un roc de bonté sur lequel on peut bâtir et demeurer. Et de bonté vraie. Il est vrai par-dessus tout […]

la souffrance. Et je ne sais pourquoi je cite plutôt cet exemple. Si vous désirez lui écrire, il vaudrait mieux plutôt quʼà son régiment, lui écrire Hôtel du Vigan Albi Tarn. Vous lui ferez sûrement grand plaisir car il a pour vous des sentiments tout particuliers et vous cite à tout propos et ne vous compare jamais que pour vous préférer.

Mon cher petit mettez mes respectueux hommages aux pieds de Madame Votre Mere et de Madame Votre Sœur, je vais écrire à votre frère Mille tendresses de votre

Marcel

P.S. Hôtel Brunswick me semble un peu « boche ». Il est vrai que Béranger neutralise.

« Odile  » est aussi très « Jumilhac  » comme dirait M. Corpechot , et aussi très Barrès, et surtout doit être bien gentil étant votre nièce .

Note n°1
La mention dʼun article de Daniel Halévy paru dans le Journal des Débats du 17 novembre 1914 (journal du soir) permet de dater cette lettre du lundi soir 16 novembre 1914, ou peu après. [PK, FL, CSz]
Note n°2
Titre supprimé par Lucien Daudet dans la première édition, restitué dʼaprès la notice du catalogue de vente Christieʼs. [CSz]
Note n°3
Frédéric Masson, dans un article intitulé « Lʼart sans patrie » paru en première page de LʼÉcho de Paris du 27 septembre 1914, parlait ainsi de Richard Wagner : « Les Parisiens, insultés par cet homme pour nʼavoir pas suffisamment applaudi sa musique, traînés dans la boue par lui, ont couvert de leurs bravos cette misérable rapsodie [sic], les Maîtres Chanteurs, où ils nʼont pas su même voir le pamphlet dirigé contre eux […]. » Dans un article paru le 12 octobre suivant, dans le même journal, sous le titre « La Drogue  », il affirmait : « […] le wagnérisme étant lʼexpression complète de la culture allemande, les Français atteints de wagnérite se livrent volontairement à lʼAllemagne. » Frédéric Masson, historien spécialiste du Ier Empire membre de lʼAcadémie française depuis 1903, collaborait à La Presse, à la Revue de Paris, à LʼÉcho de Paris. [PK]
Note n°4
Proust, comme beaucoup de ses contemporains, ignorait la production littéraire allemande de lʼépoque, sans doute à cause de la guerre de 1870-1871. [PK]
Note n°5
Une note de Lucien Daudet précise : « Dans la nuit de la mobilisation, la voiture qui nous conduisait tous les trois de Paris à La Roche avait été démolie par une voiture venant en sens inverse. » Mme Daudet, dans son Journal de famille et de guerre 1914-1919 (Paris, Fasquelle, 1920), p. 7, raconte comment elle reçut, le dimanche 2 août 1914, un mot crayonné de lʼécriture de son fils Lucien, disant : « Accident dʼauto aux environs dʼArtenay près dʼOrléans, Léon blessé à la tête ; Robert à la main et à la figure, pansés et hors de tout de danger. Lucien indemne. » [PK]
Note n°6
Lʼouvrage de Léon Daudet, LʼAvant-guerre. Études et documents sur lʼespionnage juif-allemand en France depuis lʼaffaire Dreyfus, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1913, rassemble une série dʼarticles parus pendant dix-huit mois dans LʼAction française. [PK, FL]
Note n°7
Isaac Newton (1642-1787), physicien, mathématicien, astronome et philosophe anglais, célèbre pour avoir découvert les lois de la gravitation universelle et de la décomposition de la lumière. Lʼhésitation de Proust peut se comprendre, car le savant et philosophe allemand Leibniz avait fait cette découverte avant lui, mais cʼest Newton qui en fut crédité. [PK, FL]
Note n°8
Allusion à un article paru en première page dans Le Figaro du 28 septembre 1914, sous le titre « Leur langue », où Péladan écrivait : «[…] plus dʼallemand sur les lèvres, sur la scène, plus de langue allemande en terre de France. Est-ce quʼon peut encore avoir un ami allemand ? […] Plus dʼallemand dans les programmes universitaires. […] Nʼest-t-il pas démontré que nous ne pouvons parler avec eux que par le fer, nʼest-il pas entendu que nous ne pouvons plus commercer ? À quoi donc servirait lʼétude de lʼallemand ? […] » [PK]
Note n°9
Le général Joffre, commandant en chef des armées du 2 août 1914 au 26 décembre 1916, avait acquis une grande popularité en tant que « vainqueur de la Marne » (5-13 septembre 1914). [PK, FL]
Note n°10
Cʼest essentiellement pour avoir opéré les blessés sous le feu de lʼennemi que Robert Proust obtint la citation à lʼordre de lʼarmée dont parle Proust, en date du 30 septembre 1914. Il fut également promu capitaine, vers la même date. (Voir CP 02826 et 02827; Kolb, XIII, nº 175 et nº 176). [PK, FL]
Note n°11
Proust a été rayé des cadres des officiers de réserve de lʼarmée territoriale, sur sa demande, par décision présidentielle, le 30 août 1911 (voir le courrier du Médecin-Inspecteur du Ministère de la Guerre, en date du 6 septembre 1911  : Kolb, X, n° 168) et sa radiation lui a été notifiée le 11 septembre 1911 (voir Kolb, X, n° 169). [NM]
Note n°12
Nom supprimé et remplacé par « N... » par Lucien Daudet dans la première édition, suggéré par Philip Kolb. Nous le restituons dʼaprès la notice du catalogue de vente Christieʼs. [CSz]
Note n°13
Selon lʼétat récapitulatif des services effectués au sein de lʼarmée par Clément de Maugny, conservé dans son Dossier de Légion dʼHonneur, il était parti sur le front le 17 novembre 1914. Il a pu faire une visite chez Proust dans les jours précédents. [FL]
Note n°14
Le « dernier livre » publié de Lucien Daudet était LʼImpératrice Eugénie, Paris, Fayard, 1911. [PK]
Note n°15
Il pourrait sʼagir dʼun ouvrage publié en février 1914 par le père de Clément de Maugny, le comte Charles-Albert de Maugny (1839-1918) : Cinquante ans de souvenirs, 1859-1909, Paris, Plon, 1914. Ancien officier, membre du Jockey-Club, chroniqueur politique, il avait écrit dans les principaux journaux parisiens (Le Gaulois, Le Figaro, Paris-Journal, La Patrie, Le Soir) et avait été le directeur politique de LʼIllustration, La Vie parisienne, et du Journal. Ses souvenirs de la vie parisienne mettaient nécessairement en scène des personnes que Proust et Clément de Maugny connaissaient. [FL]
Note n°16
Nom supprimé et remplacé par « N... » par Lucien Daudet dans la première édition. Nʼayant pas accès à lʼoriginal, il nous est difficile de restituer le nom, qui peut être « Maugny » mais aussi « Clément », pour le différencier de son père, le comte de Maugny, si ce dernier est bien lʼauteur désigné dans la phrase précédente. [CSz, FL]
Note n°17
Il pourrait sʼagir de lʼouvrage de Clément de Maugny consacré à son grand-père : Le Général comte de Maugny, le dernier gouverneur militaire de la Savoie (1798-1859), Chambéry, librairie Perrin-Dardel, 1921. Il est possible quʼil ait rédigé une grande partie de cet ouvrage avant la Guerre mais que, interrompu par son engagement militaire pendant toute la durée des hostilités, il nʼait pu le terminer et le publier quʼensuite. [FL]
Note n°18
Nom supprimé et remplacé par « N... » par Lucien Daudet dans la première édition. Nous le restituons dʼaprès la notice du catalogue Christieʼs. [CSz]
Note n°19
La première édition donnait : « Quelle simplicité pour un noble ! » pour contribuer à masquer lʼidentité de Maugny. Nous restituons le texte à partir de la notice du catalogue Christieʼs. Clément de Maugny porta le titre de vicomte jusquʼau décès de son père, le comte Albert de Maugny, en 1918. [CSz]
Note n°20
Nom supprimé par Lucien Daudet dans la première édition. Daudet indique en note que « ce M. Z..., obscur écrivain, est dʼailleurs mort tout de suite après la guerre et nʼa pas profité de lʼengoûment local dont parle Marcel Proust. » Nous ignorons lʼidentité de cet écrivain. Nous suivons pour ce paragraphe la version de Lucien Daudet, qui remplace les noms propres par des initiales, des astérisques. Les noms de personnages de Molière (Célimène, Alceste, Oronte) ont été substitués par Lucien Daudet aux prénoms réels, ainsi quʼil le précise en note. – Kolb a remplacé toutes ces substitutions par de multiples « […] » qui obscurcissent encore la lecture du texte. [PK, CSz]
Note n°21
Après une sobre annonce dans Le Gaulois du 12 novembre 1914 : « Tués et blessés à lʼennemi », sa mort donne lieu à des nécrologies exaltées les jours suivants : voir Le Journal du 13 novembre 1914 :« Un petit-fils de Renan tué à lʼennemi » ; LʼIntransigeant du 13 novembre 1914 : « La mort dʼErnest Psichari ». Il était lʼauteur de LʼAppel des armes (1913). [PK]
Note n°22
Daniel Halévy, « Les Trois Croix », Journal des Débats, 17 novembre 1914. Halévy lʼavait traduit et transposé dʼun journal anglais. Le même acte dʼhéroïsme militaire fut relaté brièvement le 15 novembre dans Le Journal et dans LʼIntransigeant. Dans une lettre à D. Halévy écrite aussitôt après avoir lu cet article (CP 02843, Kolb, XIII, nº 192), Proust affirme avoir pleuré à cet émouvant récit. [PK, CSz]
Note n°23
Allusion à un article paru en première page dans Le Figaro du 12 novembre 1914, sous le titre « Vers lʼAlsace », par le général Zurlinden. Ce dernier affirmait : « On a déjà donné bien des explications sur lʼorigine de ce surnom de "Boches", donné aux Allemands, à la suite de notre première incursion de la guerre actuelle dans la Haute-Alsace, à Altkirch et à Mulhouse. Il est probable quʼà leur rentrée en France, nos troupiers, se souvenant mal de lʼappellation de "Schwob" quʼils ont dû entendre répéter à satiété en Alsace, ont retouné le mot, et supprimant le double "v", en ont fait "Boche" […]. » Le général Zurlinden avait été plusieurs fois ministre de la Guerre, et gouverneur militaire de Paris. [PK]
Note n°24
Le Temps du 27 octobre 1914 citait en première page, sous le titre « Lʼaviateur Paulhan et son mécanicien », de longs extraits dʼune lettre publiée le jour précédent par Le Petit Provençal où le jeune mécanicien racontait avec verve dans un langage populaire les péripéties dʼun voyage au-dessus des lignes ennemies. [PK]
Note n°25
Depuis le mois dʼoctobre 1914, Maurice Donnay, Alfred Capus et Gabriel Hanotaux se partageaient la « Une » du Figaro, avec des éditoriaux enflammés, patriotiques et haineux. — Lʼarticle de Donnay du 3 octobre, intitulé « Les Boches » commence ainsi : « Le nom est adopté ; il dit si bien ce quʼil veut dire : stupidité et brutalité, têtes carrées et pieds plats, la horde ! » ; dans « Contre la grâce », le 18 octobre, il affirme : « Le Boche est prolifique [etc.] » ; voir aussi « On aura des notes », le 8 novembre. Sous la plume de Capus et Hanotaux, en revanche, nous ne trouvons pas le mot « Boche » mais une haine de lʼAllemand « barbare »: Capus parle du « passage de leur horde » (« La fausse victoire », le 11 octobre), de « leur audace et leur barbarie » (« La Femme de Paris », le 13 octobre), de leur « bestialité [qui] les avilit » (« Roi et Kaiser », le 29 octobre) ; Hanotaux, de leur « rauque gosier » (« À Calais, à tout prix ! », le 31 octobre). [FL]
Note n°26
Cet « etc. » de Proust fait allusion à tous les intellectuels qui alimentent la propagande xénophobe des journaux à grand renfort de stéréotypes simplistes. [FL]
Note n°27
Lucien Daudet a procédé ici, pour ce qui correspond aux pages « 18 » et « 19 » rédigées par Proust, à des coupures quʼon peut estimer à lʼéquivalent dʼune page entière du texte de la lettre. On notera aussi lʼhiatus avec la suite. [NM]
Note n°28
Lucien Daudet, réformé, fut envoyé à la Croix-Rouge de Tours au début de la guerre. Dans une lettre inédite à Albert Flament datée du 29 novembre 1914, Lucien Daudet écrit : « À partir de jeudi, je serai Hôtel Brunswick, 66 Boulevard Béranger », donc à partir du jeudi 6 décembre 1914 (Centre André Gide - Jean Schlumberger, Fondation des Treilles). Proust a dû recevoir la même information, ce qui plaiderait en faveur dʼune datation de cette lettre vers la fin du mois de novembre. [PK, CSz, FL]
Note n°29
Le boulevard Béranger de Tours est, comme beaucoup dʼautres rues portant son nom, un hommage au poète et chansonnier Pierre-Jean de Béranger et la marque de sa très grande notoriété tout au long du XIXe siècle. Par ses pamphlets et chansons patriotiques et révolutionnaires, de 1815 à 1848, il a incarné longtemps la voix du peuple, lʼ« homme-nation ». (Voir Jean Touchard, La Gloire de Béranger, Paris, Armand Colin, 1968.) [FL]
Note n°30
Odile Chauvelot, la nièce de Lucien Daudet, était née le 9 octobre 1914. [PK]
Note n°31
« Jumilhac » est un des noms des Richelieu. En 1914, le tenant du titre était Armand de Chapelle de Jumilhac, duc de Richelieu, né en 1875. Sa sœur, Marie-Augustine-Septimanie-Odile de Chapelle de Jumilhac de Richelieu, née en 1879, avait épousé en février 1905 un ami de Proust : Gabriel de La Rochefoucauld. [FL]
Note n°32
Il doit sʼagir de Lucien Corpechot (1871-1944) — pseudonyme : Curtius —, collaborateur de divers journaux (Le Temps, LʼÉcho de Paris, Le Figaro, Excelsior, Le Gaulois) et directeur de la partie littéraire du Gaulois. Cʼétait un disciple (et familier) de Barrès, très lié aussi avec Anna de Noailles. [FL]
Note n°33
Proust fait probablement allusion ici aux écrits de Maurice Barrès sur la Lorraine et lʼAlsace, et plus particulièrement au roman intitulé Les Bastions de lʼEst. Au service de lʼAllemagne (Paris, Fayard, 1905, réédité plusieurs fois), où les trois chapitres centraux (chapitres V, VI, VII) et la conclusion exaltent le mont Sainte-Odile, son monastère et son histoire, sainte Odile étant la patronne de lʼAlsace. Dans une lettre de félicitations à Barrès pour son élection à lʼAcadémie française en février 1906, Proust le commentait en termes élogieux (« un de vos plus beaux livres »), et ajoutait : « Si ma santé me le permettait que je voudrais faire un pèlerinage à Sainte Odile […]. » (CP 01361 ; Kolb, VI, n° 12). [CSz]
Note n°34
Lʼutilisation du masculin « gentil » indique que le commentaire porte sur le prénom plutôt que sur la personne. Proust répond peut-être ici à des sarcasmes de Lucien Daudet sur le prénom choisi pour sa jeune nièce. Dans une lettre inédite à Albert Flament datée du 19 octobre 1914, Daudet écrit en effet : « Ce nom d’Odile est burlesque ! » (Centre André Gide - Jean Schlumberger, Fondation des Treilles). Dans son édition de 1929, Daudet transforme le post-scriptum de Proust en un simple « Odile est bien gentille », vraisemblablement pour éviter de heurter les membres de sa famille. [CSz]
Note
Le Figaro
Note
Wagner, Richard 1868 Les Maîtres chanteurs de Nuremberg
Note
Daudet, Léon 1913 LʼAvant-guerre. Études et documents sur lʼespionnage juif-allemand en France depuis lʼaffaire Dreyfus.
Note
Wagner, Richard 1865 Tristan et Isolde
Note
Wagner, Richard 1869-1876 LʼAnneau du Niebelung [Der Ring des Nibelungen]
Note
Proust, Marcel 1913 Du côté de chez Swann
Note
Halévy, Daniel 17 novembre 1914 Journal des Débats Les Trois Croix
Note
Journal des débats politiques et littéraires
Note
Bidou, Henry Journal des Débats La situation miltaire
Note
Zurlinden, général Émile 12 novembre 1914 Le Figaro Vers lʼAlsace
Note
27 octobre 1914 Le Temps LʼAviateur Paulhan et son mécanicien


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Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
Surlignage

Mon cher petit,

Si ce nʼétait pas une telle joie — autant quʼon peut en avoir en ce moment —, de recevoir une pareille lettre, et de quelquʼun à qui je nʼai cessé un jour de penser avec une tendresse sans cesse grandissante, quel repos déjà de lire ces pages où il nʼy a ni « Boche », ni « leur Kultur », ni « pleurer comme un gosse  », ni « sœurette », ni tout le reste. Toutes choses du reste quʼon supporte bien facilement tant on souffre en pensant au martyre des soldats et des officiers, et tant on est ému de leur sacrifice.

Mais tout de même la presse, et notamment le Figaro , aurait une meilleure tenue que la victoire nʼen serait que plus belle.

Frédéric Masson, dont jʼai souvent goûté le style vieux grognard autrefois, incarne vraiment trop en ce moment la « culture  » française. Sʼil est sincère en trouvant les Maîtres Chanteurs ineptes et imposés par le snobisme, il est plus à plaindre que ceux quʼil déclare atteints de « wagnerite ». Si au lieu dʼavoir la guerre avec lʼAllemagne nous lʼavions eue avec la Russie, quʼaurait-on dit de Tolstoï et de Dostoïewski ? Seulement, comme la littérature contemporaine allemande est tellement stupide quʼon ne peut même pas retrouver un nom et un titre que seuls les critiques des « Lectures étrangères » nous apprennent de temps en temps pour que nous les oubliions aussitôt, aussi ne trouvant où se prendre, on se rabat sur Wagner .

Mon cher petit, je ne sais pas pourquoi je vous parle de cela et aussi stupidement, car par la brièveté, je fausse entièrement ma pensée qui nʼest pas celle que vous allez croire. Enfin, mon cher petit, avant tout ceci, vous ne mʼavez pas écrit depuis deux mois, depuis la guerre, mais vraiment il nʼy a pas encore eu un jour où je nʼai passé des heures avec vous. Mon cher petit, vous ne sauriez croire comme mon affection actuelle bouturée sur celle dʼautrefois a pris une puissance nouvelle ; mais je suis sûr que vous ne me croyez pas. Enfin, vous le verrez.

Mon cher petit, jʼai su un mois après que votre beau-frère avait eu un accident dʼautomobile, je nʼai nullement su que Léon y était et avait été gravement blessé. Pouvez-vous croire que je ne vous aurais pas écrit ! Et vous, vous étiez donc aussi dans la voiture ? (puisque vous dites  : jʼavais Léon blessé à côté de moi). Je suis rétrospectivement bien ému dʼapprendre cela. Je vais écrire à votre frère. Jʼallais dʼailleurs le faire pour lui dire mon admiration. La guerre a hélas vérifié, consacré et immortalisé lʼ«  Avant-guerre  ». Depuis Balzac, on nʼavait jamais vu un homme dʼimagination découvrir avec cette force une loi sociale (dans le sens ou Newton (?) a découvert la loi de la gravitation). Oui, jʼallais lui écrire pour cela et je ne lui aurais pas parlé de lʼaccident ! Jʼespère que si sa prophétie ne fut pas écoutée, nous saurons « appliquer » sa découverte et pratiquer, nous, lʼAprès-guerre. Mais je ne pense pas (et je pense que cʼest aussi lʼavis de votre frère quoique je nʼaie pas lu ses articles) quʼelle doive consister à nous rendre inférieurs, à priver je ne dis pas nos musiciens, mais nos écrivains de la prodigieuse fécondation que cʼest dʼentendre Tristan , et la Tétralogie , comme Péladan qui ne veut plus quʼon apprenne lʼallemand (que le général Pau et le général Joffre , heureusement, possèdent à fond).

Mon cher petit, moi aussi jʼai été tourmenté pour mon frère, son hôpital à Étain a été bombardé pendant quʼil opérait, les obus crevant sa table dʼopération. Il a été du reste cité à lʼordre du jour, pas pour cela, mais pour tant dʼautres choses courageuses quʼil ne cesse de faire. Malheureusement, il va au-devant des plus grands dangers, et jusquʼà la fin de la guerre je ne sais ce que le lendemain mʼapportera comme nouvelles.

Moi je vais passer un conseil de révision et je serai probablement pris, car on prend tout le monde. Du reste jʼai été stupide car je nʼavais pas à me faire inscrire, ayant été rayé des cadres comme officier et ces Conseils nʼétaient que pour les soldats, à ce que mʼa dit Clément de Maugny qui, passant par Paris, mʼa vu un soir ; très gentil, ayant beaucoup gagné, sans doute sous lʼinfluence de sa femme. Il mʼa parlé très gentiment de vous et avec une grande admiration de votre dernier livre. Je dois dire quʼil mʼa paru infiniment moins enthousiaste de Swann  ! Et même que nous sommes enfoncés tous les deux par un livre de quelquʼun qui le touche de près et intéressant surtout, paraît-il, parce quʼil y est question de « gens que nous connaissons ». Lui-même, [Maugny] a fait un livre (je crois historique) et mʼa parlé de « bons à tirer » (?). Je ne sais pas bien ce que cʼest. À côté de cela très « va-te-faire-fiche  », « le Général a dit : quʼon mʼenvoie [Maugny] », et aussi dʼune simplicité pleine de grâce vraiment, et qui a frappé même ma femme de chambre (qui est aussi cuisinière, valet de chambre, etc.), laquelle mʼa dit : « Quelle simplicité pour un vicomte ! »

Mon cher petit, jusquʼà mon conseil de révision, je me soignerai, pour pouvoir y aller. Mais tout de même si vous venez à Paris, je pourrai vous recevoir (mais je ne me lève pas). Après, encore plus facilement si je ne suis pas « pris ». Mais je le serai.

Mon cher petit, tout ce que jʼaurais à vous dire exigerait des volumes et jʼai voulu vous répondre tout de suite pour ne pas me laisser « décimer » par cet élan vers vous si jʼy résistais. Jʼespère que vous nʼavez pas trop dʼamis parmi les « Morts au champ dʼhonneur », mais on aime même ceux quʼon ne connaît pas, on pleure même les inconnus.

Et à ce propos, mon cher petit, jʼai été bien stupéfait de quelque chose quʼon mʼa dit : peu renseigné sur la grandeur réelle et lʼéclat fixe des étoiles nouvelles qui resplendissent depuis quelque temps, je croyais devoir un très grand respect à M. [Z...] dont je nʼai jamais rien lu, mais quʼon mʼavait dit génial. Or, on mʼa cité de lui ces propos tenus lʼautre jour, qui mʼont fait vomir et que je ne puis croire exacts. Je vous transcris dʼautant plus littéralement quʼil sʼagit de personnes que je ne connais pas et dont je nʼaurais pu inventer les noms, et encore moins les prénoms : « Oui, cette guerre ! Enfin du moins elle aura eu ce résultat de réconcilier Célimène et Alceste (le comte et la comtesse de [X.], née [***]). Oronte mʼa dit de vous dire que Valère sʼétait très bien conduit (ces prénoms désignent nʼest-ce pas M. [de A...] et le jeune duc [de B...]). Ce que je ne peux pas supporter, cʼest quand jʼapprends la mort de quelquʼun de bien (cʼest à dire de chic). Ah ! oui apprendre quʼun [***] a été tué, pour moi cʼest un coup terrible. » Est-ce vraiment possible ! Je nʼaurais pas cru M. [Y...] ou tel autre bouffon capable, je ne dis pas de parler, mais de penser ainsi, mais un écrivain, un philosophe ! […] Jʼespère que tout cela est faux. Je ne renie rien […] et je crois que les « gens bien » sont quelquefois très bien. Mais leur mort ne peut pas me faire plus de peine que celle des autres. Et le hasard de mes amitiés fait quʼelle mʼen a causé jusquʼici beaucoup moins.

Quant aux morts de la guerre, ils sont admirables, et tellement autrement quʼon ne dit. Tout ce quʼon a écrit sur le pauvre Psichari que je ne connaissais pas, mais dont on mʼa tant parlé, est si faux. Du reste à part un ou deux, les littérateurs qui en ce moment croient « servir » en écrivant, parlent bien mal de tout cela. (Il y a des exceptions, avez-vous lu « Les trois Croix  » de Daniel Halévy, dans les Débats , journal où, entre parenthèses, il y a tous les jours un article de je ne sais pas qui, intitulé « La situation militaire  », qui est remarquable et clair).

Du reste tous ces hommes importants sont ignorants comme des enfants. Je ne sais si vous avez lu un article du Général Zurlinden sur lʼorigine du mot boche, qui selon lui, remonte au mois de


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Septembre dernier quand nos soldats
etc. Il faut que lui aussi nʼait
jamais causé quʼavec des gens « bien ».
Sans cela il saurait comme moi que
les domestiques, les gens du peuple ont
toujours dit : « une tête de boche »
« cʼest un sale boche ». Je dois dire
que de leur part cʼest souvent
assez drôle (comme dans lʼadmirable
récit du mécanicien de Paulhan ).
Mais quand des académiciens disent
« Boches » avec un faux entrain pour
sʼadresser au peuple comme les gdes
personnes qui zézaient quand elles par-
lent aux enfants (Donnay, Capus,
Hanotaux etc ) cʼest crispant.

Mon cher petit la fatigue me


paralyse et je nʼai plus la force de vous donner des nouvelles de Reynaldo. Il était à Melun et ayant demandé à partir dans lʼEst, a été envoyé à Albi dʼoù il va cependant hélas, partir pour « les tranchées » […] Je ne puis vous dire, depuis le commencement de cette guerre, toutes les preuves de noblesse morale quʼil a données. Je ne dis pas spécialement au point de vue de la guerre, mais même par ricochet […] Vraiment Reynaldo est un roc de bonté sur lequel on peut bâtir et demeurer. Et de bonté vraie. Il est vrai par-dessus tout […]


20

la souffrance. Et je ne sais pourquoi je cite plutot
cet exemple. Si vous désirez lui écrire, il vaudrait mieux
plutôt quʼà son régiment, lui écrire Hôtel du Vigan
Albi Tarn
. Vous lui ferez surement grand plaisir car
il a pour vous des sentiments tout particuliers et vous
cite à tout propos et ne vous compare jamais que
pour vous préférer.

Mon cher petit mettez mes
respectueux hommages aux pieds de Madame
Votre Mere et de Madame Votre Sœur, je vais
écrire à votre frère Mille tendresses de votre

Marcel

P.S. Hotel Brunswick me semble un peu « boche ». Il est vrai
que Béranger neutralise.

« Odile  » est aussi très « Jumilhac  » comme dirait M. Corpechot , et
aussi très Barrès, et surtout doit être bien gentil étant votre nièce .

Surlignage

Mon cher petit,

Si ce nʼétait pas une telle joie — autant quʼon peut en avoir en ce moment —, de recevoir une pareille lettre, et de quelquʼun à qui je nʼai cessé un jour de penser avec une tendresse sans cesse grandissante, quel repos déjà de lire ces pages où il nʼy a ni « Boche », ni « leur Kultur », ni « pleurer comme un gosse  », ni « sœurette », ni tout le reste. Toutes choses du reste quʼon supporte bien facilement tant on souffre en pensant au martyre des soldats et des officiers, et tant on est ému de leur sacrifice.

Mais tout de même la presse, et notamment le Figaro , aurait une meilleure tenue que la victoire nʼen serait que plus belle.

Frédéric Masson, dont jʼai souvent goûté le style vieux grognard autrefois, incarne vraiment trop en ce moment la « culture  » française. Sʼil est sincère en trouvant les Maîtres Chanteurs ineptes et imposés par le snobisme, il est plus à plaindre que ceux quʼil déclare atteints de « wagnerite ». Si au lieu dʼavoir la guerre avec lʼAllemagne nous lʼavions eue avec la Russie, quʼaurait-on dit de Tolstoï et de Dostoïewski ? Seulement, comme la littérature contemporaine allemande est tellement stupide quʼon ne peut même pas retrouver un nom et un titre que seuls les critiques des « Lectures étrangères » nous apprennent de temps en temps pour que nous les oubliions aussitôt, aussi ne trouvant où se prendre, on se rabat sur Wagner .

Mon cher petit, je ne sais pas pourquoi je vous parle de cela et aussi stupidement, car par la brièveté, je fausse entièrement ma pensée qui nʼest pas celle que vous allez croire. Enfin, mon cher petit, avant tout ceci, vous ne mʼavez pas écrit depuis deux mois, depuis la guerre, mais vraiment il nʼy a pas encore eu un jour où je nʼai passé des heures avec vous. Mon cher petit, vous ne sauriez croire comme mon affection actuelle bouturée sur celle dʼautrefois a pris une puissance nouvelle ; mais je suis sûr que vous ne me croyez pas. Enfin, vous le verrez.

Mon cher petit, jʼai su un mois après que votre beau-frère avait eu un accident dʼautomobile, je nʼai nullement su que Léon y était et avait été gravement blessé. Pouvez-vous croire que je ne vous aurais pas écrit ! Et vous, vous étiez donc aussi dans la voiture ? (puisque vous dites  : jʼavais Léon blessé à côté de moi). Je suis rétrospectivement bien ému dʼapprendre cela. Je vais écrire à votre frère. Jʼallais dʼailleurs le faire pour lui dire mon admiration. La guerre a hélas vérifié, consacré et immortalisé lʼ«  Avant-guerre  ». Depuis Balzac, on nʼavait jamais vu un homme dʼimagination découvrir avec cette force une loi sociale (dans le sens ou Newton (?) a découvert la loi de la gravitation). Oui, jʼallais lui écrire pour cela et je ne lui aurais pas parlé de lʼaccident ! Jʼespère que si sa prophétie ne fut pas écoutée, nous saurons « appliquer » sa découverte et pratiquer, nous, lʼAprès-guerre. Mais je ne pense pas (et je pense que cʼest aussi lʼavis de votre frère quoique je nʼaie pas lu ses articles) quʼelle doive consister à nous rendre inférieurs, à priver je ne dis pas nos musiciens, mais nos écrivains de la prodigieuse fécondation que cʼest dʼentendre Tristan , et la Tétralogie , comme Péladan qui ne veut plus quʼon apprenne lʼallemand (que le général Pau et le général Joffre , heureusement, possèdent à fond).

Mon cher petit, moi aussi jʼai été tourmenté pour mon frère, son hôpital à Étain a été bombardé pendant quʼil opérait, les obus crevant sa table dʼopération. Il a été du reste cité à lʼordre du jour, pas pour cela, mais pour tant dʼautres choses courageuses quʼil ne cesse de faire. Malheureusement, il va au-devant des plus grands dangers, et jusquʼà la fin de la guerre je ne sais ce que le lendemain mʼapportera comme nouvelles.

Moi je vais passer un conseil de révision et je serai probablement pris, car on prend tout le monde. Du reste jʼai été stupide car je nʼavais pas à me faire inscrire, ayant été rayé des cadres comme officier et ces Conseils nʼétaient que pour les soldats, à ce que mʼa dit Clément de Maugny qui, passant par Paris, mʼa vu un soir ; très gentil, ayant beaucoup gagné, sans doute sous lʼinfluence de sa femme. Il mʼa parlé très gentiment de vous et avec une grande admiration de votre dernier livre. Je dois dire quʼil mʼa paru infiniment moins enthousiaste de Swann  ! Et même que nous sommes enfoncés tous les deux par un livre de quelquʼun qui le touche de près et intéressant surtout, paraît-il, parce quʼil y est question de « gens que nous connaissons ». Lui-même, [Maugny] a fait un livre (je crois historique) et mʼa parlé de « bons à tirer » (?). Je ne sais pas bien ce que cʼest. À côté de cela très « va-te-faire-fiche  », « le Général a dit : quʼon mʼenvoie [Maugny] », et aussi dʼune simplicité pleine de grâce vraiment, et qui a frappé même ma femme de chambre (qui est aussi cuisinière, valet de chambre, etc.), laquelle mʼa dit : « Quelle simplicité pour un vicomte ! »

Mon cher petit, jusquʼà mon conseil de révision, je me soignerai, pour pouvoir y aller. Mais tout de même si vous venez à Paris, je pourrai vous recevoir (mais je ne me lève pas). Après, encore plus facilement si je ne suis pas « pris ». Mais je le serai.

Mon cher petit, tout ce que jʼaurais à vous dire exigerait des volumes et jʼai voulu vous répondre tout de suite pour ne pas me laisser « décimer » par cet élan vers vous si jʼy résistais. Jʼespère que vous nʼavez pas trop dʼamis parmi les « Morts au champ dʼhonneur », mais on aime même ceux quʼon ne connaît pas, on pleure même les inconnus.

Et à ce propos, mon cher petit, jʼai été bien stupéfait de quelque chose quʼon mʼa dit : peu renseigné sur la grandeur réelle et lʼéclat fixe des étoiles nouvelles qui resplendissent depuis quelque temps, je croyais devoir un très grand respect à M. [Z...] dont je nʼai jamais rien lu, mais quʼon mʼavait dit génial. Or, on mʼa cité de lui ces propos tenus lʼautre jour, qui mʼont fait vomir et que je ne puis croire exacts. Je vous transcris dʼautant plus littéralement quʼil sʼagit de personnes que je ne connais pas et dont je nʼaurais pu inventer les noms, et encore moins les prénoms : « Oui, cette guerre ! Enfin du moins elle aura eu ce résultat de réconcilier Célimène et Alceste (le comte et la comtesse de [X.], née [***]). Oronte mʼa dit de vous dire que Valère sʼétait très bien conduit (ces prénoms désignent nʼest-ce pas M. [de A...] et le jeune duc [de B...]). Ce que je ne peux pas supporter, cʼest quand jʼapprends la mort de quelquʼun de bien (cʼest-à-dire de chic). Ah ! oui apprendre quʼun [***] a été tué, pour moi cʼest un coup terrible. » Est-ce vraiment possible ! Je nʼaurais pas cru M. [Y...] ou tel autre bouffon capable, je ne dis pas de parler, mais de penser ainsi, mais un écrivain, un philosophe ! […] Jʼespère que tout cela est faux. Je ne renie rien […] et je crois que les « gens bien » sont quelquefois très bien. Mais leur mort ne peut pas me faire plus de peine que celle des autres. Et le hasard de mes amitiés fait quʼelle mʼen a causé jusquʼici beaucoup moins.

Quant aux morts de la guerre, ils sont admirables, et tellement autrement quʼon ne dit. Tout ce quʼon a écrit sur le pauvre Psichari que je ne connaissais pas, mais dont on mʼa tant parlé, est si faux. Du reste à part un ou deux, les littérateurs qui en ce moment croient « servir » en écrivant, parlent bien mal de tout cela. (Il y a des exceptions, avez-vous lu « Les trois Croix  » de Daniel Halévy, dans les Débats , journal où, entre parenthèses, il y a tous les jours un article de je ne sais pas qui, intitulé « La situation militaire  », qui est remarquable et clair).

Du reste tous ces hommes importants sont ignorants comme des enfants. Je ne sais si vous avez lu un article du Général Zurlinden sur lʼorigine du mot boche, qui selon lui, remonte au mois de

Septembre dernier quand nos soldats etc. Il faut que lui aussi nʼait jamais causé quʼavec des gens « bien ». Sans cela il saurait comme moi que les domestiques, les gens du peuple ont toujours dit : « une tête de boche » « cʼest un sale boche ». Je dois dire que de leur part cʼest souvent assez drôle (comme dans lʼadmirable récit du mécanicien de Paulhan ). Mais quand des académiciens disent « Boches » avec un faux entrain pour sʼadresser au peuple comme les grandes personnes qui zézaient quand elles parlent aux enfants (Donnay, Capus, Hanotaux etc. ) cʼest crispant.

Mon cher petit la fatigue me

paralyse et je nʼai plus la force de vous donner des nouvelles de Reynaldo. Il était à Melun et ayant demandé à partir dans lʼEst, a été envoyé à Albi dʼoù il va cependant hélas, partir pour « les tranchées » […] Je ne puis vous dire, depuis le commencement de cette guerre, toutes les preuves de noblesse morale quʼil a données. Je ne dis pas spécialement au point de vue de la guerre, mais même par ricochet […] Vraiment Reynaldo est un roc de bonté sur lequel on peut bâtir et demeurer. Et de bonté vraie. Il est vrai par-dessus tout […]

la souffrance. Et je ne sais pourquoi je cite plutôt cet exemple. Si vous désirez lui écrire, il vaudrait mieux plutôt quʼà son régiment, lui écrire Hôtel du Vigan Albi Tarn. Vous lui ferez sûrement grand plaisir car il a pour vous des sentiments tout particuliers et vous cite à tout propos et ne vous compare jamais que pour vous préférer.

Mon cher petit mettez mes respectueux hommages aux pieds de Madame Votre Mere et de Madame Votre Sœur, je vais écrire à votre frère Mille tendresses de votre

Marcel

P.S. Hôtel Brunswick me semble un peu « boche ». Il est vrai que Béranger neutralise.

« Odile  » est aussi très « Jumilhac  » comme dirait M. Corpechot , et aussi très Barrès, et surtout doit être bien gentil étant votre nièce .

Note n°1
La mention dʼun article de Daniel Halévy paru dans le Journal des Débats du 17 novembre 1914 (journal du soir) permet de dater cette lettre du lundi soir 16 novembre 1914, ou peu après. [PK, FL, CSz]
Note n°2
Titre supprimé par Lucien Daudet dans la première édition, restitué dʼaprès la notice du catalogue de vente Christieʼs. [CSz]
Note n°3
Frédéric Masson, dans un article intitulé « Lʼart sans patrie » paru en première page de LʼÉcho de Paris du 27 septembre 1914, parlait ainsi de Richard Wagner : « Les Parisiens, insultés par cet homme pour nʼavoir pas suffisamment applaudi sa musique, traînés dans la boue par lui, ont couvert de leurs bravos cette misérable rapsodie [sic], les Maîtres Chanteurs, où ils nʼont pas su même voir le pamphlet dirigé contre eux […]. » Dans un article paru le 12 octobre suivant, dans le même journal, sous le titre « La Drogue  », il affirmait : « […] le wagnérisme étant lʼexpression complète de la culture allemande, les Français atteints de wagnérite se livrent volontairement à lʼAllemagne. » Frédéric Masson, historien spécialiste du Ier Empire membre de lʼAcadémie française depuis 1903, collaborait à La Presse, à la Revue de Paris, à LʼÉcho de Paris. [PK]
Note n°4
Proust, comme beaucoup de ses contemporains, ignorait la production littéraire allemande de lʼépoque, sans doute à cause de la guerre de 1870-1871. [PK]
Note n°5
Une note de Lucien Daudet précise : « Dans la nuit de la mobilisation, la voiture qui nous conduisait tous les trois de Paris à La Roche avait été démolie par une voiture venant en sens inverse. » Mme Daudet, dans son Journal de famille et de guerre 1914-1919 (Paris, Fasquelle, 1920), p. 7, raconte comment elle reçut, le dimanche 2 août 1914, un mot crayonné de lʼécriture de son fils Lucien, disant : « Accident dʼauto aux environs dʼArtenay près dʼOrléans, Léon blessé à la tête ; Robert à la main et à la figure, pansés et hors de tout de danger. Lucien indemne. » [PK]
Note n°6
Lʼouvrage de Léon Daudet, LʼAvant-guerre. Études et documents sur lʼespionnage juif-allemand en France depuis lʼaffaire Dreyfus, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1913, rassemble une série dʼarticles parus pendant dix-huit mois dans LʼAction française. [PK, FL]
Note n°7
Isaac Newton (1642-1787), physicien, mathématicien, astronome et philosophe anglais, célèbre pour avoir découvert les lois de la gravitation universelle et de la décomposition de la lumière. Lʼhésitation de Proust peut se comprendre, car le savant et philosophe allemand Leibniz avait fait cette découverte avant lui, mais cʼest Newton qui en fut crédité. [PK, FL]
Note n°8
Allusion à un article paru en première page dans Le Figaro du 28 septembre 1914, sous le titre « Leur langue », où Péladan écrivait : «[…] plus dʼallemand sur les lèvres, sur la scène, plus de langue allemande en terre de France. Est-ce quʼon peut encore avoir un ami allemand ? […] Plus dʼallemand dans les programmes universitaires. […] Nʼest-t-il pas démontré que nous ne pouvons parler avec eux que par le fer, nʼest-il pas entendu que nous ne pouvons plus commercer ? À quoi donc servirait lʼétude de lʼallemand ? […] » [PK]
Note n°9
Le général Joffre, commandant en chef des armées du 2 août 1914 au 26 décembre 1916, avait acquis une grande popularité en tant que « vainqueur de la Marne » (5-13 septembre 1914). [PK, FL]
Note n°10
Cʼest essentiellement pour avoir opéré les blessés sous le feu de lʼennemi que Robert Proust obtint la citation à lʼordre de lʼarmée dont parle Proust, en date du 30 septembre 1914. Il fut également promu capitaine, vers la même date. (Voir CP 02826 et 02827; Kolb, XIII, nº 175 et nº 176). [PK, FL]
Note n°11
Proust a été rayé des cadres des officiers de réserve de lʼarmée territoriale, sur sa demande, par décision présidentielle, le 30 août 1911 (voir le courrier du Médecin-Inspecteur du Ministère de la Guerre, en date du 6 septembre 1911  : Kolb, X, n° 168) et sa radiation lui a été notifiée le 11 septembre 1911 (voir Kolb, X, n° 169). [NM]
Note n°12
Nom supprimé et remplacé par « N... » par Lucien Daudet dans la première édition, suggéré par Philip Kolb. Nous le restituons dʼaprès la notice du catalogue de vente Christieʼs. [CSz]
Note n°13
Selon lʼétat récapitulatif des services effectués au sein de lʼarmée par Clément de Maugny, conservé dans son Dossier de Légion dʼHonneur, il était parti sur le front le 17 novembre 1914. Il a pu faire une visite chez Proust dans les jours précédents. [FL]
Note n°14
Le « dernier livre » publié de Lucien Daudet était LʼImpératrice Eugénie, Paris, Fayard, 1911. [PK]
Note n°15
Il pourrait sʼagir dʼun ouvrage publié en février 1914 par le père de Clément de Maugny, le comte Charles-Albert de Maugny (1839-1918) : Cinquante ans de souvenirs, 1859-1909, Paris, Plon, 1914. Ancien officier, membre du Jockey-Club, chroniqueur politique, il avait écrit dans les principaux journaux parisiens (Le Gaulois, Le Figaro, Paris-Journal, La Patrie, Le Soir) et avait été le directeur politique de LʼIllustration, La Vie parisienne, et du Journal. Ses souvenirs de la vie parisienne mettaient nécessairement en scène des personnes que Proust et Clément de Maugny connaissaient. [FL]
Note n°16
Nom supprimé et remplacé par « N... » par Lucien Daudet dans la première édition. Nʼayant pas accès à lʼoriginal, il nous est difficile de restituer le nom, qui peut être « Maugny » mais aussi « Clément », pour le différencier de son père, le comte de Maugny, si ce dernier est bien lʼauteur désigné dans la phrase précédente. [CSz, FL]
Note n°17
Il pourrait sʼagir de lʼouvrage de Clément de Maugny consacré à son grand-père : Le Général comte de Maugny, le dernier gouverneur militaire de la Savoie (1798-1859), Chambéry, librairie Perrin-Dardel, 1921. Il est possible quʼil ait rédigé une grande partie de cet ouvrage avant la Guerre mais que, interrompu par son engagement militaire pendant toute la durée des hostilités, il nʼait pu le terminer et le publier quʼensuite. [FL]
Note n°18
Nom supprimé et remplacé par « N... » par Lucien Daudet dans la première édition. Nous le restituons dʼaprès la notice du catalogue Christieʼs. [CSz]
Note n°19
La première édition donnait : « Quelle simplicité pour un noble ! » pour contribuer à masquer lʼidentité de Maugny. Nous restituons le texte à partir de la notice du catalogue Christieʼs. Clément de Maugny porta le titre de vicomte jusquʼau décès de son père, le comte Albert de Maugny, en 1918. [CSz]
Note n°20
Nom supprimé par Lucien Daudet dans la première édition. Daudet indique en note que « ce M. Z..., obscur écrivain, est dʼailleurs mort tout de suite après la guerre et nʼa pas profité de lʼengoûment local dont parle Marcel Proust. » Nous ignorons lʼidentité de cet écrivain. Nous suivons pour ce paragraphe la version de Lucien Daudet, qui remplace les noms propres par des initiales, des astérisques. Les noms de personnages de Molière (Célimène, Alceste, Oronte) ont été substitués par Lucien Daudet aux prénoms réels, ainsi quʼil le précise en note. – Kolb a remplacé toutes ces substitutions par de multiples « […] » qui obscurcissent encore la lecture du texte. [PK, CSz]
Note n°21
Après une sobre annonce dans Le Gaulois du 12 novembre 1914 : « Tués et blessés à lʼennemi », sa mort donne lieu à des nécrologies exaltées les jours suivants : voir Le Journal du 13 novembre 1914 :« Un petit-fils de Renan tué à lʼennemi » ; LʼIntransigeant du 13 novembre 1914 : « La mort dʼErnest Psichari ». Il était lʼauteur de LʼAppel des armes (1913). [PK]
Note n°22
Daniel Halévy, « Les Trois Croix », Journal des Débats, 17 novembre 1914. Halévy lʼavait traduit et transposé dʼun journal anglais. Le même acte dʼhéroïsme militaire fut relaté brièvement le 15 novembre dans Le Journal et dans LʼIntransigeant. Dans une lettre à D. Halévy écrite aussitôt après avoir lu cet article (CP 02843, Kolb, XIII, nº 192), Proust affirme avoir pleuré à cet émouvant récit. [PK, CSz]
Note n°23
Allusion à un article paru en première page dans Le Figaro du 12 novembre 1914, sous le titre « Vers lʼAlsace », par le général Zurlinden. Ce dernier affirmait : « On a déjà donné bien des explications sur lʼorigine de ce surnom de "Boches", donné aux Allemands, à la suite de notre première incursion de la guerre actuelle dans la Haute-Alsace, à Altkirch et à Mulhouse. Il est probable quʼà leur rentrée en France, nos troupiers, se souvenant mal de lʼappellation de "Schwob" quʼils ont dû entendre répéter à satiété en Alsace, ont retouné le mot, et supprimant le double "v", en ont fait "Boche" […]. » Le général Zurlinden avait été plusieurs fois ministre de la Guerre, et gouverneur militaire de Paris. [PK]
Note n°24
Le Temps du 27 octobre 1914 citait en première page, sous le titre « Lʼaviateur Paulhan et son mécanicien », de longs extraits dʼune lettre publiée le jour précédent par Le Petit Provençal où le jeune mécanicien racontait avec verve dans un langage populaire les péripéties dʼun voyage au-dessus des lignes ennemies. [PK]
Note n°25
Depuis le mois dʼoctobre 1914, Maurice Donnay, Alfred Capus et Gabriel Hanotaux se partageaient la « Une » du Figaro, avec des éditoriaux enflammés, patriotiques et haineux. — Lʼarticle de Donnay du 3 octobre, intitulé « Les Boches » commence ainsi : « Le nom est adopté ; il dit si bien ce quʼil veut dire : stupidité et brutalité, têtes carrées et pieds plats, la horde ! » ; dans « Contre la grâce », le 18 octobre, il affirme : « Le Boche est prolifique [etc.] » ; voir aussi « On aura des notes », le 8 novembre. Sous la plume de Capus et Hanotaux, en revanche, nous ne trouvons pas le mot « Boche » mais une haine de lʼAllemand « barbare »: Capus parle du « passage de leur horde » (« La fausse victoire », le 11 octobre), de « leur audace et leur barbarie » (« La Femme de Paris », le 13 octobre), de leur « bestialité [qui] les avilit » (« Roi et Kaiser », le 29 octobre) ; Hanotaux, de leur « rauque gosier » (« À Calais, à tout prix ! », le 31 octobre). [FL]
Note n°26
Cet « etc. » de Proust fait allusion à tous les intellectuels qui alimentent la propagande xénophobe des journaux à grand renfort de stéréotypes simplistes. [FL]
Note n°27
Lucien Daudet a procédé ici, pour ce qui correspond aux pages « 18 » et « 19 » rédigées par Proust, à des coupures quʼon peut estimer à lʼéquivalent dʼune page entière du texte de la lettre. On notera aussi lʼhiatus avec la suite. [NM]
Note n°28
Lucien Daudet, réformé, fut envoyé à la Croix-Rouge de Tours au début de la guerre. Dans une lettre inédite à Albert Flament datée du 29 novembre 1914, Lucien Daudet écrit : « À partir de jeudi, je serai Hôtel Brunswick, 66 Boulevard Béranger », donc à partir du jeudi 6 décembre 1914 (Centre André Gide - Jean Schlumberger, Fondation des Treilles). Proust a dû recevoir la même information, ce qui plaiderait en faveur dʼune datation de cette lettre vers la fin du mois de novembre. [PK, CSz, FL]
Note n°29
Le boulevard Béranger de Tours est, comme beaucoup dʼautres rues portant son nom, un hommage au poète et chansonnier Pierre-Jean de Béranger et la marque de sa très grande notoriété tout au long du XIXe siècle. Par ses pamphlets et chansons patriotiques et révolutionnaires, de 1815 à 1848, il a incarné longtemps la voix du peuple, lʼ« homme-nation ». (Voir Jean Touchard, La Gloire de Béranger, Paris, Armand Colin, 1968.) [FL]
Note n°30
Odile Chauvelot, la nièce de Lucien Daudet, était née le 9 octobre 1914. [PK]
Note n°31
« Jumilhac » est un des noms des Richelieu. En 1914, le tenant du titre était Armand de Chapelle de Jumilhac, duc de Richelieu, né en 1875. Sa sœur, Marie-Augustine-Septimanie-Odile de Chapelle de Jumilhac de Richelieu, née en 1879, avait épousé en février 1905 un ami de Proust : Gabriel de La Rochefoucauld. [FL]
Note n°32
Il doit sʼagir de Lucien Corpechot (1871-1944) — pseudonyme : Curtius —, collaborateur de divers journaux (Le Temps, LʼÉcho de Paris, Le Figaro, Excelsior, Le Gaulois) et directeur de la partie littéraire du Gaulois. Cʼétait un disciple (et familier) de Barrès, très lié aussi avec Anna de Noailles. [FL]
Note n°33
Proust fait probablement allusion ici aux écrits de Maurice Barrès sur la Lorraine et lʼAlsace, et plus particulièrement au roman intitulé Les Bastions de lʼEst. Au service de lʼAllemagne (Paris, Fayard, 1905, réédité plusieurs fois), où les trois chapitres centraux (chapitres V, VI, VII) et la conclusion exaltent le mont Sainte-Odile, son monastère et son histoire, sainte Odile étant la patronne de lʼAlsace. Dans une lettre de félicitations à Barrès pour son élection à lʼAcadémie française en février 1906, Proust le commentait en termes élogieux (« un de vos plus beaux livres »), et ajoutait : « Si ma santé me le permettait que je voudrais faire un pèlerinage à Sainte Odile […]. » (CP 01361 ; Kolb, VI, n° 12). [CSz]
Note n°34
Lʼutilisation du masculin « gentil » indique que le commentaire porte sur le prénom plutôt que sur la personne. Proust répond peut-être ici à des sarcasmes de Lucien Daudet sur le prénom choisi pour sa jeune nièce. Dans une lettre inédite à Albert Flament datée du 19 octobre 1914, Daudet écrit en effet : « Ce nom d’Odile est burlesque ! » (Centre André Gide - Jean Schlumberger, Fondation des Treilles). Dans son édition de 1929, Daudet transforme le post-scriptum de Proust en un simple « Odile est bien gentille », vraisemblablement pour éviter de heurter les membres de sa famille. [CSz]
Note
Le Figaro
Note
Wagner, Richard 1868 Les Maîtres chanteurs de Nuremberg
Note
Daudet, Léon 1913 LʼAvant-guerre. Études et documents sur lʼespionnage juif-allemand en France depuis lʼaffaire Dreyfus.
Note
Wagner, Richard 1865 Tristan et Isolde
Note
Wagner, Richard 1869-1876 LʼAnneau du Niebelung [Der Ring des Nibelungen]
Note
Proust, Marcel 1913 Du côté de chez Swann
Note
Halévy, Daniel 17 novembre 1914 Journal des Débats Les Trois Croix
Note
Journal des débats politiques et littéraires
Note
Bidou, Henry Journal des Débats La situation miltaire
Note
Zurlinden, général Émile 12 novembre 1914 Le Figaro Vers lʼAlsace
Note
27 octobre 1914 Le Temps LʼAviateur Paulhan et son mécanicien


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Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
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