CP 02316 Marcel Proust à Robert Dreyfus [entre le 9 et le 15 avril 1912]
1
Cher Robert
Un mot pendant une crise
pour te dire que je pense
souvent à toi, à ta mère, à ton
pauvre frère2, et que chaque
fois que je vais au Figaro (ce
qui n’arrive plus que bien rarement
mais qui est cependant la seule
sortie que j’aie faite depuis l’
été dernier) je demande
toujours si tu es là. Mais tu es
venu dans l’après midi. Du
moins c’est ce qu’on me dit.
Je suis ravi de voir comme
ton livre sur la Revue continue
à retentir (et je suis persuadé
que ce n’est qu’un commencement).
J’ai lu 2 fois la Revue Hebdoma-
daire. La 1re fois j’y ai trouvé
une jolie conférence de Beaunier3 et il parlait de
ton livre4. La seconde fois j’y ai trouvé une
conférence, pas jolie du tout, de Deschamps5. Mais
comme il y parlait de toi, je me suis tout d’un
coup senti passer pour lui de l’horreur à la bienveillance,
comme mes parents quand ils apprenaient que quelqu’un
avait dit du bien de moi6. Surtout ne me réponds
pas. Je savais bien que tu devinais bien que je pensais à toi
sans que je t’écrive mais c’est bon à dire aussi de
temps en temps. Seulement je serais désolé que tu perdes une
minute pour me répondre à ce qui n’est pas une
lettre. Quand je te lis c’est comme si tu m’écrivais
puisque tu t’adresses à moi comme aux autres. Et
comme je me figure que je te goûte mieux que
les autres, il me semble que tu me parles davantage
qu’aux autres (je ne sais pas si on dit davantage que).
Adieu et tendrement
Marcel
7J’ai la plus grande admiration pour Bonnard. Mais je
commence à me demander qu’est-ce que c’est que cette
conspiration de
tous à nous annoncer une restauration
de la Religion, et comme voulue par la
Science8. Réellement le
Journal des Débats a toujours l’air de trouver que le
nombre élevé des gens qui
font leurs Pâques vient de la philosophie de
Bergson9. Quel ennui d’etre malade et de
ne pouvoir « tenir une
plume » !
1
Cher Robert
Un mot pendant une crise pour te dire que je pense souvent à toi, à ta mère, à ton pauvre frère2, et que chaque fois que je vais au Figaro (ce qui n’arrive plus que bien rarement mais qui est cependant la seule sortie que j’aie faite depuis l’été dernier) je demande toujours si tu es là. Mais tu es venu dans l’après-midi. Du moins c’est ce qu’on me dit. Je suis ravi de voir comme ton livre sur la Revue continue à retentir (et je suis persuadé que ce n’est qu’un commencement). J’ai lu deux fois la Revue Hebdomadaire. La première fois j’y ai trouvé une jolie conférence de Beaunier3 et il parlait de ton livre4. La seconde fois j’y ai trouvé une conférence, pas jolie du tout, de Deschamps5. Mais comme il y parlait de toi, je me suis tout d’un coup senti passer pour lui de l’horreur à la bienveillance, comme mes parents quand ils apprenaient que quelqu’un avait dit du bien de moi6. Surtout ne me réponds pas. Je savais bien que tu devinais bien que je pensais à toi sans que je t’écrive mais c’est bon à dire aussi de temps en temps. Seulement je serais désolé que tu perdes une minute pour me répondre à ce qui n’est pas une lettre. Quand je te lis c’est comme si tu m’écrivais puisque tu t’adresses à moi comme aux autres. Et comme je me figure que je te goûte mieux que les autres, il me semble que tu me parles davantage qu’aux autres (je ne sais pas si on dit davantage que).
Adieu et tendrement,
Marcel
7J’ai la plus grande admiration pour Bonnard. Mais je commence à me demander qu’est-ce que c’est que cette conspiration de tous à nous annoncer une restauration de la Religion, et comme voulue par la Science8. Réellement le Journal des Débats a toujours l’air de trouver que le nombre élevé des gens qui font leurs Pâques vient de la philosophie de Bergson9. Quel ennui d’être malade et de ne pouvoir « tenir une plume » !
Date de la dernière mise à jour : August 13, 2024 17:09
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Cher Robert
Un mot pendant une crise
pour te dire que je pense
souvent à toi, à ta mère, à ton
pauvre frère2, et que chaque
fois que je vais au Figaro (ce
qui n’arrive plus que bien rarement
mais qui est cependant la seule
sortie que j’aie faite depuis l’
été dernier) je demande
toujours si tu es là. Mais tu es
venu dans l’après midi. Du
moins c’est ce qu’on me dit.
Je suis ravi de voir comme
ton livre sur la Revue continue
à retentir (et je suis persuadé
que ce n’est qu’un commencement).
J’ai lu 2 fois la Revue Hebdoma-
daire. La 1re fois j’y ai trouvé
une jolie conférence de Beaunier3 et il parlait de
ton livre4. La seconde fois j’y ai trouvé une
conférence, pas jolie du tout, de Deschamps5. Mais
comme il y parlait de toi, je me suis tout d’un
coup senti passer pour lui de l’horreur à la bienveillance,
comme mes parents quand ils apprenaient que quelqu’un
avait dit du bien de moi6. Surtout ne me réponds
pas. Je savais bien que tu devinais bien que je pensais à toi
sans que je t’écrive mais c’est bon à dire aussi de
temps en temps. Seulement je serais désolé que tu perdes une
minute pour me répondre à ce qui n’est pas une
lettre. Quand je te lis c’est comme si tu m’écrivais
puisque tu t’adresses à moi comme aux autres. Et
comme je me figure que je te goûte mieux que
les autres, il me semble que tu me parles davantage
qu’aux autres (je ne sais pas si on dit davantage que).
Adieu et tendrement
Marcel
7J’ai la plus grande admiration pour Bonnard. Mais je
commence à me demander qu’est-ce que c’est que cette
conspiration de
tous à nous annoncer une restauration
de la Religion, et comme voulue par la
Science8. Réellement le
Journal des Débats a toujours l’air de trouver que le
nombre élevé des gens qui
font leurs Pâques vient de la philosophie de
Bergson9. Quel ennui d’etre malade et de
ne pouvoir « tenir une
plume » !
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Cher Robert
Un mot pendant une crise pour te dire que je pense souvent à toi, à ta mère, à ton pauvre frère2, et que chaque fois que je vais au Figaro (ce qui n’arrive plus que bien rarement mais qui est cependant la seule sortie que j’aie faite depuis l’été dernier) je demande toujours si tu es là. Mais tu es venu dans l’après-midi. Du moins c’est ce qu’on me dit. Je suis ravi de voir comme ton livre sur la Revue continue à retentir (et je suis persuadé que ce n’est qu’un commencement). J’ai lu deux fois la Revue Hebdomadaire. La première fois j’y ai trouvé une jolie conférence de Beaunier3 et il parlait de ton livre4. La seconde fois j’y ai trouvé une conférence, pas jolie du tout, de Deschamps5. Mais comme il y parlait de toi, je me suis tout d’un coup senti passer pour lui de l’horreur à la bienveillance, comme mes parents quand ils apprenaient que quelqu’un avait dit du bien de moi6. Surtout ne me réponds pas. Je savais bien que tu devinais bien que je pensais à toi sans que je t’écrive mais c’est bon à dire aussi de temps en temps. Seulement je serais désolé que tu perdes une minute pour me répondre à ce qui n’est pas une lettre. Quand je te lis c’est comme si tu m’écrivais puisque tu t’adresses à moi comme aux autres. Et comme je me figure que je te goûte mieux que les autres, il me semble que tu me parles davantage qu’aux autres (je ne sais pas si on dit davantage que).
Adieu et tendrement,
Marcel
7J’ai la plus grande admiration pour Bonnard. Mais je commence à me demander qu’est-ce que c’est que cette conspiration de tous à nous annoncer une restauration de la Religion, et comme voulue par la Science8. Réellement le Journal des Débats a toujours l’air de trouver que le nombre élevé des gens qui font leurs Pâques vient de la philosophie de Bergson9. Quel ennui d’être malade et de ne pouvoir « tenir une plume » !
Date de la dernière mise à jour : August 13, 2024 17:09