CP 01993 Marcel Proust à Georges de Lauris [peu après le 3 juillet 1909]






1
Mon cher Georges
La mauvaise chance a voulu qu’on
venait de me redemander des pastiches2 quand
vous m’avez
envoyé votre roman3. C’était
pour Samedi je n’avais pas de temps à perdre.
Des travaux commencés à côté
m’ont
rendu si malade qu’il m’a été
impossible de faire mes pastiches
et
maintenant ils sont prêts mais ne pour-
ront plus paraître
avant 15 jours4.
Mais la même souffrance causée
par les
travaux m’empêchait aussi de vous lire.
Enfin je vous ai lu ce soir
seulement et
et trop vite sachant que vous étiez
pressé d’avoir votre manuscrit. Cela
m’a paru très supérieur à ce que j’
avais lu la 1re5 fois. Même ce que j’
ai lu éclairé par le reste a pris son
rang. C’est de tout premier ordre,
nuancé comme psychologie avec une
délicatesse et une sûreté comme on
ne fait plus depuis le XVIIIe siècle et
le commencement du XIXe. C’est ab-
surde de faire un sort à ce nom de
Benjamin Constant, car vous n’avez
certainement choisi son œuvre comme
thème que par hasard et pas pour une
raison profonde6, mais il y a des
hasards qui symbolisent commodément et bien qu’il
soit plus bref et moins délié il me semble que c’est un
peu le roman d’un Benjamin Constant qui aurait appris
à regarder la nature et dont l’âme se serait enrichie
de tous les acquêts, de toutes les complications qui sont venues
depuis et qui ont trouvé dans votre livre une expression d’une
pureté classique, d’une grâce ancienne, d’une certitude infailli-
ble jusque dans la subtilité la plus prolongée. Vous maniez le fil d’
Ariane jusque dans les profondeurs du Labyrinthe comme si vous étiez
au grand jour et teniez en mains des choses moins fragiles. Il y
a des choses qui m’ont paru merveilleuses. Par exemple cette
remarque que les désirs qui nous asserviront plus tard commencent
par nous délivrer7. C’est admirable. Ces silences où un
rayon de soleil reste prisonnier8 m’ont paru bien jolis aussi
L’intelligence de certaines femmes limitées à leur beauté
et le plaisir qui en naît pour leur amant9 est tt à ft
remarquable. Mille choses sur les jambes sont ravissantes, notam-
ment les jambes du XVIIe siècle10. Du reste ce sera
la perle de votre livre les conversations. Voilà enfin des personnages
qui parlent bien et disent de ravissantes choses. La dame qui
a servi de modèle doit y être pour
quelque chose11. Et vous qui êtes un si
joli causeur. Je ne m’arrête pas à
vous dire ce qui est bien, c’est presque
tout. Voici quelques fautes (ou supposées
telles)
Quand on parle pour la 1re fois de Georges
de Lauris à la dame, l’autre dame
dit « faire l’article »12. C’est un
peu commun.
Je ne suis pas fou dans la même conversation
de : Est-il joli garçon, mais cela peut
aller.
Toujours dans la même partie les traits
décochés sur des gens du monde parisien
ne va pas. Gens du monde suffira.13
L’éclatante apparition de la vérité sur elle
n’est pas très bien dit14
La curiosité des fossettes15 est peu clair
et peu français.
C’était en harmonie avec etc16 Le Ce
n’est pas très français.
Elle ne creusa pas cette impression,
pas fameux17.
même vers sa gorge des regards18
ce n’est pas français. Il faut suppri-
mer sur elle-même.
Georges je vous quitte je suis épuisé
de fatigue. Quelle joie pour votre
frère19, quelle belle offrande sur la
tombe de votre mère, xxxxxxx
Votre Marcel
1
Mon cher Georges
La mauvaise chance a voulu qu’on venait de me redemander des pastiches2 quand vous m’avez envoyé votre roman3. C’était pour samedi je n’avais pas de temps à perdre. Des travaux commencés à côté m’ont rendu si malade qu’il m’a été impossible de faire mes pastiches et maintenant ils sont prêts mais ne pourront plus paraître avant quinze jours4. Mais la même souffrance causée par les travaux m’empêchait aussi de vous lire. Enfin je vous ai lu ce soir seulement et trop vite sachant que vous étiez pressé d’avoir votre manuscrit. Cela m’a paru très supérieur à ce que j’ avais lu la première5 fois. Même ce que j’ ai lu éclairé par le reste a pris son rang. C’est de tout premier ordre, nuancé comme psychologie avec une délicatesse et une sûreté comme on ne fait plus depuis le XVIIIe siècle et le commencement du XIXe. C’est absurde de faire un sort à ce nom de Benjamin Constant, car vous n’avez certainement choisi son œuvre comme thème que par hasard et pas pour une raison profonde6, mais il y a des hasards qui symbolisent commodément et bien qu’il soit plus bref et moins délié il me semble que c’est un peu le roman d’un Benjamin Constant qui aurait appris à regarder la nature et dont l’âme se serait enrichie de tous les acquêts, de toutes les complications qui sont venues depuis et qui ont trouvé dans votre livre une expression d’une pureté classique, d’une grâce ancienne, d’une certitude infaillible jusque dans la subtilité la plus prolongée. Vous maniez le fil d’ Ariane jusque dans les profondeurs du Labyrinthe comme si vous étiez au grand jour et teniez en mains des choses moins fragiles. Il y a des choses qui m’ont paru merveilleuses. Par exemple cette remarque que les désirs qui nous asserviront plus tard commencent par nous délivrer7. C’est admirable. Ces silences où un rayon de soleil reste prisonnier8 m’ont paru bien jolis aussi L’intelligence de certaines femmes limitées à leur beauté et le plaisir qui en naît pour leur amant9 est tout à fait remarquable. Mille choses sur les jambes sont ravissantes, notamment les jambes du XVIIe siècle10. Du reste ce sera la perle de votre livre les conversations. Voilà enfin des personnages qui parlent bien et disent de ravissantes choses. La dame qui a servi de modèle doit y être pour quelque chose11. Et vous qui êtes un si joli causeur. Je ne m’arrête pas à vous dire ce qui est bien, c’est presque tout. Voici quelques fautes (ou supposées telles). Quand on parle pour la première fois de Georges de Lauris à la dame, l’autre dame dit « faire l’article »12. C’est un peu commun. Je ne suis pas fou dans la même conversation de : Est-il joli garçon, mais cela peut aller. Toujours dans la même partie les traits décochés sur des gens du monde parisien ne va pas. Gens du monde suffira.13 L’éclatante apparition de la vérité sur elle n’est pas très bien dit14. La curiosité des fossettes15 est peu clair et peu français. C’était en harmonie avec etc.16. Le Ce n’est pas très français. Elle ne creusa pas cette impression, pas fameux17. La dame qui coule sur elle -même vers sa gorge des regards18 ce n’est pas français. Il faut supprimer sur elle-même. Georges je vous quitte je suis épuisé de fatigue. Quelle joie pour votre frère19, quelle belle offrande sur la tombe de votre mère, xxxxxxx
Votre Marcel
Date de la dernière mise à jour : September 12, 2024 16:04






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Mon cher Georges
La mauvaise chance a voulu qu’on
venait de me redemander des pastiches2 quand
vous m’avez
envoyé votre roman3. C’était
pour Samedi je n’avais pas de temps à perdre.
Des travaux commencés à côté
m’ont
rendu si malade qu’il m’a été
impossible de faire mes pastiches
et
maintenant ils sont prêts mais ne pour-
ront plus paraître
avant 15 jours4.
Mais la même souffrance causée
par les
travaux m’empêchait aussi de vous lire.
Enfin je vous ai lu ce soir
seulement et
et trop vite sachant que vous étiez
pressé d’avoir votre manuscrit. Cela
m’a paru très supérieur à ce que j’
avais lu la 1re5 fois. Même ce que j’
ai lu éclairé par le reste a pris son
rang. C’est de tout premier ordre,
nuancé comme psychologie avec une
délicatesse et une sûreté comme on
ne fait plus depuis le XVIIIe siècle et
le commencement du XIXe. C’est ab-
surde de faire un sort à ce nom de
Benjamin Constant, car vous n’avez
certainement choisi son œuvre comme
thème que par hasard et pas pour une
raison profonde6, mais il y a des
hasards qui symbolisent commodément et bien qu’il
soit plus bref et moins délié il me semble que c’est un
peu le roman d’un Benjamin Constant qui aurait appris
à regarder la nature et dont l’âme se serait enrichie
de tous les acquêts, de toutes les complications qui sont venues
depuis et qui ont trouvé dans votre livre une expression d’une
pureté classique, d’une grâce ancienne, d’une certitude infailli-
ble jusque dans la subtilité la plus prolongée. Vous maniez le fil d’
Ariane jusque dans les profondeurs du Labyrinthe comme si vous étiez
au grand jour et teniez en mains des choses moins fragiles. Il y
a des choses qui m’ont paru merveilleuses. Par exemple cette
remarque que les désirs qui nous asserviront plus tard commencent
par nous délivrer7. C’est admirable. Ces silences où un
rayon de soleil reste prisonnier8 m’ont paru bien jolis aussi
L’intelligence de certaines femmes limitées à leur beauté
et le plaisir qui en naît pour leur amant9 est tt à ft
remarquable. Mille choses sur les jambes sont ravissantes, notam-
ment les jambes du XVIIe siècle10. Du reste ce sera
la perle de votre livre les conversations. Voilà enfin des personnages
qui parlent bien et disent de ravissantes choses. La dame qui
a servi de modèle doit y être pour
quelque chose11. Et vous qui êtes un si
joli causeur. Je ne m’arrête pas à
vous dire ce qui est bien, c’est presque
tout. Voici quelques fautes (ou supposées
telles)
Quand on parle pour la 1re fois de Georges
de Lauris à la dame, l’autre dame
dit « faire l’article »12. C’est un
peu commun.
Je ne suis pas fou dans la même conversation
de : Est-il joli garçon, mais cela peut
aller.
Toujours dans la même partie les traits
décochés sur des gens du monde parisien
ne va pas. Gens du monde suffira.13
L’éclatante apparition de la vérité sur elle
n’est pas très bien dit14
La curiosité des fossettes15 est peu clair
et peu français.
C’était en harmonie avec etc16 Le Ce
n’est pas très français.
Elle ne creusa pas cette impression,
pas fameux17.
même vers sa gorge des regards18
ce n’est pas français. Il faut suppri-
mer sur elle-même.
Georges je vous quitte je suis épuisé
de fatigue. Quelle joie pour votre
frère19, quelle belle offrande sur la
tombe de votre mère, xxxxxxx
Votre Marcel
1
Mon cher Georges
La mauvaise chance a voulu qu’on venait de me redemander des pastiches2 quand vous m’avez envoyé votre roman3. C’était pour samedi je n’avais pas de temps à perdre. Des travaux commencés à côté m’ont rendu si malade qu’il m’a été impossible de faire mes pastiches et maintenant ils sont prêts mais ne pourront plus paraître avant quinze jours4. Mais la même souffrance causée par les travaux m’empêchait aussi de vous lire. Enfin je vous ai lu ce soir seulement et trop vite sachant que vous étiez pressé d’avoir votre manuscrit. Cela m’a paru très supérieur à ce que j’ avais lu la première5 fois. Même ce que j’ ai lu éclairé par le reste a pris son rang. C’est de tout premier ordre, nuancé comme psychologie avec une délicatesse et une sûreté comme on ne fait plus depuis le XVIIIe siècle et le commencement du XIXe. C’est absurde de faire un sort à ce nom de Benjamin Constant, car vous n’avez certainement choisi son œuvre comme thème que par hasard et pas pour une raison profonde6, mais il y a des hasards qui symbolisent commodément et bien qu’il soit plus bref et moins délié il me semble que c’est un peu le roman d’un Benjamin Constant qui aurait appris à regarder la nature et dont l’âme se serait enrichie de tous les acquêts, de toutes les complications qui sont venues depuis et qui ont trouvé dans votre livre une expression d’une pureté classique, d’une grâce ancienne, d’une certitude infaillible jusque dans la subtilité la plus prolongée. Vous maniez le fil d’ Ariane jusque dans les profondeurs du Labyrinthe comme si vous étiez au grand jour et teniez en mains des choses moins fragiles. Il y a des choses qui m’ont paru merveilleuses. Par exemple cette remarque que les désirs qui nous asserviront plus tard commencent par nous délivrer7. C’est admirable. Ces silences où un rayon de soleil reste prisonnier8 m’ont paru bien jolis aussi L’intelligence de certaines femmes limitées à leur beauté et le plaisir qui en naît pour leur amant9 est tout à fait remarquable. Mille choses sur les jambes sont ravissantes, notamment les jambes du XVIIe siècle10. Du reste ce sera la perle de votre livre les conversations. Voilà enfin des personnages qui parlent bien et disent de ravissantes choses. La dame qui a servi de modèle doit y être pour quelque chose11. Et vous qui êtes un si joli causeur. Je ne m’arrête pas à vous dire ce qui est bien, c’est presque tout. Voici quelques fautes (ou supposées telles). Quand on parle pour la première fois de Georges de Lauris à la dame, l’autre dame dit « faire l’article »12. C’est un peu commun. Je ne suis pas fou dans la même conversation de : Est-il joli garçon, mais cela peut aller. Toujours dans la même partie les traits décochés sur des gens du monde parisien ne va pas. Gens du monde suffira.13 L’éclatante apparition de la vérité sur elle n’est pas très bien dit14. La curiosité des fossettes15 est peu clair et peu français. C’était en harmonie avec etc.16. Le Ce n’est pas très français. Elle ne creusa pas cette impression, pas fameux17. La dame qui coule sur elle -même vers sa gorge des regards18 ce n’est pas français. Il faut supprimer sur elle-même. Georges je vous quitte je suis épuisé de fatigue. Quelle joie pour votre frère19, quelle belle offrande sur la tombe de votre mère, xxxxxxx
Votre Marcel
Date de la dernière mise à jour : September 12, 2024 16:04