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CP 05882 Marcel Proust à André de Fouquières [le samedi 24 septembre 1910]

Surlignage

Cabourg, Gd Hôtel
jusquʼau 267 ensuite Paris 102 Bd
Haussmann faire suivre

Mon cher André

Si je nʼétais pas si fatigué
je voudrais vous écrire
trente pages de lettre, car
ne pouvant faire la chronique
dont vous parlez, je voudrais
si clairement vous expliquer
pourquoi qu’il ne pourrait pas
rester dans votre esprit l’
ombre d’un doute sur le
sentiment profond que j’ai


2

pour vous et qui souffre si
amèrement de vous en refuser
la première preuve que vous
m’en demandez. [...]
Vous savez que j’ai fait quelques
articles dans le Figaro. J’ai
cessé il y a trois ans parce que
étant malade, je ne pouvais
en faire beaucoup : or si bête
que cela ait l’air à dire de

3

la part d’un inconnu comme moi [...]
il se trouve que des écrivains très
connus, illustres, les uns des maîtres à qui j’
avais de grandes obligations, les autres des amis très
chers, me demandèrent de faire des articles sur eux
parcequ’ils aimaient ma manière d’écrire et [...]
j’ai préféré n’en faire sur personne

4

et cesser absolument de faire des articles. D’
ailleurs ma santé empirait et j’ai commencé
un grand livre, qui est toute ma vie maintenant,
et si Dieu me donne de le finir, alors, délivré
je recommencerai à écrire dans les journaux.
Je ne voulais faire aucune exception. J’en ai faite
une (la 1re) pour Lucien Daudet [...]
j’étais écœuré de la conspiration du silence qu’on fait

5

autour de son admirable
talent. Et puis vous savez
peut’être ce qu’il a été pour
moi pendant quinze ans
[...] Mon seul duel a été
à cause de lui et de notre
amitié calomniée. Et pour le
second (pour un motif tout
différent) c’est son frère qui
était mon témoin. Son père a
été divin pour moi. Aujourd’hui
que je ne vois plus Lucien, que
personne chez lui ne peut plus m’

6

être utile à rien, il m’est doux
de pouvoir lui faire cette gentillesse
[...]. Cet article était fait
depuis le commencement de juillet
[...] Je l’avais envoyé à Intran-
sigeant
non seulement parceque
le Figaro a été infect pour moi
en refusant après un an d’attente
de publier la 1re partie de mon
roman (ceci entre nous)
(roman dédié à Calmette !)

7

(mais pour Calmette aussi je suis heureux de lui
donner ce témoignage de reconnaissance), mais
aussi parceque un article dans Intransigeant
[...] risquait moins d’être vu par ces maîtres que
je ne veux pas froisser en manquant à ma
promesse de silence tant que je n’aurai pas

8

parlé d’eux. [...]
je suis doublement malheureux d’avoir l’air
d’attacher une importance à ma malheureuse
prose en vous en parlant si longuement alors que
[...] c’est plustôt par gentillesse pour moi et

9

pour me flatter que vous me
le demandez. Mais j’aime
mieux vous paraître faire des
embarras [...] que de vous laisser
supposer que c’est par manque
d’amitié et de dévouement que
je vous dis que je ne peux pas.
C’est une impossibilité
morale. [...] si vous
n’avez sous la main personne
au Figaro, à condition de ne

10

pas signer l’article de
mon nom (c’est d’ailleurs
de cette façon que j’ai
parlé de livres), [...]
je suis prêt à faire
la chronique. [...]
Si vous vous arrêtez à cette
combinaison il faut que vous écriviez
à Calmette, car depuis qu’il m’a
fait cela pour ce roman je ne

11

peux pas le 1er, lui offrir de la prose qu’il ne
me demande pas. S’il me le demande je peux
envoyer un article non signé (signé d’un
pseudonyme). [...]

12

[...] vous m’aviez
promis cet été de m’écrire pour me dire
un petit souvenir qui vous ferait plaisir.


13

[...] ce sera
pour moi une consolation
sentimentale, car dans cet
objet je mettrai tout mon
cœur. [...] au moment de
vous quitter je songe que je ne
vous ai même pas [...]

14

remercié [...]
pour
M. de Vogüe. Je ne pourrai
pas le voir parceque je me
suis levé une seule fois en 2
mois et ½ hors de l’hôtel
et que je suis trop abattu
pour faire des connaissances.
[...]

15

Mais
peut’être ne part-il que Samedi ou

16

Dimanche, je crois que sa femme va mieux et
est en état de sortir.

Adieu cher André merci
encore de tout mon cœur et tout à vous

Marcel Proust

Si vous ne me dites pas la chose qui vous ferait
plaisir je conclurai que vous êtes fâché et je
serai bien malheureux.

Surlignage

Cabourg, Grand Hôtel jusquʼau 27, ensuite Paris 102 boulevard Haussmann faire suivre

Mon cher André

Si je nʼétais pas si fatigué je voudrais vous écrire trente pages de lettre, car ne pouvant faire la chronique dont vous parlez, je voudrais si clairement vous expliquer pourquoi qu’il ne pourrait pas rester dans votre esprit l’ombre d’un doute sur le sentiment profond que j’ai pour vous et qui souffre si amèrement de vous en refuser la première preuve que vous m’en demandez. [...] Vous savez que j’ai fait quelques articles dans Le Figaro. J’ai cessé il y a trois ans parce que étant malade, je ne pouvais en faire beaucoup : or si bête que cela ait l’air à dire de la part d’un inconnu comme moi [...] il se trouve que des écrivains très connus, illustres, les uns des maîtres à qui j’avais de grandes obligations, les autres des amis très chers, me demandèrent de faire des articles sur eux parce quʼils aimaient ma manière d’écrire et [...] j’ai préféré n’en faire sur personne et cesser absolument de faire des articles. D’ailleurs ma santé empirait et j’ai commencé un grand livre, qui est toute ma vie maintenant, et si Dieu me donne de le finir, alors, délivré je recommencerai à écrire dans les journaux. Je ne voulais faire aucune exception. J’en ai fait une (la première) pour Lucien Daudet [...] j’étais écœuré de la conspiration du silence qu’on fait autour de son admirable talent. Et puis vous savez peut-être ce qu’il a été pour moi pendant quinze ans [...] Mon seul duel a été à cause de lui et de notre amitié calomniée. Et pour le second (pour un motif tout différent) c’est son frère qui était mon témoin. Son père a été divin pour moi. Aujourd’hui que je ne vois plus Lucien, que personne chez lui ne peut plus m’être utile à rien, il m’est doux de pouvoir lui faire cette gentillesse [...]. Cet article était fait depuis le commencement de juillet [...] Je l’avais envoyé à Intransigeant non seulement parce que Le Figaro a été infect pour moi en refusant après un an d’attente de publier la première partie de mon roman (ceci entre nous) (roman dédié à Calmette !) (mais pour Calmette aussi je suis heureux de lui donner ce témoignage de reconnaissance), mais aussi parce quʼun article dans Intransigeant [...] risquait moins d’être vu par ces maîtres que je ne veux pas froisser en manquant à ma promesse de silence tant que je n’aurai pas parlé d’eux. [...] je suis doublement malheureux d’avoir l’air d’attacher une importance à ma malheureuse prose en vous en parlant si longuement alors que [...] c’est plutôt par gentillesse pour moi et pour me flatter que vous me le demandez. Mais j’aime mieux vous paraître faire des embarras [...] que de vous laisser supposer que c’est par manque d’amitié et de dévouement que je vous dis que je ne peux pas. C’est une impossibilité morale. [...] si vous n’avez sous la main personne au Figaro, à condition de ne pas signer l’article de mon nom (c’est d’ailleurs de cette façon que j’ai parlé de livres), [...] je suis prêt à faire la chronique. [...] Si vous vous arrêtez à cette combinaison il faut que vous écriviez à Calmette, car depuis qu’il m’a fait cela pour ce roman je ne peux pas le premier, lui offrir de la prose qu’il ne me demande pas. S’il me le demande je peux envoyer un article non signé (signé d’un pseudonyme). [...]

[...] vous m’aviez promis cet été de m’écrire pour me dire un petit souvenir qui vous ferait plaisir. [...] ce sera pour moi une consolation sentimentale, car dans cet objet je mettrai tout mon cœur. [...] au moment de vous quitter je songe que je ne vous ai même pas [...] remercié [...] pour M. de Vogüé. Je ne pourrai pas le voir parce que je me suis levé une seule fois en deux mois et demi hors de l’hôtel et que je suis trop abattu pour faire des connaissances. [...] Mais peut-être ne part-il que samedi ou dimanche, je crois que sa femme va mieux et est en état de sortir.

Adieu cher André merci encore de tout mon cœur et tout à vous

Marcel Proust

Si vous ne me dites pas la chose qui vous ferait plaisir je conclurai que vous êtes fâché et je serai bien malheureux.

Note n°1
Cette lettre correspond à lʼenveloppe adressée à André de Fouquières [le samedi 24 septembre 1910] (CP 90045). Les cachets postaux dʼenvoi de Cabourg portent la date du 24 [0]9 10, et lʼheure de départ de 21 heures. Proust a donc dû écrire sa lettre dans la journée et la faire poster le soir même. [FL]
Note n°2
André de Fouquières avait sans doute sollicité Proust pour qu’il fît un compte rendu de son livre De l’art, de l’élégance, de la charité... qui venait de paraître (de Boccard, 1910). À la date de cette demande, le livre avait déjà fait l’objet dans Le Figaro d’un bref article en une de Georges Davenay le 1er septembre, et de quelques lignes dans le feuilleton « Petite Chronique des Lettres » de Philippe-Emmanuel Glaser (1874-1930) le 23 septembre, soit la veille de la présente réponse de Proust. C’est finalement Marcel Prévost qui consacrera un long article de tête du Figaro du 2 octobre 1910, sur deux colonnes, sous le titre « Nos élégants », au livre de Fouquières, en en faisant le prétexte d’une réflexion sur l’élégance masculine moderne. [BM]
Note n°3
Le catalogue de vente ne fournissant que des extraits du texte de la lettre, nous respectons ces lacunes lorsque nous ne pouvons pas les compléter à partir des fac-similés de lʼoriginal partiellement reproduits. [FL]
Note n°4
Proust a publié dans Le Figaro en 1907 plusieurs articles sur des sujets dʼactualité (et notamment des recensions dʼouvrages, comme son article sur Les Éblouissements dʼAnna de Noailles), puis des pastiches en 1908, le dernier pastiche étant publié en mars 1909. Il nʼest donc pas tout à fait exact de dire quʼil a cessé dʼécrire dans la presse trois ans avant la date de cette lettre, à moins quʼil ne prenne ici en considération que les comptes rendus dʼouvrages. [FL]
Note n°5
Il s’agit de l’article sur Le Prince des Cravates, recueil de nouvelles de Lucien Daudet. Cet article venait de paraître, dans L’Intransigeant du 21 septembre, p. 2, à la rubrique « Autour d’un livre » (Essais, p. 352). [BM]
Note n°6
Proust se battit en effet en duel au pistolet le 6 février 1897 avec Jean Lorrain qui, dans un compte rendu où il éreintait Les Plaisirs et les Jours, avait insinué que Proust entretenait une liaison avec Lucien Daudet. [FL, BM]
Note n°7
À notre connaissance, un tel duel n’a jamais eu lieu. Mais Léon Daudet a relaté comment, un soir chez Larue, Proust « prit ombrage » d’un propos entendu : « […] entrant au restaurant, Marcel crut entendre un vieux et élégant diplomate, M. de Lagrenée, murmurer à son endroit une phrase désobligeante. Il vint me trouver : “Monsieur, je ne puis pas supporter cela. Je déteste les histoires, néanmoins je vous serais très reconnaissant, monsieur, de demander à M. de Lagrenée s’il a eu l’intention de m’offenser et, s’il ne l’a pas eue, de me faire des excuses”. Robert de Flers, homme plein de talent, de tact et de nuances, me fut adjoint, pour cette mission. Nous étions fort ennuyés, car l’offenseur, ou supposé tel, bien qu’assez âgé, était de première force à l’épée et au pistolet et Marcel n’a rien d’un spadassin. Mais tout se passa le mieux du monde : “Messieurs, nous dit M. de Lagrenée, je vous déclare, sur l’honneur, que je n’ai jamais eu la moindre intention d’offenser M. Proust que, d’ailleurs, je ne connais pas. J’ajoute qu’il ne me déplaît pas du tout qu’un jeune homme ait la tête près du bonnet et que cette susceptibilité me le rend sympathique”. » (Léon Daudet, Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux, Nouvelle Librairie nationale, 1920, p. 639-640). C’est à cet épisode que Proust doit faire allusion ici, non sans exagération. [NM]
Note n°8génétique
Comme souvent, Proust rend compte des faits de manière biaisée. Il avait envoyé au début de décembre 1909 au Figaro non pas la totalité de « Combray », mais le début (probablement les 124 premières pages : voir la signature « Marcel Proust » après la clausule sur lʼéglise de Combray, dans le Reliquat dactylographique, f. 185r), et il lʼavait adressé à André Beaunier, directeur littéraire, et non à Calmette lui-même. La publication en feuilleton étant sans cesse ajournée, il avait fini par comprendre, en avril 1910, que Calmette, froissé, ne le publierait pas (CP 02092 ; Kolb, X, n° 35), malgré la promesse formelle faite à Cabourg pendant lʼété de 1909 (CP 02016 ; Kolb, IX, n° 91). Proust avait donc fini par aller rechercher son tapuscrit au Figaro le 11 juillet 1910, où Calmette le lui rendit avec froideur (voir les deux lettres de Proust à Lauris du [mercredi 13 juillet 1910] : CP 02122 et CP 02124 ; Kolb, X, n° 65, et XVI, n° 204). Ainsi, outre que Calmette nʼavait pas gardé une année entière le manuscrit avant de le refuser, Proust « oublie » quʼil est le principal responsable de sa mise à lʼécart, du fait de la « gaffe » quʼil avait commise vis-à-vis du directeur du Figaro. [FL]
Note n°9
Voir par exemple à ce sujet la lettre à Auguste Marguillier écrite [vers janvier 1907] (CP 01560 ; Kolb, VII, n° 7), où Proust insiste en effet pour que son compte rendu de lʼouvrage de Gabriel Mourey sur Gainsborough ne soit signé que de ses initiales. [FL]
Note n°10
La présence du comte Charles de Vogüé est attestée à Cabourg en septembre 1910 : arrivé le 30 août, il est rentré à Paris le 30 septembre. Sa présence est aussi signalée au meeting aérien de la Baie de Seine à Trouville le 2 septembre. Il était le petit-cousin du marquis Charles Jean Melchior de Vogüé (1829-1916), académicien. [BM]
Note n°11
Proust rédigeant sa lettre le samedi 24 septembre dans lʼaprès-midi ou au début de la soirée (le cachet postal dʼenvoi de lʼenveloppe indique 21 heures), et lʼenvoyant à Fouquières à Biarritz, il doit désigner le samedi suivant, donc le 1er octobre 1909, ou le dimanche 2 – sans quoi il dirait « aujourdʼhui ou demain », et de toute façon il serait impossible pour lui dʼorganiser une éventuelle rencontre le jour même, puisquʼil se dit trop fatigué. [FL]


Mots-clefs :cadeaupressevie littéraire
Date de mise en ligne : September 23, 2024 02:36
Date de la dernière mise à jour : September 23, 2024 02:36
Surlignage

Cabourg, Gd Hôtel
jusquʼau 267 ensuite Paris 102 Bd
Haussmann faire suivre

Mon cher André

Si je nʼétais pas si fatigué
je voudrais vous écrire
trente pages de lettre, car
ne pouvant faire la chronique
dont vous parlez, je voudrais
si clairement vous expliquer
pourquoi qu’il ne pourrait pas
rester dans votre esprit l’
ombre d’un doute sur le
sentiment profond que j’ai


2

pour vous et qui souffre si
amèrement de vous en refuser
la première preuve que vous
m’en demandez. [...]
Vous savez que j’ai fait quelques
articles dans le Figaro. J’ai
cessé il y a trois ans parce que
étant malade, je ne pouvais
en faire beaucoup : or si bête
que cela ait l’air à dire de

3

la part d’un inconnu comme moi [...]
il se trouve que des écrivains très
connus, illustres, les uns des maîtres à qui j’
avais de grandes obligations, les autres des amis très
chers, me demandèrent de faire des articles sur eux
parcequ’ils aimaient ma manière d’écrire et [...]
j’ai préféré n’en faire sur personne

4

et cesser absolument de faire des articles. D’
ailleurs ma santé empirait et j’ai commencé
un grand livre, qui est toute ma vie maintenant,
et si Dieu me donne de le finir, alors, délivré
je recommencerai à écrire dans les journaux.
Je ne voulais faire aucune exception. J’en ai faite
une (la 1re) pour Lucien Daudet [...]
j’étais écœuré de la conspiration du silence qu’on fait

5

autour de son admirable
talent. Et puis vous savez
peut’être ce qu’il a été pour
moi pendant quinze ans
[...] Mon seul duel a été
à cause de lui et de notre
amitié calomniée. Et pour le
second (pour un motif tout
différent) c’est son frère qui
était mon témoin. Son père a
été divin pour moi. Aujourd’hui
que je ne vois plus Lucien, que
personne chez lui ne peut plus m’

6

être utile à rien, il m’est doux
de pouvoir lui faire cette gentillesse
[...]. Cet article était fait
depuis le commencement de juillet
[...] Je l’avais envoyé à Intran-
sigeant
non seulement parceque
le Figaro a été infect pour moi
en refusant après un an d’attente
de publier la 1re partie de mon
roman (ceci entre nous)
(roman dédié à Calmette !)

7

(mais pour Calmette aussi je suis heureux de lui
donner ce témoignage de reconnaissance), mais
aussi parceque un article dans Intransigeant
[...] risquait moins d’être vu par ces maîtres que
je ne veux pas froisser en manquant à ma
promesse de silence tant que je n’aurai pas

8

parlé d’eux. [...]
je suis doublement malheureux d’avoir l’air
d’attacher une importance à ma malheureuse
prose en vous en parlant si longuement alors que
[...] c’est plustôt par gentillesse pour moi et

9

pour me flatter que vous me
le demandez. Mais j’aime
mieux vous paraître faire des
embarras [...] que de vous laisser
supposer que c’est par manque
d’amitié et de dévouement que
je vous dis que je ne peux pas.
C’est une impossibilité
morale. [...] si vous
n’avez sous la main personne
au Figaro, à condition de ne

10

pas signer l’article de
mon nom (c’est d’ailleurs
de cette façon que j’ai
parlé de livres), [...]
je suis prêt à faire
la chronique. [...]
Si vous vous arrêtez à cette
combinaison il faut que vous écriviez
à Calmette, car depuis qu’il m’a
fait cela pour ce roman je ne

11

peux pas le 1er, lui offrir de la prose qu’il ne
me demande pas. S’il me le demande je peux
envoyer un article non signé (signé d’un
pseudonyme). [...]

12

[...] vous m’aviez
promis cet été de m’écrire pour me dire
un petit souvenir qui vous ferait plaisir.


13

[...] ce sera
pour moi une consolation
sentimentale, car dans cet
objet je mettrai tout mon
cœur. [...] au moment de
vous quitter je songe que je ne
vous ai même pas [...]

14

remercié [...]
pour
M. de Vogüe. Je ne pourrai
pas le voir parceque je me
suis levé une seule fois en 2
mois et ½ hors de l’hôtel
et que je suis trop abattu
pour faire des connaissances.
[...]

15

Mais
peut’être ne part-il que Samedi ou

16

Dimanche, je crois que sa femme va mieux et
est en état de sortir.

Adieu cher André merci
encore de tout mon cœur et tout à vous

Marcel Proust

Si vous ne me dites pas la chose qui vous ferait
plaisir je conclurai que vous êtes fâché et je
serai bien malheureux.

Surlignage

Cabourg, Grand Hôtel jusquʼau 27, ensuite Paris 102 boulevard Haussmann faire suivre

Mon cher André

Si je nʼétais pas si fatigué je voudrais vous écrire trente pages de lettre, car ne pouvant faire la chronique dont vous parlez, je voudrais si clairement vous expliquer pourquoi qu’il ne pourrait pas rester dans votre esprit l’ombre d’un doute sur le sentiment profond que j’ai pour vous et qui souffre si amèrement de vous en refuser la première preuve que vous m’en demandez. [...] Vous savez que j’ai fait quelques articles dans Le Figaro. J’ai cessé il y a trois ans parce que étant malade, je ne pouvais en faire beaucoup : or si bête que cela ait l’air à dire de la part d’un inconnu comme moi [...] il se trouve que des écrivains très connus, illustres, les uns des maîtres à qui j’avais de grandes obligations, les autres des amis très chers, me demandèrent de faire des articles sur eux parce quʼils aimaient ma manière d’écrire et [...] j’ai préféré n’en faire sur personne et cesser absolument de faire des articles. D’ailleurs ma santé empirait et j’ai commencé un grand livre, qui est toute ma vie maintenant, et si Dieu me donne de le finir, alors, délivré je recommencerai à écrire dans les journaux. Je ne voulais faire aucune exception. J’en ai fait une (la première) pour Lucien Daudet [...] j’étais écœuré de la conspiration du silence qu’on fait autour de son admirable talent. Et puis vous savez peut-être ce qu’il a été pour moi pendant quinze ans [...] Mon seul duel a été à cause de lui et de notre amitié calomniée. Et pour le second (pour un motif tout différent) c’est son frère qui était mon témoin. Son père a été divin pour moi. Aujourd’hui que je ne vois plus Lucien, que personne chez lui ne peut plus m’être utile à rien, il m’est doux de pouvoir lui faire cette gentillesse [...]. Cet article était fait depuis le commencement de juillet [...] Je l’avais envoyé à Intransigeant non seulement parce que Le Figaro a été infect pour moi en refusant après un an d’attente de publier la première partie de mon roman (ceci entre nous) (roman dédié à Calmette !) (mais pour Calmette aussi je suis heureux de lui donner ce témoignage de reconnaissance), mais aussi parce quʼun article dans Intransigeant [...] risquait moins d’être vu par ces maîtres que je ne veux pas froisser en manquant à ma promesse de silence tant que je n’aurai pas parlé d’eux. [...] je suis doublement malheureux d’avoir l’air d’attacher une importance à ma malheureuse prose en vous en parlant si longuement alors que [...] c’est plutôt par gentillesse pour moi et pour me flatter que vous me le demandez. Mais j’aime mieux vous paraître faire des embarras [...] que de vous laisser supposer que c’est par manque d’amitié et de dévouement que je vous dis que je ne peux pas. C’est une impossibilité morale. [...] si vous n’avez sous la main personne au Figaro, à condition de ne pas signer l’article de mon nom (c’est d’ailleurs de cette façon que j’ai parlé de livres), [...] je suis prêt à faire la chronique. [...] Si vous vous arrêtez à cette combinaison il faut que vous écriviez à Calmette, car depuis qu’il m’a fait cela pour ce roman je ne peux pas le premier, lui offrir de la prose qu’il ne me demande pas. S’il me le demande je peux envoyer un article non signé (signé d’un pseudonyme). [...]

[...] vous m’aviez promis cet été de m’écrire pour me dire un petit souvenir qui vous ferait plaisir. [...] ce sera pour moi une consolation sentimentale, car dans cet objet je mettrai tout mon cœur. [...] au moment de vous quitter je songe que je ne vous ai même pas [...] remercié [...] pour M. de Vogüé. Je ne pourrai pas le voir parce que je me suis levé une seule fois en deux mois et demi hors de l’hôtel et que je suis trop abattu pour faire des connaissances. [...] Mais peut-être ne part-il que samedi ou dimanche, je crois que sa femme va mieux et est en état de sortir.

Adieu cher André merci encore de tout mon cœur et tout à vous

Marcel Proust

Si vous ne me dites pas la chose qui vous ferait plaisir je conclurai que vous êtes fâché et je serai bien malheureux.

Note n°1
Cette lettre correspond à lʼenveloppe adressée à André de Fouquières [le samedi 24 septembre 1910] (CP 90045). Les cachets postaux dʼenvoi de Cabourg portent la date du 24 [0]9 10, et lʼheure de départ de 21 heures. Proust a donc dû écrire sa lettre dans la journée et la faire poster le soir même. [FL]
Note n°2
André de Fouquières avait sans doute sollicité Proust pour qu’il fît un compte rendu de son livre De l’art, de l’élégance, de la charité... qui venait de paraître (de Boccard, 1910). À la date de cette demande, le livre avait déjà fait l’objet dans Le Figaro d’un bref article en une de Georges Davenay le 1er septembre, et de quelques lignes dans le feuilleton « Petite Chronique des Lettres » de Philippe-Emmanuel Glaser (1874-1930) le 23 septembre, soit la veille de la présente réponse de Proust. C’est finalement Marcel Prévost qui consacrera un long article de tête du Figaro du 2 octobre 1910, sur deux colonnes, sous le titre « Nos élégants », au livre de Fouquières, en en faisant le prétexte d’une réflexion sur l’élégance masculine moderne. [BM]
Note n°3
Le catalogue de vente ne fournissant que des extraits du texte de la lettre, nous respectons ces lacunes lorsque nous ne pouvons pas les compléter à partir des fac-similés de lʼoriginal partiellement reproduits. [FL]
Note n°4
Proust a publié dans Le Figaro en 1907 plusieurs articles sur des sujets dʼactualité (et notamment des recensions dʼouvrages, comme son article sur Les Éblouissements dʼAnna de Noailles), puis des pastiches en 1908, le dernier pastiche étant publié en mars 1909. Il nʼest donc pas tout à fait exact de dire quʼil a cessé dʼécrire dans la presse trois ans avant la date de cette lettre, à moins quʼil ne prenne ici en considération que les comptes rendus dʼouvrages. [FL]
Note n°5
Il s’agit de l’article sur Le Prince des Cravates, recueil de nouvelles de Lucien Daudet. Cet article venait de paraître, dans L’Intransigeant du 21 septembre, p. 2, à la rubrique « Autour d’un livre » (Essais, p. 352). [BM]
Note n°6
Proust se battit en effet en duel au pistolet le 6 février 1897 avec Jean Lorrain qui, dans un compte rendu où il éreintait Les Plaisirs et les Jours, avait insinué que Proust entretenait une liaison avec Lucien Daudet. [FL, BM]
Note n°7
À notre connaissance, un tel duel n’a jamais eu lieu. Mais Léon Daudet a relaté comment, un soir chez Larue, Proust « prit ombrage » d’un propos entendu : « […] entrant au restaurant, Marcel crut entendre un vieux et élégant diplomate, M. de Lagrenée, murmurer à son endroit une phrase désobligeante. Il vint me trouver : “Monsieur, je ne puis pas supporter cela. Je déteste les histoires, néanmoins je vous serais très reconnaissant, monsieur, de demander à M. de Lagrenée s’il a eu l’intention de m’offenser et, s’il ne l’a pas eue, de me faire des excuses”. Robert de Flers, homme plein de talent, de tact et de nuances, me fut adjoint, pour cette mission. Nous étions fort ennuyés, car l’offenseur, ou supposé tel, bien qu’assez âgé, était de première force à l’épée et au pistolet et Marcel n’a rien d’un spadassin. Mais tout se passa le mieux du monde : “Messieurs, nous dit M. de Lagrenée, je vous déclare, sur l’honneur, que je n’ai jamais eu la moindre intention d’offenser M. Proust que, d’ailleurs, je ne connais pas. J’ajoute qu’il ne me déplaît pas du tout qu’un jeune homme ait la tête près du bonnet et que cette susceptibilité me le rend sympathique”. » (Léon Daudet, Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux, Nouvelle Librairie nationale, 1920, p. 639-640). C’est à cet épisode que Proust doit faire allusion ici, non sans exagération. [NM]
Note n°8génétique
Comme souvent, Proust rend compte des faits de manière biaisée. Il avait envoyé au début de décembre 1909 au Figaro non pas la totalité de « Combray », mais le début (probablement les 124 premières pages : voir la signature « Marcel Proust » après la clausule sur lʼéglise de Combray, dans le Reliquat dactylographique, f. 185r), et il lʼavait adressé à André Beaunier, directeur littéraire, et non à Calmette lui-même. La publication en feuilleton étant sans cesse ajournée, il avait fini par comprendre, en avril 1910, que Calmette, froissé, ne le publierait pas (CP 02092 ; Kolb, X, n° 35), malgré la promesse formelle faite à Cabourg pendant lʼété de 1909 (CP 02016 ; Kolb, IX, n° 91). Proust avait donc fini par aller rechercher son tapuscrit au Figaro le 11 juillet 1910, où Calmette le lui rendit avec froideur (voir les deux lettres de Proust à Lauris du [mercredi 13 juillet 1910] : CP 02122 et CP 02124 ; Kolb, X, n° 65, et XVI, n° 204). Ainsi, outre que Calmette nʼavait pas gardé une année entière le manuscrit avant de le refuser, Proust « oublie » quʼil est le principal responsable de sa mise à lʼécart, du fait de la « gaffe » quʼil avait commise vis-à-vis du directeur du Figaro. [FL]
Note n°9
Voir par exemple à ce sujet la lettre à Auguste Marguillier écrite [vers janvier 1907] (CP 01560 ; Kolb, VII, n° 7), où Proust insiste en effet pour que son compte rendu de lʼouvrage de Gabriel Mourey sur Gainsborough ne soit signé que de ses initiales. [FL]
Note n°10
La présence du comte Charles de Vogüé est attestée à Cabourg en septembre 1910 : arrivé le 30 août, il est rentré à Paris le 30 septembre. Sa présence est aussi signalée au meeting aérien de la Baie de Seine à Trouville le 2 septembre. Il était le petit-cousin du marquis Charles Jean Melchior de Vogüé (1829-1916), académicien. [BM]
Note n°11
Proust rédigeant sa lettre le samedi 24 septembre dans lʼaprès-midi ou au début de la soirée (le cachet postal dʼenvoi de lʼenveloppe indique 21 heures), et lʼenvoyant à Fouquières à Biarritz, il doit désigner le samedi suivant, donc le 1er octobre 1909, ou le dimanche 2 – sans quoi il dirait « aujourdʼhui ou demain », et de toute façon il serait impossible pour lui dʼorganiser une éventuelle rencontre le jour même, puisquʼil se dit trop fatigué. [FL]


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Date de mise en ligne : September 23, 2024 02:36
Date de la dernière mise à jour : September 23, 2024 02:36
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