CP 05882 Marcel Proust à André de Fouquières [le samedi 24 septembre 1910]
















Cabourg, Gd Hôtel
jusquʼau 267 ensuite Paris 102 Bd
Haussmann faire suivre1
Mon cher André
Si je nʼétais pas si fatigué
je voudrais vous écrire
trente pages de lettre, car
ne pouvant faire la chronique
dont vous
parlez2, je voudrais
si clairement
vous expliquer
pourquoi qu’il ne pourrait pas
rester dans votre esprit
l’
ombre d’un doute sur le
sentiment profond que j’ai
2
pour vous et qui souffre siamèrement de vous en refuser
la première preuve que vous
m’en demandez. [...]3
Vous savez que j’ai fait quelques
articles dans le Figaro. J’ai
cessé il y a trois ans4 parce que
étant malade, je ne pouvais
en faire beaucoup : or si bête
que cela ait l’air à dire de
3
la part d’un inconnu comme moi [...]il se trouve que des écrivains très
connus, illustres, les uns des maîtres à qui j’
avais de grandes obligations, les autres des amis très
chers, me demandèrent de faire des articles sur eux
parcequ’ils aimaient ma manière d’écrire et [...]
j’ai préféré n’en faire sur personne
4
et cesser absolument de faire des articles. D’ailleurs ma santé empirait et j’ai commencé
un grand livre, qui est toute ma vie maintenant,
et si Dieu me donne de le finir, alors, délivré
je recommencerai à écrire dans les journaux.
Je ne voulais faire aucune exception. J’en ai faite
une (la 1re) pour Lucien Daudet5 [...]
j’étais écœuré de la conspiration du silence qu’on fait
5
autour de son admirabletalent. Et puis vous savez
peut’être ce qu’il a été pour
moi pendant quinze ans
[...] Mon seul duel a été
à cause de lui et de notre
amitié calomniée6. Et pour le
second (pour un motif tout
différent) c’est son frère qui
était mon témoin7. Son père a
été divin pour moi. Aujourd’hui
que je ne vois plus Lucien, que
personne chez lui ne peut plus m’
6
être utile à rien, il m’est douxde pouvoir lui faire cette gentillesse
[...]. Cet article était fait
depuis le commencement de juillet
[...] Je l’avais envoyé à lʼIntran-
sigeant non seulement parceque
le Figaro a été infect pour moi
en refusant après un an d’attente
de publier la 1re partie de mon
roman8 (ceci entre nous)
(roman dédié à Calmette !)
7
(mais pour Calmette aussi je suis heureux de luidonner ce témoignage de reconnaissance), mais
aussi parceque un article dans lʼIntransigeant
[...] risquait moins d’être vu par ces maîtres que
je ne veux pas froisser en manquant à ma
promesse de silence tant que je n’aurai pas
8
parlé d’eux. [...]je suis doublement malheureux d’avoir l’air
d’attacher une importance à ma malheureuse
prose en vous en parlant si longuement alors que
[...] c’est plustôt par gentillesse pour moi et
9
pour me flatter que vous mele demandez. Mais j’aime
mieux vous paraître faire des
embarras [...] que de vous laisser
supposer que c’est par manque
d’amitié et de dévouement que
je vous dis que je ne peux pas.
C’est une impossibilité
morale. [...] si vous
n’avez sous la main personne
au Figaro, à condition de ne
10
pas signer l’article demon nom (c’est d’ailleurs
de cette façon que j’ai
parlé de livres9), [...]
je suis prêt à faire
la chronique. [...]
Si vous vous arrêtez à cette
combinaison il faut que vous écriviez
à Calmette, car depuis qu’il m’a
fait cela pour ce roman je ne
11
peux pas le 1er, lui offrir de la prose qu’il neme demande pas. S’il me le demande je peux
envoyer un article non signé (signé d’un
pseudonyme). [...]
12
[...] vous m’aviez
promis cet été de m’écrire pour me dire
un petit
souvenir qui vous ferait plaisir.
13
[...] ce serapour moi une consolation
sentimentale, car dans cet
objet je mettrai tout mon
cœur. [...] au moment de
vous quitter je songe que je ne
vous ai même pas [...]
14
remercié [...]pour
M. de Vogüe. Je ne pourrai
pas le voir parceque je me
suis levé une seule fois en 2
mois et ½ hors de l’hôtel
et que je suis trop abattu
pour faire des connaissances10.
[...]
15
Maispeut’être ne part-il que Samedi ou
16
Dimanche11, je crois que sa femme va mieux etest en état de sortir.
Adieu cher André merci
encore
de tout mon cœur et tout à vous
Marcel Proust
Si vous ne me dites pas la chose qui vous ferait
plaisir je conclurai que
vous êtes fâché et je
serai bien malheureux.
Cabourg, Grand Hôtel jusquʼau 27, ensuite Paris 102 boulevard Haussmann faire suivre1
Mon cher André
Si je nʼétais pas si fatigué je voudrais vous écrire trente pages de lettre, car ne pouvant faire la chronique dont vous parlez2, je voudrais si clairement vous expliquer pourquoi qu’il ne pourrait pas rester dans votre esprit l’ombre d’un doute sur le sentiment profond que j’ai pour vous et qui souffre si amèrement de vous en refuser la première preuve que vous m’en demandez. [...]3 Vous savez que j’ai fait quelques articles dans Le Figaro. J’ai cessé il y a trois ans4 parce que étant malade, je ne pouvais en faire beaucoup : or si bête que cela ait l’air à dire de la part d’un inconnu comme moi [...] il se trouve que des écrivains très connus, illustres, les uns des maîtres à qui j’avais de grandes obligations, les autres des amis très chers, me demandèrent de faire des articles sur eux parce quʼils aimaient ma manière d’écrire et [...] j’ai préféré n’en faire sur personne et cesser absolument de faire des articles. D’ailleurs ma santé empirait et j’ai commencé un grand livre, qui est toute ma vie maintenant, et si Dieu me donne de le finir, alors, délivré je recommencerai à écrire dans les journaux. Je ne voulais faire aucune exception. J’en ai fait une (la première) pour Lucien Daudet5 [...] j’étais écœuré de la conspiration du silence qu’on fait autour de son admirable talent. Et puis vous savez peut-être ce qu’il a été pour moi pendant quinze ans [...] Mon seul duel a été à cause de lui et de notre amitié calomniée6. Et pour le second (pour un motif tout différent) c’est son frère qui était mon témoin7. Son père a été divin pour moi. Aujourd’hui que je ne vois plus Lucien, que personne chez lui ne peut plus m’être utile à rien, il m’est doux de pouvoir lui faire cette gentillesse [...]. Cet article était fait depuis le commencement de juillet [...] Je l’avais envoyé à LʼIntransigeant non seulement parce que Le Figaro a été infect pour moi en refusant après un an d’attente de publier la première partie de mon roman8 (ceci entre nous) (roman dédié à Calmette !) (mais pour Calmette aussi je suis heureux de lui donner ce témoignage de reconnaissance), mais aussi parce quʼun article dans LʼIntransigeant [...] risquait moins d’être vu par ces maîtres que je ne veux pas froisser en manquant à ma promesse de silence tant que je n’aurai pas parlé d’eux. [...] je suis doublement malheureux d’avoir l’air d’attacher une importance à ma malheureuse prose en vous en parlant si longuement alors que [...] c’est plutôt par gentillesse pour moi et pour me flatter que vous me le demandez. Mais j’aime mieux vous paraître faire des embarras [...] que de vous laisser supposer que c’est par manque d’amitié et de dévouement que je vous dis que je ne peux pas. C’est une impossibilité morale. [...] si vous n’avez sous la main personne au Figaro, à condition de ne pas signer l’article de mon nom (c’est d’ailleurs de cette façon que j’ai parlé de livres9), [...] je suis prêt à faire la chronique. [...] Si vous vous arrêtez à cette combinaison il faut que vous écriviez à Calmette, car depuis qu’il m’a fait cela pour ce roman je ne peux pas le premier, lui offrir de la prose qu’il ne me demande pas. S’il me le demande je peux envoyer un article non signé (signé d’un pseudonyme). [...]
[...] vous m’aviez promis cet été de m’écrire pour me dire un petit souvenir qui vous ferait plaisir. [...] ce sera pour moi une consolation sentimentale, car dans cet objet je mettrai tout mon cœur. [...] au moment de vous quitter je songe que je ne vous ai même pas [...] remercié [...] pour M. de Vogüé. Je ne pourrai pas le voir parce que je me suis levé une seule fois en deux mois et demi hors de l’hôtel et que je suis trop abattu pour faire des connaissances10. [...] Mais peut-être ne part-il que samedi ou dimanche11, je crois que sa femme va mieux et est en état de sortir.
Adieu cher André merci encore de tout mon cœur et tout à vous
Marcel Proust
Si vous ne me dites pas la chose qui vous ferait plaisir je conclurai que vous êtes fâché et je serai bien malheureux.
Date de la dernière mise à jour : September 23, 2024 02:36
















Cabourg, Gd Hôtel
jusquʼau 267 ensuite Paris 102 Bd
Haussmann faire suivre1
Mon cher André
Si je nʼétais pas si fatigué
je voudrais vous écrire
trente pages de lettre, car
ne pouvant faire la chronique
dont vous
parlez2, je voudrais
si clairement
vous expliquer
pourquoi qu’il ne pourrait pas
rester dans votre esprit
l’
ombre d’un doute sur le
sentiment profond que j’ai
2
pour vous et qui souffre siamèrement de vous en refuser
la première preuve que vous
m’en demandez. [...]3
Vous savez que j’ai fait quelques
articles dans le Figaro. J’ai
cessé il y a trois ans4 parce que
étant malade, je ne pouvais
en faire beaucoup : or si bête
que cela ait l’air à dire de
3
la part d’un inconnu comme moi [...]il se trouve que des écrivains très
connus, illustres, les uns des maîtres à qui j’
avais de grandes obligations, les autres des amis très
chers, me demandèrent de faire des articles sur eux
parcequ’ils aimaient ma manière d’écrire et [...]
j’ai préféré n’en faire sur personne
4
et cesser absolument de faire des articles. D’ailleurs ma santé empirait et j’ai commencé
un grand livre, qui est toute ma vie maintenant,
et si Dieu me donne de le finir, alors, délivré
je recommencerai à écrire dans les journaux.
Je ne voulais faire aucune exception. J’en ai faite
une (la 1re) pour Lucien Daudet5 [...]
j’étais écœuré de la conspiration du silence qu’on fait
5
autour de son admirabletalent. Et puis vous savez
peut’être ce qu’il a été pour
moi pendant quinze ans
[...] Mon seul duel a été
à cause de lui et de notre
amitié calomniée6. Et pour le
second (pour un motif tout
différent) c’est son frère qui
était mon témoin7. Son père a
été divin pour moi. Aujourd’hui
que je ne vois plus Lucien, que
personne chez lui ne peut plus m’
6
être utile à rien, il m’est douxde pouvoir lui faire cette gentillesse
[...]. Cet article était fait
depuis le commencement de juillet
[...] Je l’avais envoyé à lʼIntran-
sigeant non seulement parceque
le Figaro a été infect pour moi
en refusant après un an d’attente
de publier la 1re partie de mon
roman8 (ceci entre nous)
(roman dédié à Calmette !)
7
(mais pour Calmette aussi je suis heureux de luidonner ce témoignage de reconnaissance), mais
aussi parceque un article dans lʼIntransigeant
[...] risquait moins d’être vu par ces maîtres que
je ne veux pas froisser en manquant à ma
promesse de silence tant que je n’aurai pas
8
parlé d’eux. [...]je suis doublement malheureux d’avoir l’air
d’attacher une importance à ma malheureuse
prose en vous en parlant si longuement alors que
[...] c’est plustôt par gentillesse pour moi et
9
pour me flatter que vous mele demandez. Mais j’aime
mieux vous paraître faire des
embarras [...] que de vous laisser
supposer que c’est par manque
d’amitié et de dévouement que
je vous dis que je ne peux pas.
C’est une impossibilité
morale. [...] si vous
n’avez sous la main personne
au Figaro, à condition de ne
10
pas signer l’article demon nom (c’est d’ailleurs
de cette façon que j’ai
parlé de livres9), [...]
je suis prêt à faire
la chronique. [...]
Si vous vous arrêtez à cette
combinaison il faut que vous écriviez
à Calmette, car depuis qu’il m’a
fait cela pour ce roman je ne
11
peux pas le 1er, lui offrir de la prose qu’il neme demande pas. S’il me le demande je peux
envoyer un article non signé (signé d’un
pseudonyme). [...]
12
[...] vous m’aviez
promis cet été de m’écrire pour me dire
un petit
souvenir qui vous ferait plaisir.
13
[...] ce serapour moi une consolation
sentimentale, car dans cet
objet je mettrai tout mon
cœur. [...] au moment de
vous quitter je songe que je ne
vous ai même pas [...]
14
remercié [...]pour
M. de Vogüe. Je ne pourrai
pas le voir parceque je me
suis levé une seule fois en 2
mois et ½ hors de l’hôtel
et que je suis trop abattu
pour faire des connaissances10.
[...]
15
Maispeut’être ne part-il que Samedi ou
16
Dimanche11, je crois que sa femme va mieux etest en état de sortir.
Adieu cher André merci
encore
de tout mon cœur et tout à vous
Marcel Proust
Si vous ne me dites pas la chose qui vous ferait
plaisir je conclurai que
vous êtes fâché et je
serai bien malheureux.
Cabourg, Grand Hôtel jusquʼau 27, ensuite Paris 102 boulevard Haussmann faire suivre1
Mon cher André
Si je nʼétais pas si fatigué je voudrais vous écrire trente pages de lettre, car ne pouvant faire la chronique dont vous parlez2, je voudrais si clairement vous expliquer pourquoi qu’il ne pourrait pas rester dans votre esprit l’ombre d’un doute sur le sentiment profond que j’ai pour vous et qui souffre si amèrement de vous en refuser la première preuve que vous m’en demandez. [...]3 Vous savez que j’ai fait quelques articles dans Le Figaro. J’ai cessé il y a trois ans4 parce que étant malade, je ne pouvais en faire beaucoup : or si bête que cela ait l’air à dire de la part d’un inconnu comme moi [...] il se trouve que des écrivains très connus, illustres, les uns des maîtres à qui j’avais de grandes obligations, les autres des amis très chers, me demandèrent de faire des articles sur eux parce quʼils aimaient ma manière d’écrire et [...] j’ai préféré n’en faire sur personne et cesser absolument de faire des articles. D’ailleurs ma santé empirait et j’ai commencé un grand livre, qui est toute ma vie maintenant, et si Dieu me donne de le finir, alors, délivré je recommencerai à écrire dans les journaux. Je ne voulais faire aucune exception. J’en ai fait une (la première) pour Lucien Daudet5 [...] j’étais écœuré de la conspiration du silence qu’on fait autour de son admirable talent. Et puis vous savez peut-être ce qu’il a été pour moi pendant quinze ans [...] Mon seul duel a été à cause de lui et de notre amitié calomniée6. Et pour le second (pour un motif tout différent) c’est son frère qui était mon témoin7. Son père a été divin pour moi. Aujourd’hui que je ne vois plus Lucien, que personne chez lui ne peut plus m’être utile à rien, il m’est doux de pouvoir lui faire cette gentillesse [...]. Cet article était fait depuis le commencement de juillet [...] Je l’avais envoyé à LʼIntransigeant non seulement parce que Le Figaro a été infect pour moi en refusant après un an d’attente de publier la première partie de mon roman8 (ceci entre nous) (roman dédié à Calmette !) (mais pour Calmette aussi je suis heureux de lui donner ce témoignage de reconnaissance), mais aussi parce quʼun article dans LʼIntransigeant [...] risquait moins d’être vu par ces maîtres que je ne veux pas froisser en manquant à ma promesse de silence tant que je n’aurai pas parlé d’eux. [...] je suis doublement malheureux d’avoir l’air d’attacher une importance à ma malheureuse prose en vous en parlant si longuement alors que [...] c’est plutôt par gentillesse pour moi et pour me flatter que vous me le demandez. Mais j’aime mieux vous paraître faire des embarras [...] que de vous laisser supposer que c’est par manque d’amitié et de dévouement que je vous dis que je ne peux pas. C’est une impossibilité morale. [...] si vous n’avez sous la main personne au Figaro, à condition de ne pas signer l’article de mon nom (c’est d’ailleurs de cette façon que j’ai parlé de livres9), [...] je suis prêt à faire la chronique. [...] Si vous vous arrêtez à cette combinaison il faut que vous écriviez à Calmette, car depuis qu’il m’a fait cela pour ce roman je ne peux pas le premier, lui offrir de la prose qu’il ne me demande pas. S’il me le demande je peux envoyer un article non signé (signé d’un pseudonyme). [...]
[...] vous m’aviez promis cet été de m’écrire pour me dire un petit souvenir qui vous ferait plaisir. [...] ce sera pour moi une consolation sentimentale, car dans cet objet je mettrai tout mon cœur. [...] au moment de vous quitter je songe que je ne vous ai même pas [...] remercié [...] pour M. de Vogüé. Je ne pourrai pas le voir parce que je me suis levé une seule fois en deux mois et demi hors de l’hôtel et que je suis trop abattu pour faire des connaissances10. [...] Mais peut-être ne part-il que samedi ou dimanche11, je crois que sa femme va mieux et est en état de sortir.
Adieu cher André merci encore de tout mon cœur et tout à vous
Marcel Proust
Si vous ne me dites pas la chose qui vous ferait plaisir je conclurai que vous êtes fâché et je serai bien malheureux.
Date de la dernière mise à jour : September 23, 2024 02:36