CP 05359 Marcel Proust à Jean Ajalbert




44 rue Hamelin1
Mon cher Confrère et
Maître2,
J’ai été bien sensible à
l’aimable mention que vous
avez faite de mes
livres3.
En lisant ces lignes
qui
avaient du prix pour moi
parce qu’elles venaient de vous,
et en4sentant
percer votre
lassitude à la lecture
de ces pages qui vous
semblent interminables,
j’ai
compris quelle
avait été mon erreur
d’intituler l’ouvrage5 :
« À la Recherche du
Temps
perdu ». Ce titre,
tant qu’il ne sera pas
expliqué par le dernier
volume
(le Temps retrouvé)
perpétue le malentendu entre moi et
mes lecteurs, même les plus
éminents,
qui croient à un déroulement de souve-
nirs, à quelquechose d’assez voisin
des « Mémoires »6. Or ce livre est
au contraire tellement « composé » que
M.7
Francis Jammes m’ayant supplié d’
ôter du 1er
volume un épisode de 3 pages
qu’il jugeait révoltant8, j’étais sur
le
point de le faire, quand je compris9 que
cette « coupure » insignifiante dans ce
1er
volume, ferait écrouler les tomes 4
et 5 qu’il soutenait10. Je pourrais four-
nir mille exemples de cette composition voilée, à la
quelle j’ai tout sacrifié11, si ce
n’était trop
parler de moi quand j’ai voulu seulement vous
remercier de votre
bienveillance, du fond du cœur
Marcel Proust
44 rue Hamelin1
Mon cher Confrère et Maître2,
J’ai été bien sensible à l’aimable mention que vous avez faite de mes livres3. En lisant ces lignes qui avaient du prix pour moi parce qu’elles venaient de vous, et en4sentant percer votre
lassitude à la lecture de ces pages qui vous semblent interminables, j’ai compris quelle avait été mon erreur d’intituler l’ouvrage5 : « À la Recherche du Temps perdu ». Ce titre, tant qu’il ne sera pas expliqué par le dernier volume (le Temps retrouvé)
perpétue le malentendu entre moi et mes lecteurs, même les plus éminents, qui croient à un déroulement de souvenirs, à quelque chose d’assez voisin des « Mémoires »6. Or ce livre est au contraire tellement « composé » que M.7 Francis Jammes m’ayant supplié d’ ôter du premier volume un épisode de trois pages
qu’il jugeait révoltant8, j’étais sur le point de le faire, quand je compris9 que cette « coupure » insignifiante dans ce premier volume, ferait écrouler les tomes 4 et 5 qu’il soutenait10. Je pourrais fournir mille exemples de cette composition voilée, à laquelle j’ai tout sacrifié11, si ce n’était trop parler de moi quand j’ai voulu seulement vous remercier de votre bienveillance, du fond du cœur.
Marcel Proust
Notre lettre a figuré dans lʼexposition « Un millier de livres modernes », à la Galerie de Paris, de Paul de Montaignac, du 29 mars au 3 avril 1935, juste avant la deuxième partie de la vente de la bibliothèque de Jean Ajalbert. Cʼest en voyant cette exposition quʼun auteur anonyme la recopia et la publia dans la revue Toute lʼÉdition (6 avril 1935, p. 3). La vente causa une polémique puisque Ajalbert était encore vivant et que certains des auteurs des ouvrages dédicacés lʼétaient aussi (voir Les Treize, « Les Lettres. Vendre ou ne pas vendre ? », LʼIntransigeant, 2 mars 1935, p. 6 ; et « De-ci de-là... », Paris-Soir, 15 mars 1935, p. 12 ; ou encore « Vendre ou ne pas vendre », Les Nouvelles Littéraires, 16 mars 1935, p. 4). [PW]
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:04




44 rue Hamelin1
Mon cher Confrère et
Maître2,
J’ai été bien sensible à
l’aimable mention que vous
avez faite de mes
livres3.
En lisant ces lignes
qui
avaient du prix pour moi
parce qu’elles venaient de vous,
et en4sentant
percer votre
lassitude à la lecture
de ces pages qui vous
semblent interminables,
j’ai
compris quelle
avait été mon erreur
d’intituler l’ouvrage5 :
« À la Recherche du
Temps
perdu ». Ce titre,
tant qu’il ne sera pas
expliqué par le dernier
volume
(le Temps retrouvé)
perpétue le malentendu entre moi et
mes lecteurs, même les plus
éminents,
qui croient à un déroulement de souve-
nirs, à quelquechose d’assez voisin
des « Mémoires »6. Or ce livre est
au contraire tellement « composé » que
M.7
Francis Jammes m’ayant supplié d’
ôter du 1er
volume un épisode de 3 pages
qu’il jugeait révoltant8, j’étais sur
le
point de le faire, quand je compris9 que
cette « coupure » insignifiante dans ce
1er
volume, ferait écrouler les tomes 4
et 5 qu’il soutenait10. Je pourrais four-
nir mille exemples de cette composition voilée, à la
quelle j’ai tout sacrifié11, si ce
n’était trop
parler de moi quand j’ai voulu seulement vous
remercier de votre
bienveillance, du fond du cœur
Marcel Proust
44 rue Hamelin1
Mon cher Confrère et Maître2,
J’ai été bien sensible à l’aimable mention que vous avez faite de mes livres3. En lisant ces lignes qui avaient du prix pour moi parce qu’elles venaient de vous, et en4sentant percer votre
lassitude à la lecture de ces pages qui vous semblent interminables, j’ai compris quelle avait été mon erreur d’intituler l’ouvrage5 : « À la Recherche du Temps perdu ». Ce titre, tant qu’il ne sera pas expliqué par le dernier volume (le Temps retrouvé)
perpétue le malentendu entre moi et mes lecteurs, même les plus éminents, qui croient à un déroulement de souvenirs, à quelque chose d’assez voisin des « Mémoires »6. Or ce livre est au contraire tellement « composé » que M.7 Francis Jammes m’ayant supplié d’ ôter du premier volume un épisode de trois pages
qu’il jugeait révoltant8, j’étais sur le point de le faire, quand je compris9 que cette « coupure » insignifiante dans ce premier volume, ferait écrouler les tomes 4 et 5 qu’il soutenait10. Je pourrais fournir mille exemples de cette composition voilée, à laquelle j’ai tout sacrifié11, si ce n’était trop parler de moi quand j’ai voulu seulement vous remercier de votre bienveillance, du fond du cœur.
Marcel Proust
Notre lettre a figuré dans lʼexposition « Un millier de livres modernes », à la Galerie de Paris, de Paul de Montaignac, du 29 mars au 3 avril 1935, juste avant la deuxième partie de la vente de la bibliothèque de Jean Ajalbert. Cʼest en voyant cette exposition quʼun auteur anonyme la recopia et la publia dans la revue Toute lʼÉdition (6 avril 1935, p. 3). La vente causa une polémique puisque Ajalbert était encore vivant et que certains des auteurs des ouvrages dédicacés lʼétaient aussi (voir Les Treize, « Les Lettres. Vendre ou ne pas vendre ? », LʼIntransigeant, 2 mars 1935, p. 6 ; et « De-ci de-là... », Paris-Soir, 15 mars 1935, p. 12 ; ou encore « Vendre ou ne pas vendre », Les Nouvelles Littéraires, 16 mars 1935, p. 4). [PW]
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:04