CP 04853 Marcel Proust à Henri Régnier, de [le vendredi 12 décembre 1919]
1
Cher Monsieur et ami
Votre lettre mʼa profondément
touché,
ces gentilles félicitations
pour si peu de
chose2. Et
jʼallais
vous répondre, malgré lʼétat où
je
suis, quand un mot charmant de
Madame de Régnier me ravit,
me
désole3. Comme il
pose pour moi un
problème académique, je me
permets
dans cette lettre dʼen discuter avec
vous,
pour ne pas redire les mêmes choses
deux
fois, et demain jʼécrirai à
Madame de Régnier pour
la
remercier, en lui disant que je
vous ai parlé
de la partie académique
et sans lʼennuyer de nouveau.
Je
dis de nouveau parce que je sais
que vous ne
faites quʼun tous les
deux et que ce que je vais
vous
dire elle le saura aussitôt.
Madame de Régnier me dit que
ce
prix Goncourt pour moi elle
serait
presque tentée de le regretter car
elle
était entrain de travailler pour
moi pour le Gd
Prix de
lʼ-
Académie
4. Dʼune autre
personne quʼelle, je croirais que
cʼest une amabilité retrospective, sans vérité. Mais
je sais — depuis
les temps lointains des « Canaques »5 —
quʼelle est la franchise même. Aussi je
suis
touché plus que je ne puis dire et dʼautre
part
très perplexe, je vais si mes
forces peuvent me
soutenir jusquʼau bout de cette lettre, vous
dire
pourquoi. Je ne me souviens pas exactement de
lʼ-
époque où je vous ai
parlé du Gd
Prix de littérature
(et
comment aurais-je pu espérer que Madame
de
Régnier travaillerait pour moi alors que vous
aviez
pris position — vous me lʼavez dit avec une
fran-
chise et une
délicatesse extrêmes — pour un
autre)6 mais il me paraît probable que je ne
vous
ai pas parlé du Prix Goncourt. Voici la
raison :
cʼest que je nʼy songeais nullement et
nʼavais
pas envoyé mes livres aux Académiciens. Mais (je
crois bien depuis ma
correspondance avec vous) comme
je disais à Reynaldo Hahn (lequel quittait Léon Daudet)
combien je regrettais
que celui-ci nʼaimât pas mes
livres et nʼen perçût pas la
composition voilée mais
rigoureuse, Reynaldo me répondit quʼau contraire
comme q.
q un avait parlé du Prix Goncourt et
dʼ-
un candidat, Léon
Daudet avait répondu :
« Ce nʼest pas mon avis ;
je trouve supérieure
lʼœuvre de Proust,
du
Côté de c. Swann
et Jeunes filles en
fleurs
et cʼest pour lui
que je
voterai »7
). Quand jʼappris cela
jʼenvoyai à tout hasard mon livre
aux académiciens Goncourt mais après
mʼêtre
informé et après avoir reçu
lʼas-
surance que le Prix Goncourt,
sʼil
excluait celui de
la Vie Heureuse
8
nʼexcluait nullement celui de
lʼ-
Académie
française. Jʼajoute que je ne
me croyais
aucune chance pour le Prix
Goncourt, jʼappris peu à peu que
M.
Elémir Bourges et
Rosny aîné
pla-
caient
très haut mes livres, mais je ne
savais pas quʼils
batailleraient pour eux.
Je ne savais même pas quand
était
le Prix Goncourt. Et quand Léon
Daudet
vint mʼannoncer que je
lʼavais,
ce fut comme un cadeau de jour de
lʼan
que jʼaurais reçu à Noel et
une année où on ne croyait pas
avoir
dʼEtrennes. Malheureusement la
lettre
de Madame de Régnier
(mais vais-je
pouvoir aller jusquʼau bout de
cette
lettre) semble indiquer que contrairement
à ce quʼon mʼavait dit, le Prix Goncourt exclut
celui
de lʼAcadémie. Si cela est (elle ne me le dit
pas
mais il me semble que cela ressort de sa
lettre) puis-je
lʼespérer pour lʼan prochain ?
Jʼaurais grand intérêt à le
savoir voici pourquoi.
Je compte faire
paraître tous ensemble mes autres volumes,
qui sont faits depuis
1914. Or lʼun dʼeux, sans
tendances
immorales (plutôt le contraire ; bien
involontairement) est
malgré cela dʼune telle
crudité quʼil empêcherait le Prix de
lʼAcadémie.
Jʼaimerais donc mieux attendre pour les
faire
paraître. Comme jʼai été ruiné en 1913, un prix ne mʼ-
est pas indifférent. Et celui des Goncourt va manquer
son
effet de vente du
livre, car mon éditeur avait
négligé de
me dire que lʼouvrage était épuisé et le
temps quʼil fasse
« retirer » les q. q. personnes qui
font
attention au prix Goncourt lʼauront oublié. Certes,
il
est très vrai comme lʼa écrit je ne sais quel journal
dans
un article, pour le reste absurde, quʼil est fâcheux
de
recevoir des prix à un âge où on en décerne
plutôt9.
Mais comme je
ne pense pas que jʼaie jamais chance
dʼêtre membre de
lʼAcadémie fcaise
,
jʼaimerais
mieux le gd
prix de littérature qui
me ferait lire de
q. q. personnes et mettrait un peu de
lumière sur mon
nom resté inconnu, jʼaimerais mieux
le
Gd
Prix de Littérature que rien.
Je
crois (sans leur avoir jamais parlé de
tout
cela) que pas mal dʼacadémiciens
me seraient favorables. Je nʼai
encore
envoyé mon livre ni à France ni à
Barrès, pour la même raison qui fait que
je lʼai
envoyé incomplètement au
ménage
Régnier, le manque de 1ères
éditions. Mais je sais quoique ne les
ayant pas vus depuis
quinze ans, leurs
sentiments pour moi. Le hasard
fait
que des académiciens qui
littérairement
sembleraient devoir mʼêtre hostiles,
me
sont au contraire favorables. Jʼai
reçu
hier une longue lettre de
félicitations
dʼHenry
Bordeaux
10 que je nʼai
pas
vu depuis 25 ans. Peutʼêtre si
cela
ennuie lʼAcadémie de couronner le
même
livre que les
Goncourt
11,
pour-
rait-elle couronner
lʼœuvre (
A
la
Recherche du Temps Perdu
, Pastiches
et mélanges
,
les Plaisirs
et les Jours
).
Vous me direz votre avis et je
vous
envoie en vous demandant de les
agréer
et de les partager avec Madame
de
Régnier mes hommages de
respectueuse
et reconnaissante admiration
Marcel Proust
1
Cher Monsieur et ami
Votre lettre mʼa profondément touché, ces gentilles félicitations pour si peu de chose2. Et jʼallais vous répondre, malgré lʼétat où je suis, quand un mot charmant de Madame de Régnier me ravit, me désole3. Comme il pose pour moi un problème académique, je me permets dans cette lettre dʼen discuter avec vous, pour ne pas redire les mêmes choses deux fois, et demain jʼécrirai à
Madame de Régnier pour la remercier, en lui disant que je vous ai parlé de la partie académique et sans lʼennuyer de nouveau. Je dis de nouveau parce que je sais que vous ne faites quʼun tous les deux et que ce que je vais vous dire elle le saura aussitôt. Madame de Régnier me dit que ce prix Goncourt pour moi, elle serait presque tentée de le regretter car elle était en train de travailler pour moi pour le Grand Prix de lʼ-
Académie 4. Dʼune autre personne quʼelle, je croirais que cʼest une amabilité rétrospective, sans vérité. Mais je sais — depuis les temps lointains des « Canaques »5 — quʼelle est la franchise même. Aussi je suis touché plus que je ne puis dire et dʼautre part très perplexe, je vais, si mes forces peuvent me soutenir jusquʼau bout de cette lettre, vous dire pourquoi. Je ne me souviens pas exactement de lʼépoque où je vous ai parlé du Grand Prix de littérature (et comment aurais-je pu espérer que Madame de Régnier travaillerait pour moi alors que vous aviez
pris position — vous me lʼavez dit avec une franchise et une délicatesse extrêmes — pour un autre)6 mais il me paraît probable que je ne vous ai pas parlé du prix Goncourt. Voici la raison : cʼest que je nʼy songeais nullement et nʼavais pas envoyé mes livres aux académiciens. Mais (je crois bien depuis ma correspondance avec vous) comme je disais à Reynaldo Hahn (lequel quittait Léon Daudet) combien je regrettais que celui-ci nʼaimât pas mes livres et nʼen perçût pas la composition voilée mais rigoureuse, Reynaldo me répondit quʼau contraire comme quelquʼun avait parlé du prix Goncourt et dʼ-
un candidat, Léon Daudet avait répondu : « Ce nʼest pas mon avis ; je trouve supérieure lʼœuvre de Proust, Du côté de chez Swann et Jeunes filles en fleurs et cʼest pour lui que je voterai »7 . Quand jʼappris cela jʼenvoyai à tout hasard mon livre aux académiciens Goncourt mais après mʼêtre informé et après avoir reçu lʼassurance que le prix Goncourt, sʼil excluait celui de La Vie heureuse 8 , nʼexcluait nullement celui de lʼAcadémie française. Jʼajoute que je ne me croyais aucune chance pour le prix Goncourt, jʼappris peu à peu que M.
Élémir Bourges et Rosny aîné plaçaient très haut mes livres, mais je ne savais pas quʼils batailleraient pour eux. Je ne savais même pas quand était le prix Goncourt. Et quand Léon Daudet vint mʼannoncer que je lʼavais, ce fut comme un cadeau de jour de lʼan que jʼaurais reçu à Noël et une année où on ne croyait pas avoir dʼétrennes. Malheureusement la lettre de Madame de Régnier (mais vais-je pouvoir aller jusquʼau bout de cette lettre) semble indiquer que contrairement
à ce quʼon mʼavait dit, le prix Goncourt exclut celui de lʼAcadémie. Si cela est (elle ne me le dit pas mais il me semble que cela ressort de sa lettre) puis-je lʼespérer pour lʼan prochain ? Jʼaurais grand intérêt à le savoir, voici pourquoi. Je compte faire paraître tous ensemble mes autres volumes, qui sont faits depuis 1914. Or lʼun dʼeux, sans tendances immorales (plutôt le contraire ; bien involontairement) est malgré cela dʼune telle crudité quʼil empêcherait le Prix de lʼAcadémie. Jʼaimerais donc mieux attendre pour les faire paraître. Comme jʼai été ruiné en 1913, un prix ne mʼ-
est pas indifférent. Et celui des Goncourt va manquer son effet de vente du livre, car mon éditeur avait négligé de me dire que lʼouvrage était épuisé, et le temps quʼil fasse « retirer », les quelques personnes qui font attention au prix Goncourt lʼauront oublié. Certes, il est très vrai comme lʼa écrit je ne sais quel journal dans un article, pour le reste absurde, quʼil est fâcheux de recevoir des prix à un âge où on en décerne plutôt9. Mais comme je ne pense pas que jʼaie jamais chance dʼêtre membre de lʼAcadémie française , jʼaimerais mieux le Grand Prix de littérature qui me ferait lire de quelques personnes et mettrait un peu de lumière sur mon
nom resté inconnu, jʼaimerais mieux le Grand Prix de littérature que rien. Je crois (sans leur avoir jamais parlé de tout cela) que pas mal dʼacadémiciens me seraient favorables. Je nʼai encore envoyé mon livre ni à France ni à Barrès, pour la même raison qui fait que je lʼai envoyé incomplètement au ménage Régnier, le manque de premières éditions. Mais je sais, quoique ne les ayant pas vus depuis quinze ans, leurs sentiments pour moi. Le hasard fait que des académiciens qui littérairement sembleraient devoir mʼêtre hostiles, me
sont au contraire favorables. Jʼai reçu hier une longue lettre de félicitations dʼHenry Bordeaux 10 que je nʼai pas vu depuis vingt-cinq ans. Peut-être si cela ennuie lʼAcadémie de couronner le même livre que les Goncourt 11, pourrait-elle couronner lʼœuvre ( À la recherche du temps perdu , Pastiches et mélanges , Les Plaisirs et les Jours ).
Vous me direz votre avis et je vous envoie en vous demandant de les agréer et de les partager avec Madame de Régnier mes hommages de respectueuse et reconnaissante admiration
Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : November 23, 2022 10:23
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Cher Monsieur et ami
Votre lettre mʼa profondément
touché,
ces gentilles félicitations
pour si peu de
chose2. Et
jʼallais
vous répondre, malgré lʼétat où
je
suis, quand un mot charmant de
Madame de Régnier me ravit,
me
désole3. Comme il
pose pour moi un
problème académique, je me
permets
dans cette lettre dʼen discuter avec
vous,
pour ne pas redire les mêmes choses
deux
fois, et demain jʼécrirai à
Madame de Régnier pour
la
remercier, en lui disant que je
vous ai parlé
de la partie académique
et sans lʼennuyer de nouveau.
Je
dis de nouveau parce que je sais
que vous ne
faites quʼun tous les
deux et que ce que je vais
vous
dire elle le saura aussitôt.
Madame de Régnier me dit que
ce
prix Goncourt pour moi elle
serait
presque tentée de le regretter car
elle
était entrain de travailler pour
moi pour le Gd
Prix de
lʼ-
Académie
4. Dʼune autre
personne quʼelle, je croirais que
cʼest une amabilité retrospective, sans vérité. Mais
je sais — depuis
les temps lointains des « Canaques »5 —
quʼelle est la franchise même. Aussi je
suis
touché plus que je ne puis dire et dʼautre
part
très perplexe, je vais si mes
forces peuvent me
soutenir jusquʼau bout de cette lettre, vous
dire
pourquoi. Je ne me souviens pas exactement de
lʼ-
époque où je vous ai
parlé du Gd
Prix de littérature
(et
comment aurais-je pu espérer que Madame
de
Régnier travaillerait pour moi alors que vous
aviez
pris position — vous me lʼavez dit avec une
fran-
chise et une
délicatesse extrêmes — pour un
autre)6 mais il me paraît probable que je ne
vous
ai pas parlé du Prix Goncourt. Voici la
raison :
cʼest que je nʼy songeais nullement et
nʼavais
pas envoyé mes livres aux Académiciens. Mais (je
crois bien depuis ma
correspondance avec vous) comme
je disais à Reynaldo Hahn (lequel quittait Léon Daudet)
combien je regrettais
que celui-ci nʼaimât pas mes
livres et nʼen perçût pas la
composition voilée mais
rigoureuse, Reynaldo me répondit quʼau contraire
comme q.
q un avait parlé du Prix Goncourt et
dʼ-
un candidat, Léon
Daudet avait répondu :
« Ce nʼest pas mon avis ;
je trouve supérieure
lʼœuvre de Proust,
du
Côté de c. Swann
et Jeunes filles en
fleurs
et cʼest pour lui
que je
voterai »7
). Quand jʼappris cela
jʼenvoyai à tout hasard mon livre
aux académiciens Goncourt mais après
mʼêtre
informé et après avoir reçu
lʼas-
surance que le Prix Goncourt,
sʼil
excluait celui de
la Vie Heureuse
8
nʼexcluait nullement celui de
lʼ-
Académie
française. Jʼajoute que je ne
me croyais
aucune chance pour le Prix
Goncourt, jʼappris peu à peu que
M.
Elémir Bourges et
Rosny aîné
pla-
caient
très haut mes livres, mais je ne
savais pas quʼils
batailleraient pour eux.
Je ne savais même pas quand
était
le Prix Goncourt. Et quand Léon
Daudet
vint mʼannoncer que je
lʼavais,
ce fut comme un cadeau de jour de
lʼan
que jʼaurais reçu à Noel et
une année où on ne croyait pas
avoir
dʼEtrennes. Malheureusement la
lettre
de Madame de Régnier
(mais vais-je
pouvoir aller jusquʼau bout de
cette
lettre) semble indiquer que contrairement
à ce quʼon mʼavait dit, le Prix Goncourt exclut
celui
de lʼAcadémie. Si cela est (elle ne me le dit
pas
mais il me semble que cela ressort de sa
lettre) puis-je
lʼespérer pour lʼan prochain ?
Jʼaurais grand intérêt à le
savoir voici pourquoi.
Je compte faire
paraître tous ensemble mes autres volumes,
qui sont faits depuis
1914. Or lʼun dʼeux, sans
tendances
immorales (plutôt le contraire ; bien
involontairement) est
malgré cela dʼune telle
crudité quʼil empêcherait le Prix de
lʼAcadémie.
Jʼaimerais donc mieux attendre pour les
faire
paraître. Comme jʼai été ruiné en 1913, un prix ne mʼ-
est pas indifférent. Et celui des Goncourt va manquer
son
effet de vente du
livre, car mon éditeur avait
négligé de
me dire que lʼouvrage était épuisé et le
temps quʼil fasse
« retirer » les q. q. personnes qui
font
attention au prix Goncourt lʼauront oublié. Certes,
il
est très vrai comme lʼa écrit je ne sais quel journal
dans
un article, pour le reste absurde, quʼil est fâcheux
de
recevoir des prix à un âge où on en décerne
plutôt9.
Mais comme je
ne pense pas que jʼaie jamais chance
dʼêtre membre de
lʼAcadémie fcaise
,
jʼaimerais
mieux le gd
prix de littérature qui
me ferait lire de
q. q. personnes et mettrait un peu de
lumière sur mon
nom resté inconnu, jʼaimerais mieux
le
Gd
Prix de Littérature que rien.
Je
crois (sans leur avoir jamais parlé de
tout
cela) que pas mal dʼacadémiciens
me seraient favorables. Je nʼai
encore
envoyé mon livre ni à France ni à
Barrès, pour la même raison qui fait que
je lʼai
envoyé incomplètement au
ménage
Régnier, le manque de 1ères
éditions. Mais je sais quoique ne les
ayant pas vus depuis
quinze ans, leurs
sentiments pour moi. Le hasard
fait
que des académiciens qui
littérairement
sembleraient devoir mʼêtre hostiles,
me
sont au contraire favorables. Jʼai
reçu
hier une longue lettre de
félicitations
dʼHenry
Bordeaux
10 que je nʼai
pas
vu depuis 25 ans. Peutʼêtre si
cela
ennuie lʼAcadémie de couronner le
même
livre que les
Goncourt
11,
pour-
rait-elle couronner
lʼœuvre (
A
la
Recherche du Temps Perdu
, Pastiches
et mélanges
,
les Plaisirs
et les Jours
).
Vous me direz votre avis et je
vous
envoie en vous demandant de les
agréer
et de les partager avec Madame
de
Régnier mes hommages de
respectueuse
et reconnaissante admiration
Marcel Proust
1
Cher Monsieur et ami
Votre lettre mʼa profondément touché, ces gentilles félicitations pour si peu de chose2. Et jʼallais vous répondre, malgré lʼétat où je suis, quand un mot charmant de Madame de Régnier me ravit, me désole3. Comme il pose pour moi un problème académique, je me permets dans cette lettre dʼen discuter avec vous, pour ne pas redire les mêmes choses deux fois, et demain jʼécrirai à
Madame de Régnier pour la remercier, en lui disant que je vous ai parlé de la partie académique et sans lʼennuyer de nouveau. Je dis de nouveau parce que je sais que vous ne faites quʼun tous les deux et que ce que je vais vous dire elle le saura aussitôt. Madame de Régnier me dit que ce prix Goncourt pour moi, elle serait presque tentée de le regretter car elle était en train de travailler pour moi pour le Grand Prix de lʼ-
Académie 4. Dʼune autre personne quʼelle, je croirais que cʼest une amabilité rétrospective, sans vérité. Mais je sais — depuis les temps lointains des « Canaques »5 — quʼelle est la franchise même. Aussi je suis touché plus que je ne puis dire et dʼautre part très perplexe, je vais, si mes forces peuvent me soutenir jusquʼau bout de cette lettre, vous dire pourquoi. Je ne me souviens pas exactement de lʼépoque où je vous ai parlé du Grand Prix de littérature (et comment aurais-je pu espérer que Madame de Régnier travaillerait pour moi alors que vous aviez
pris position — vous me lʼavez dit avec une franchise et une délicatesse extrêmes — pour un autre)6 mais il me paraît probable que je ne vous ai pas parlé du prix Goncourt. Voici la raison : cʼest que je nʼy songeais nullement et nʼavais pas envoyé mes livres aux académiciens. Mais (je crois bien depuis ma correspondance avec vous) comme je disais à Reynaldo Hahn (lequel quittait Léon Daudet) combien je regrettais que celui-ci nʼaimât pas mes livres et nʼen perçût pas la composition voilée mais rigoureuse, Reynaldo me répondit quʼau contraire comme quelquʼun avait parlé du prix Goncourt et dʼ-
un candidat, Léon Daudet avait répondu : « Ce nʼest pas mon avis ; je trouve supérieure lʼœuvre de Proust, Du côté de chez Swann et Jeunes filles en fleurs et cʼest pour lui que je voterai »7 . Quand jʼappris cela jʼenvoyai à tout hasard mon livre aux académiciens Goncourt mais après mʼêtre informé et après avoir reçu lʼassurance que le prix Goncourt, sʼil excluait celui de La Vie heureuse 8 , nʼexcluait nullement celui de lʼAcadémie française. Jʼajoute que je ne me croyais aucune chance pour le prix Goncourt, jʼappris peu à peu que M.
Élémir Bourges et Rosny aîné plaçaient très haut mes livres, mais je ne savais pas quʼils batailleraient pour eux. Je ne savais même pas quand était le prix Goncourt. Et quand Léon Daudet vint mʼannoncer que je lʼavais, ce fut comme un cadeau de jour de lʼan que jʼaurais reçu à Noël et une année où on ne croyait pas avoir dʼétrennes. Malheureusement la lettre de Madame de Régnier (mais vais-je pouvoir aller jusquʼau bout de cette lettre) semble indiquer que contrairement
à ce quʼon mʼavait dit, le prix Goncourt exclut celui de lʼAcadémie. Si cela est (elle ne me le dit pas mais il me semble que cela ressort de sa lettre) puis-je lʼespérer pour lʼan prochain ? Jʼaurais grand intérêt à le savoir, voici pourquoi. Je compte faire paraître tous ensemble mes autres volumes, qui sont faits depuis 1914. Or lʼun dʼeux, sans tendances immorales (plutôt le contraire ; bien involontairement) est malgré cela dʼune telle crudité quʼil empêcherait le Prix de lʼAcadémie. Jʼaimerais donc mieux attendre pour les faire paraître. Comme jʼai été ruiné en 1913, un prix ne mʼ-
est pas indifférent. Et celui des Goncourt va manquer son effet de vente du livre, car mon éditeur avait négligé de me dire que lʼouvrage était épuisé, et le temps quʼil fasse « retirer », les quelques personnes qui font attention au prix Goncourt lʼauront oublié. Certes, il est très vrai comme lʼa écrit je ne sais quel journal dans un article, pour le reste absurde, quʼil est fâcheux de recevoir des prix à un âge où on en décerne plutôt9. Mais comme je ne pense pas que jʼaie jamais chance dʼêtre membre de lʼAcadémie française , jʼaimerais mieux le Grand Prix de littérature qui me ferait lire de quelques personnes et mettrait un peu de lumière sur mon
nom resté inconnu, jʼaimerais mieux le Grand Prix de littérature que rien. Je crois (sans leur avoir jamais parlé de tout cela) que pas mal dʼacadémiciens me seraient favorables. Je nʼai encore envoyé mon livre ni à France ni à Barrès, pour la même raison qui fait que je lʼai envoyé incomplètement au ménage Régnier, le manque de premières éditions. Mais je sais, quoique ne les ayant pas vus depuis quinze ans, leurs sentiments pour moi. Le hasard fait que des académiciens qui littérairement sembleraient devoir mʼêtre hostiles, me
sont au contraire favorables. Jʼai reçu hier une longue lettre de félicitations dʼHenry Bordeaux 10 que je nʼai pas vu depuis vingt-cinq ans. Peut-être si cela ennuie lʼAcadémie de couronner le même livre que les Goncourt 11, pourrait-elle couronner lʼœuvre ( À la recherche du temps perdu , Pastiches et mélanges , Les Plaisirs et les Jours ).
Vous me direz votre avis et je vous envoie en vous demandant de les agréer et de les partager avec Madame de Régnier mes hommages de respectueuse et reconnaissante admiration
Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : November 23, 2022 10:23