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CP 04853 Marcel Proust à Henri Régnier, de [le vendredi 12 décembre 1919]

Surlignage

Cher Monsieur et ami

Votre lettre mʼa profondément
touché, ces gentilles félicitations
pour si peu de chose. Et jʼallais
vous répondre, malgré lʼétat où je
suis, quand un mot charmant de
Madame de Régnier me ravit, me
désole. Comme il pose pour moi un
problème académique, je me permets
dans cette lettre dʼen discuter avec vous,
pour ne pas redire les mêmes choses
deux fois, et demain jʼécrirai à


Madame de Régnier pour la
remercier, en lui disant que je
vous ai parlé de la partie académique
et sans lʼennuyer de nouveau. Je
dis de nouveau parce que je sais
que vous ne faites quʼun tous les
deux et que ce que je vais vous
dire elle le saura aussitôt.
Madame de Régnier me dit que
ce prix Goncourt pour moi  elle serait
presque tentée de le regretter car
elle était entrain de travailler pour
moi pour le Gd Prix de lʼ-


Académie . Dʼune autre personne quʼelle, je croirais que
cʼest une amabilité retrospective, sans vérité. Mais
je sais — depuis les temps lointains des « Canaques » —
quʼelle est la franchise même. Aussi je suis
touché plus que je ne puis dire et dʼautre part
très perplexe, je vais  si mes forces peuvent me
soutenir jusquʼau bout de cette lettre, vous dire
pourquoi. Je ne me souviens pas exactement de lʼ-
époque où je vous ai parlé du Gd  Prix de littérature
(et comment aurais-je pu espérer que Madame de
Régnier
travaillerait pour moi alors que vous aviez


pris position — vous me lʼavez dit avec une fran-
chise et une délicatesse extrêmes — pour un
autre) mais il me paraît probable que je ne vous
ai pas parlé du Prix Goncourt. Voici la raison :
cʼest que je nʼy songeais nullement et nʼavais
pas envoyé mes livres aux Académiciens. Mais (je
crois bien depuis ma correspondance avec vous) comme
je disais à Reynaldo Hahn (lequel quittait Léon Daudet)
combien je regrettais que celui-ci nʼaimât pas mes
livres et nʼen perçût pas la composition voilée mais
rigoureuse, Reynaldo me répondit quʼau contraire
comme q. q un avait parlé du Prix Goncourt et dʼ-


un candidat, Léon Daudet avait répondu :
« Ce nʼest pas mon avis ; je trouve supérieure
lʼœuvre de Proust du Côté de c. Swann
et Jeunes filles en fleurs  et cʼest pour lui
que je voterai » ). Quand jʼappris cela
jʼenvoyai à tout hasard mon livre
aux académiciens Goncourt mais après
mʼêtre informé et après avoir reçu lʼas-
surance que le Prix Goncourt, sʼil
excluait celui de la Vie Heureuse
nʼexcluait nullement celui de lʼ-
Académie française. Jʼajoute que je ne
me croyais aucune chance pour le Prix
Goncourt, jʼappris peu à peu que M.


Elémir Bourges et Rosny aîné pla-
caient
très haut mes livres, mais je ne
savais pas quʼils batailleraient pour eux.
Je ne savais même pas quand était
le Prix Goncourt. Et quand Léon Daudet
vint mʼannoncer que je lʼavais,
ce fut comme un cadeau de jour de
lʼan que jʼaurais reçu à Noel et
une année où on ne croyait pas avoir
Etrennes. Malheureusement la lettre
de Madame de Régnier (mais vais-je
pouvoir aller jusquʼau bout de cette
lettre) semble indiquer que contrairement


à ce quʼon mʼavait dit, le Prix Goncourt exclut celui
de lʼAcadémie. Si cela est (elle ne me le dit
pas mais il me semble que cela ressort de sa
lettre) puis-je lʼespérer pour lʼan prochain ?
Jʼaurais grand intérêt à le savoir voici pourquoi.
Je compte faire paraître tous ensemble mes autres volumes,
qui sont faits depuis 1914. Or lʼun dʼeux, sans
tendances immorales (plutôt le contraire ; bien
involontairement) est malgré cela dʼune telle
crudité quʼil empêcherait le Prix de lʼAcadémie.
Jʼaimerais donc mieux attendre pour les faire
paraître. Comme jʼai été ruiné en 1913, un prix ne mʼ-


est pas indifférent. Et celui des Goncourt va manquer son
effet de vente du livre, car mon éditeur avait négligé de
me dire que lʼouvrage était épuisé et le
temps quʼil fasse « retirer » les q. q. personnes qui font
attention au prix Goncourt lʼauront oublié. Certes, il
est très vrai comme lʼa écrit je ne sais quel journal dans
un article, pour le reste absurde, quʼil est fâcheux de
recevoir des prix à un âge où on en décerne plutôt.
Mais comme je ne pense pas que jʼaie jamais chance
dʼêtre membre de lʼAcadémie fcaise , jʼaimerais
mieux le gd  prix de littérature qui me ferait lire de
q. q. personnes et mettrait un peu de lumière sur mon


nom resté inconnu, jʼaimerais mieux
le Gd Prix de Littérature que rien. Je
crois (sans leur avoir jamais parlé de
tout cela) que pas mal dʼacadémiciens
me seraient favorables. Je nʼai encore
envoyé mon livre ni à France ni à
Barrès, pour la même raison qui fait que
je lʼai envoyé incomplètement au
ménage Régnier, le manque de 1ères
éditions. Mais je sais quoique ne les
ayant pas vus depuis quinze ans, leurs
sentiments pour moi. Le hasard fait
que des académiciens qui littérairement
sembleraient devoir mʼêtre hostiles, me



sont au contraire favorables. Jʼai reçu
hier une longue lettre de félicitations
Henry Bordeaux que je nʼai pas
vu depuis 25 ans. Peutʼêtre si cela
ennuie lʼAcadémie de couronner le
même livre que les Goncourt , pour-
rait-elle couronner lʼœuvre ( A la
Recherche du Temps Perdu
, Pastiches
et mélanges
, les Plaisirs et les Jours ).

Vous me direz votre avis et je vous
envoie en vous demandant de les agréer
et de les partager avec Madame de
Régnier mes hommages de respectueuse
et reconnaissante admiration

Marcel Proust

Surlignage
 

Cher Monsieur et ami

Votre lettre mʼa profondément touché, ces gentilles félicitations pour si peu de chose. Et jʼallais vous répondre, malgré lʼétat où je suis, quand un mot charmant de Madame de Régnier me ravit, me désole. Comme il pose pour moi un problème académique, je me permets dans cette lettre dʼen discuter avec vous, pour ne pas redire les mêmes choses deux fois, et demain jʼécrirai à


 

Madame de Régnier pour la remercier, en lui disant que je vous ai parlé de la partie académique et sans lʼennuyer de nouveau. Je dis de nouveau parce que je sais que vous ne faites quʼun tous les deux et que ce que je vais vous dire elle le saura aussitôt. Madame de Régnier me dit que ce prix Goncourt pour moi, elle serait presque tentée de le regretter car elle était en train de travailler pour moi pour le Grand Prix de lʼ-


 

Académie . Dʼune autre personne quʼelle, je croirais que cʼest une amabilité rétrospective, sans vérité. Mais je sais — depuis les temps lointains des « Canaques » — quʼelle est la franchise même. Aussi je suis touché plus que je ne puis dire et dʼautre part très perplexe, je vais, si mes forces peuvent me soutenir jusquʼau bout de cette lettre, vous dire pourquoi. Je ne me souviens pas exactement de lʼépoque où je vous ai parlé du Grand Prix de littérature (et comment aurais-je pu espérer que Madame de Régnier travaillerait pour moi alors que vous aviez


 

pris position — vous me lʼavez dit avec une franchise et une délicatesse extrêmes — pour un autre) mais il me paraît probable que je ne vous ai pas parlé du prix Goncourt. Voici la raison : cʼest que je nʼy songeais nullement et nʼavais pas envoyé mes livres aux académiciens. Mais (je crois bien depuis ma correspondance avec vous) comme je disais à Reynaldo Hahn (lequel quittait Léon Daudet) combien je regrettais que celui-ci nʼaimât pas mes livres et nʼen perçût pas la composition voilée mais rigoureuse, Reynaldo me répondit quʼau contraire comme quelquʼun avait parlé du prix Goncourt et dʼ-


 

un candidat, Léon Daudet avait répondu : « Ce nʼest pas mon avis ; je trouve supérieure lʼœuvre de Proust Du côté de chez Swann et Jeunes filles en fleurs  et cʼest pour lui que je voterai » . Quand jʼappris cela jʼenvoyai à tout hasard mon livre aux académiciens Goncourt mais après mʼêtre informé et après avoir reçu lʼassurance que le prix Goncourt, sʼil excluait celui de La Vie heureuse , nʼexcluait nullement celui de lʼAcadémie française. Jʼajoute que je ne me croyais aucune chance pour le prix Goncourt, jʼappris peu à peu que M.


 

Élémir Bourges et Rosny aîné plaçaient très haut mes livres, mais je ne savais pas quʼils batailleraient pour eux. Je ne savais même pas quand était le prix Goncourt. Et quand Léon Daudet vint mʼannoncer que je lʼavais, ce fut comme un cadeau de jour de lʼan que jʼaurais reçu à Noël et une année où on ne croyait pas avoir dʼétrennes. Malheureusement la lettre de Madame de Régnier (mais vais-je pouvoir aller jusquʼau bout de cette lettre) semble indiquer que contrairement


 

à ce quʼon mʼavait dit, le prix Goncourt exclut celui de lʼAcadémie. Si cela est (elle ne me le dit pas mais il me semble que cela ressort de sa lettre) puis-je lʼespérer pour lʼan prochain ? Jʼaurais grand intérêt à le savoir, voici pourquoi. Je compte faire paraître tous ensemble mes autres volumes, qui sont faits depuis 1914. Or lʼun dʼeux, sans tendances immorales (plutôt le contraire ; bien involontairement) est malgré cela dʼune telle crudité quʼil empêcherait le Prix de lʼAcadémie. Jʼaimerais donc mieux attendre pour les faire paraître. Comme jʼai été ruiné en 1913, un prix ne mʼ-


 

est pas indifférent. Et celui des Goncourt va manquer son effet de vente du livre, car mon éditeur avait négligé de me dire que lʼouvrage était épuisé, et le temps quʼil fasse « retirer », les quelques personnes qui font attention au prix Goncourt lʼauront oublié. Certes, il est très vrai comme lʼa écrit je ne sais quel journal dans un article, pour le reste absurde, quʼil est fâcheux de recevoir des prix à un âge où on en décerne plutôt. Mais comme je ne pense pas que jʼaie jamais chance dʼêtre membre de lʼAcadémie française , jʼaimerais mieux le Grand Prix de littérature qui me ferait lire de quelques personnes et mettrait un peu de lumière sur mon


 

nom resté inconnu, jʼaimerais mieux le Grand Prix de littérature que rien. Je crois (sans leur avoir jamais parlé de tout cela) que pas mal dʼacadémiciens me seraient favorables. Je nʼai encore envoyé mon livre ni à France ni à Barrès, pour la même raison qui fait que je lʼai envoyé incomplètement au ménage Régnier, le manque de premières éditions. Mais je sais, quoique ne les ayant pas vus depuis quinze ans, leurs sentiments pour moi. Le hasard fait que des académiciens qui littérairement sembleraient devoir mʼêtre hostiles, me


 

sont au contraire favorables. Jʼai reçu hier une longue lettre de félicitations dʼHenry Bordeaux que je nʼai pas vu depuis vingt-cinq ans. Peut-être si cela ennuie lʼAcadémie de couronner le même livre que les Goncourt , pourrait-elle couronner lʼœuvre ( À la recherche du temps perdu , Pastiches et mélanges , Les Plaisirs et les Jours ).

Vous me direz votre avis et je vous envoie en vous demandant de les agréer et de les partager avec Madame de Régnier mes hommages de respectueuse et reconnaissante admiration

Marcel Proust

Note n°1
Cette lettre doit dater du vendredi 12 décembre 1919 : remerciement pour des félicitations concernant le prix Goncourt et mention de lettres reçues le 11 décembre (voir ci-après les notes 2, 3, et en particulier la note 9). [PK, FL]
Note n°2
Félicitations pour le prix Goncourt. Cette lettre ne nous est pas parvenue. [PK]
Note n°3
Mot de félicitations de Marie de Régnier, écrit probablement le jeudi 11 décembre 1919 (voir la lettre CP 03978 ; Kolb, XVIII, n° 298). Ce billet ayant été porté, il ne présente aucun timbre ni cachet postal. Nous ne pouvons savoir si Proust lʼa reçu dans la journée ou la soirée du 11 décembre, ou le 12. [PK, FL]
Note n°4
Il sʼagit du Grand Prix de littérature de lʼAcadémie française, comme on le voit par la suite de la lettre. Créé en 1911, il était à lʼépoque décerné annuellement. [FL]
Note n°5
Au sujet de lʼ« Académie Canaque » fondée par Marie de Heredia vers 1893-1895, dont Proust et Régnier étaient membres, voir la note 2 de la lettre de Marie de Régnier à Proust du [11 décembre 1919] (CP 03978 ; Kolb, XVIII, n° 298). [FL]
Note n°6
Cet « autre » était Edmond Jaloux, qui obtint en effet le Grand Prix de littérature de lʼAcadémie française en 1920. Voir la lettre suivante de Proust à Henri de Régnier [peu après le 12 décembre 1919] et sa note 3 (CP 04854 ; Kolb, XX, n° 377). [PK, FL]
Note n°7
Proust a appris lʼintention de Léon Daudet par Reynaldo Hahn, qui avait séjourné chez les Daudet à La Roche (Indre-et-Loire). Voir la lettre de Proust à Louis de Robert du [début septembre 1919] (CP 03902 ; Kolb, XVIII, n° 221). [PK]
Note n°8
Décerné par le Comité du magazine féminin La Vie heureuse, ce prix avait été institué en 1904 pour protester contre la misogynie du jury du prix Goncourt, et récompensait indifféremment des ouvrages dʼauteurs masculins ou féminins. Lʼautre grand magazine féminin de lʼépoque, Femina, ayant fusionné avec La Vie heureuse en 1917, le prix sʼintitula encore pendant quelques années « Vie heureuse », ou « Vie heureuse - Femina », avant de prendre le nom de « prix Femina » à partir de 1922. [FL]
Note n°9
Proust a dû lire dans La Lanterne du 6 décembre 1919, p. 2, sous le titre « Place aux jeunes » : « On annonce que M. Proust est candidat au Prix Goncourt […] Mais M. Proust frise la cinquantaine et à cet âge il sied de décerner des prix et non dʼen solliciter. » [FP]
Note n°10
La lettre de Bordeaux ne nous est pas parvenue, ni aucune correspondance échangée entre Proust et lui à lʼépoque. Bordeaux ne connaissant probablement pas lʼadresse de Proust rue Hamelin, encore récente, il est vraisemblable quʼil aura écrit à lʼauteur aux éditions de la Nouvelle Revue française, 37 rue Madame, dʼoù cette lettre lui aura été retransmise : même à supposer que cette « longue lettre » ait été écrite dès lʼannonce du prix Goncourt, donc dès lʼaprès-midi du 10 décembre, et postée dans la soirée, Proust ne peut donc pas lʼavoir reçue avant le 11 décembre, du fait de ce (probable) circuit. Puisquʼil dit avoir reçu cette lettre « hier », il doit donc écrire à Régnier le 12 décembre. [PK, FL]
Note n°11
À la différence du prix Goncourt, le Grand Prix de littérature de lʼAcadémie française ne couronne pas un livre, comme semble le croire Proust tout au long de cette lettre, mais lʼensemble de lʼœuvre dʼun écrivain. [FL]
Note
Marcel Proust 1913 Du côté de chez Swann
Note
Marcel Proust 1919 À lʼombre de jeunes filles en fleurs
Note
La Vie heureuse
Note
Marcel Proust 1913-1927 À la recherche du temps perdu
Note
Marcel Proust 1919 Pastiches et Mélanges
Note
Marcel Proust 1896 Les Plaisirs et les Jours


Mots-clefs :prix Goncourt
Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : November 23, 2022 10:23
Surlignage

Cher Monsieur et ami

Votre lettre mʼa profondément
touché, ces gentilles félicitations
pour si peu de chose. Et jʼallais
vous répondre, malgré lʼétat où je
suis, quand un mot charmant de
Madame de Régnier me ravit, me
désole. Comme il pose pour moi un
problème académique, je me permets
dans cette lettre dʼen discuter avec vous,
pour ne pas redire les mêmes choses
deux fois, et demain jʼécrirai à


Madame de Régnier pour la
remercier, en lui disant que je
vous ai parlé de la partie académique
et sans lʼennuyer de nouveau. Je
dis de nouveau parce que je sais
que vous ne faites quʼun tous les
deux et que ce que je vais vous
dire elle le saura aussitôt.
Madame de Régnier me dit que
ce prix Goncourt pour moi  elle serait
presque tentée de le regretter car
elle était entrain de travailler pour
moi pour le Gd Prix de lʼ-


Académie . Dʼune autre personne quʼelle, je croirais que
cʼest une amabilité retrospective, sans vérité. Mais
je sais — depuis les temps lointains des « Canaques » —
quʼelle est la franchise même. Aussi je suis
touché plus que je ne puis dire et dʼautre part
très perplexe, je vais  si mes forces peuvent me
soutenir jusquʼau bout de cette lettre, vous dire
pourquoi. Je ne me souviens pas exactement de lʼ-
époque où je vous ai parlé du Gd  Prix de littérature
(et comment aurais-je pu espérer que Madame de
Régnier
travaillerait pour moi alors que vous aviez


pris position — vous me lʼavez dit avec une fran-
chise et une délicatesse extrêmes — pour un
autre) mais il me paraît probable que je ne vous
ai pas parlé du Prix Goncourt. Voici la raison :
cʼest que je nʼy songeais nullement et nʼavais
pas envoyé mes livres aux Académiciens. Mais (je
crois bien depuis ma correspondance avec vous) comme
je disais à Reynaldo Hahn (lequel quittait Léon Daudet)
combien je regrettais que celui-ci nʼaimât pas mes
livres et nʼen perçût pas la composition voilée mais
rigoureuse, Reynaldo me répondit quʼau contraire
comme q. q un avait parlé du Prix Goncourt et dʼ-


un candidat, Léon Daudet avait répondu :
« Ce nʼest pas mon avis ; je trouve supérieure
lʼœuvre de Proust du Côté de c. Swann
et Jeunes filles en fleurs  et cʼest pour lui
que je voterai » ). Quand jʼappris cela
jʼenvoyai à tout hasard mon livre
aux académiciens Goncourt mais après
mʼêtre informé et après avoir reçu lʼas-
surance que le Prix Goncourt, sʼil
excluait celui de la Vie Heureuse
nʼexcluait nullement celui de lʼ-
Académie française. Jʼajoute que je ne
me croyais aucune chance pour le Prix
Goncourt, jʼappris peu à peu que M.


Elémir Bourges et Rosny aîné pla-
caient
très haut mes livres, mais je ne
savais pas quʼils batailleraient pour eux.
Je ne savais même pas quand était
le Prix Goncourt. Et quand Léon Daudet
vint mʼannoncer que je lʼavais,
ce fut comme un cadeau de jour de
lʼan que jʼaurais reçu à Noel et
une année où on ne croyait pas avoir
Etrennes. Malheureusement la lettre
de Madame de Régnier (mais vais-je
pouvoir aller jusquʼau bout de cette
lettre) semble indiquer que contrairement


à ce quʼon mʼavait dit, le Prix Goncourt exclut celui
de lʼAcadémie. Si cela est (elle ne me le dit
pas mais il me semble que cela ressort de sa
lettre) puis-je lʼespérer pour lʼan prochain ?
Jʼaurais grand intérêt à le savoir voici pourquoi.
Je compte faire paraître tous ensemble mes autres volumes,
qui sont faits depuis 1914. Or lʼun dʼeux, sans
tendances immorales (plutôt le contraire ; bien
involontairement) est malgré cela dʼune telle
crudité quʼil empêcherait le Prix de lʼAcadémie.
Jʼaimerais donc mieux attendre pour les faire
paraître. Comme jʼai été ruiné en 1913, un prix ne mʼ-


est pas indifférent. Et celui des Goncourt va manquer son
effet de vente du livre, car mon éditeur avait négligé de
me dire que lʼouvrage était épuisé et le
temps quʼil fasse « retirer » les q. q. personnes qui font
attention au prix Goncourt lʼauront oublié. Certes, il
est très vrai comme lʼa écrit je ne sais quel journal dans
un article, pour le reste absurde, quʼil est fâcheux de
recevoir des prix à un âge où on en décerne plutôt.
Mais comme je ne pense pas que jʼaie jamais chance
dʼêtre membre de lʼAcadémie fcaise , jʼaimerais
mieux le gd  prix de littérature qui me ferait lire de
q. q. personnes et mettrait un peu de lumière sur mon


nom resté inconnu, jʼaimerais mieux
le Gd Prix de Littérature que rien. Je
crois (sans leur avoir jamais parlé de
tout cela) que pas mal dʼacadémiciens
me seraient favorables. Je nʼai encore
envoyé mon livre ni à France ni à
Barrès, pour la même raison qui fait que
je lʼai envoyé incomplètement au
ménage Régnier, le manque de 1ères
éditions. Mais je sais quoique ne les
ayant pas vus depuis quinze ans, leurs
sentiments pour moi. Le hasard fait
que des académiciens qui littérairement
sembleraient devoir mʼêtre hostiles, me



sont au contraire favorables. Jʼai reçu
hier une longue lettre de félicitations
Henry Bordeaux que je nʼai pas
vu depuis 25 ans. Peutʼêtre si cela
ennuie lʼAcadémie de couronner le
même livre que les Goncourt , pour-
rait-elle couronner lʼœuvre ( A la
Recherche du Temps Perdu
, Pastiches
et mélanges
, les Plaisirs et les Jours ).

Vous me direz votre avis et je vous
envoie en vous demandant de les agréer
et de les partager avec Madame de
Régnier mes hommages de respectueuse
et reconnaissante admiration

Marcel Proust

Surlignage
 

Cher Monsieur et ami

Votre lettre mʼa profondément touché, ces gentilles félicitations pour si peu de chose. Et jʼallais vous répondre, malgré lʼétat où je suis, quand un mot charmant de Madame de Régnier me ravit, me désole. Comme il pose pour moi un problème académique, je me permets dans cette lettre dʼen discuter avec vous, pour ne pas redire les mêmes choses deux fois, et demain jʼécrirai à


 

Madame de Régnier pour la remercier, en lui disant que je vous ai parlé de la partie académique et sans lʼennuyer de nouveau. Je dis de nouveau parce que je sais que vous ne faites quʼun tous les deux et que ce que je vais vous dire elle le saura aussitôt. Madame de Régnier me dit que ce prix Goncourt pour moi, elle serait presque tentée de le regretter car elle était en train de travailler pour moi pour le Grand Prix de lʼ-


 

Académie . Dʼune autre personne quʼelle, je croirais que cʼest une amabilité rétrospective, sans vérité. Mais je sais — depuis les temps lointains des « Canaques » — quʼelle est la franchise même. Aussi je suis touché plus que je ne puis dire et dʼautre part très perplexe, je vais, si mes forces peuvent me soutenir jusquʼau bout de cette lettre, vous dire pourquoi. Je ne me souviens pas exactement de lʼépoque où je vous ai parlé du Grand Prix de littérature (et comment aurais-je pu espérer que Madame de Régnier travaillerait pour moi alors que vous aviez


 

pris position — vous me lʼavez dit avec une franchise et une délicatesse extrêmes — pour un autre) mais il me paraît probable que je ne vous ai pas parlé du prix Goncourt. Voici la raison : cʼest que je nʼy songeais nullement et nʼavais pas envoyé mes livres aux académiciens. Mais (je crois bien depuis ma correspondance avec vous) comme je disais à Reynaldo Hahn (lequel quittait Léon Daudet) combien je regrettais que celui-ci nʼaimât pas mes livres et nʼen perçût pas la composition voilée mais rigoureuse, Reynaldo me répondit quʼau contraire comme quelquʼun avait parlé du prix Goncourt et dʼ-


 

un candidat, Léon Daudet avait répondu : « Ce nʼest pas mon avis ; je trouve supérieure lʼœuvre de Proust Du côté de chez Swann et Jeunes filles en fleurs  et cʼest pour lui que je voterai » . Quand jʼappris cela jʼenvoyai à tout hasard mon livre aux académiciens Goncourt mais après mʼêtre informé et après avoir reçu lʼassurance que le prix Goncourt, sʼil excluait celui de La Vie heureuse , nʼexcluait nullement celui de lʼAcadémie française. Jʼajoute que je ne me croyais aucune chance pour le prix Goncourt, jʼappris peu à peu que M.


 

Élémir Bourges et Rosny aîné plaçaient très haut mes livres, mais je ne savais pas quʼils batailleraient pour eux. Je ne savais même pas quand était le prix Goncourt. Et quand Léon Daudet vint mʼannoncer que je lʼavais, ce fut comme un cadeau de jour de lʼan que jʼaurais reçu à Noël et une année où on ne croyait pas avoir dʼétrennes. Malheureusement la lettre de Madame de Régnier (mais vais-je pouvoir aller jusquʼau bout de cette lettre) semble indiquer que contrairement


 

à ce quʼon mʼavait dit, le prix Goncourt exclut celui de lʼAcadémie. Si cela est (elle ne me le dit pas mais il me semble que cela ressort de sa lettre) puis-je lʼespérer pour lʼan prochain ? Jʼaurais grand intérêt à le savoir, voici pourquoi. Je compte faire paraître tous ensemble mes autres volumes, qui sont faits depuis 1914. Or lʼun dʼeux, sans tendances immorales (plutôt le contraire ; bien involontairement) est malgré cela dʼune telle crudité quʼil empêcherait le Prix de lʼAcadémie. Jʼaimerais donc mieux attendre pour les faire paraître. Comme jʼai été ruiné en 1913, un prix ne mʼ-


 

est pas indifférent. Et celui des Goncourt va manquer son effet de vente du livre, car mon éditeur avait négligé de me dire que lʼouvrage était épuisé, et le temps quʼil fasse « retirer », les quelques personnes qui font attention au prix Goncourt lʼauront oublié. Certes, il est très vrai comme lʼa écrit je ne sais quel journal dans un article, pour le reste absurde, quʼil est fâcheux de recevoir des prix à un âge où on en décerne plutôt. Mais comme je ne pense pas que jʼaie jamais chance dʼêtre membre de lʼAcadémie française , jʼaimerais mieux le Grand Prix de littérature qui me ferait lire de quelques personnes et mettrait un peu de lumière sur mon


 

nom resté inconnu, jʼaimerais mieux le Grand Prix de littérature que rien. Je crois (sans leur avoir jamais parlé de tout cela) que pas mal dʼacadémiciens me seraient favorables. Je nʼai encore envoyé mon livre ni à France ni à Barrès, pour la même raison qui fait que je lʼai envoyé incomplètement au ménage Régnier, le manque de premières éditions. Mais je sais, quoique ne les ayant pas vus depuis quinze ans, leurs sentiments pour moi. Le hasard fait que des académiciens qui littérairement sembleraient devoir mʼêtre hostiles, me


 

sont au contraire favorables. Jʼai reçu hier une longue lettre de félicitations dʼHenry Bordeaux que je nʼai pas vu depuis vingt-cinq ans. Peut-être si cela ennuie lʼAcadémie de couronner le même livre que les Goncourt , pourrait-elle couronner lʼœuvre ( À la recherche du temps perdu , Pastiches et mélanges , Les Plaisirs et les Jours ).

Vous me direz votre avis et je vous envoie en vous demandant de les agréer et de les partager avec Madame de Régnier mes hommages de respectueuse et reconnaissante admiration

Marcel Proust

Note n°1
Cette lettre doit dater du vendredi 12 décembre 1919 : remerciement pour des félicitations concernant le prix Goncourt et mention de lettres reçues le 11 décembre (voir ci-après les notes 2, 3, et en particulier la note 9). [PK, FL]
Note n°2
Félicitations pour le prix Goncourt. Cette lettre ne nous est pas parvenue. [PK]
Note n°3
Mot de félicitations de Marie de Régnier, écrit probablement le jeudi 11 décembre 1919 (voir la lettre CP 03978 ; Kolb, XVIII, n° 298). Ce billet ayant été porté, il ne présente aucun timbre ni cachet postal. Nous ne pouvons savoir si Proust lʼa reçu dans la journée ou la soirée du 11 décembre, ou le 12. [PK, FL]
Note n°4
Il sʼagit du Grand Prix de littérature de lʼAcadémie française, comme on le voit par la suite de la lettre. Créé en 1911, il était à lʼépoque décerné annuellement. [FL]
Note n°5
Au sujet de lʼ« Académie Canaque » fondée par Marie de Heredia vers 1893-1895, dont Proust et Régnier étaient membres, voir la note 2 de la lettre de Marie de Régnier à Proust du [11 décembre 1919] (CP 03978 ; Kolb, XVIII, n° 298). [FL]
Note n°6
Cet « autre » était Edmond Jaloux, qui obtint en effet le Grand Prix de littérature de lʼAcadémie française en 1920. Voir la lettre suivante de Proust à Henri de Régnier [peu après le 12 décembre 1919] et sa note 3 (CP 04854 ; Kolb, XX, n° 377). [PK, FL]
Note n°7
Proust a appris lʼintention de Léon Daudet par Reynaldo Hahn, qui avait séjourné chez les Daudet à La Roche (Indre-et-Loire). Voir la lettre de Proust à Louis de Robert du [début septembre 1919] (CP 03902 ; Kolb, XVIII, n° 221). [PK]
Note n°8
Décerné par le Comité du magazine féminin La Vie heureuse, ce prix avait été institué en 1904 pour protester contre la misogynie du jury du prix Goncourt, et récompensait indifféremment des ouvrages dʼauteurs masculins ou féminins. Lʼautre grand magazine féminin de lʼépoque, Femina, ayant fusionné avec La Vie heureuse en 1917, le prix sʼintitula encore pendant quelques années « Vie heureuse », ou « Vie heureuse - Femina », avant de prendre le nom de « prix Femina » à partir de 1922. [FL]
Note n°9
Proust a dû lire dans La Lanterne du 6 décembre 1919, p. 2, sous le titre « Place aux jeunes » : « On annonce que M. Proust est candidat au Prix Goncourt […] Mais M. Proust frise la cinquantaine et à cet âge il sied de décerner des prix et non dʼen solliciter. » [FP]
Note n°10
La lettre de Bordeaux ne nous est pas parvenue, ni aucune correspondance échangée entre Proust et lui à lʼépoque. Bordeaux ne connaissant probablement pas lʼadresse de Proust rue Hamelin, encore récente, il est vraisemblable quʼil aura écrit à lʼauteur aux éditions de la Nouvelle Revue française, 37 rue Madame, dʼoù cette lettre lui aura été retransmise : même à supposer que cette « longue lettre » ait été écrite dès lʼannonce du prix Goncourt, donc dès lʼaprès-midi du 10 décembre, et postée dans la soirée, Proust ne peut donc pas lʼavoir reçue avant le 11 décembre, du fait de ce (probable) circuit. Puisquʼil dit avoir reçu cette lettre « hier », il doit donc écrire à Régnier le 12 décembre. [PK, FL]
Note n°11
À la différence du prix Goncourt, le Grand Prix de littérature de lʼAcadémie française ne couronne pas un livre, comme semble le croire Proust tout au long de cette lettre, mais lʼensemble de lʼœuvre dʼun écrivain. [FL]
Note
Marcel Proust 1913 Du côté de chez Swann
Note
Marcel Proust 1919 À lʼombre de jeunes filles en fleurs
Note
La Vie heureuse
Note
Marcel Proust 1913-1927 À la recherche du temps perdu
Note
Marcel Proust 1919 Pastiches et Mélanges
Note
Marcel Proust 1896 Les Plaisirs et les Jours


Mots-clefs :prix Goncourt
Date de mise en ligne : October 4, 2022 15:07
Date de la dernière mise à jour : November 23, 2022 10:23
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