CP 03862 Marcel Proust à Daniel Halévy [le samedi soir 19 juillet 1919]
1
Mon cher Daniel
Quand jʼai depuis si
longtemps des choses si
utiles à tʼécrire (il
a
fallu un état voisin de la
mort pour que je ne tʼaie
pas encore écrit tout ce
que
je pense de ton admirable
livre
2,
pour que la plaquette
que tu as été si bon de me
2
prêter3 soit encore auprès
de mon
lit, pour que
ne parvenant pas à faire
trouver de 1res
éditions de
mes livres quʼon cherche
vainement pour toi
depuis
plusieurs semaines
accaparées (les éditions par je ne sais quel
libraire), je
ne me sois pas résigné
encore à tʼenvoyer des
éditions plus
ordinaires
mais qui au moins te
permettront de me lire
3
si tu en as envie) je te dise ce soir combien
je desapprouve ton manifeste
du Figaro
4.
Desapprobation dʼun manifeste, vanité
plus grande encore que le manifeste
lui-
même. Lʼexcuse certaine de celui-ci
cʼest quʼil répond dis-tu à un autre
manifeste « bolcheviste »
5. Je nʼai pas lu
le 1er
, je ne sais où on peut le trouver
et je ne doute pas quʼil ne soit
absurde.
4
Mais si jʼétais moins fatigué, que dʼabsurdités
aussi à relever dans le manifeste
du Figaro.
Aucun esprit juste ne
contestera quʼon fait
perdre sa valeur universelle à une œuvre
en la
dénationalisant, et que cʼest à la
cime même du particulier quʼéclôt
le
général. Mais nʼest-ce pas une vérité de
même ordre, quʼon ôte sa valeur
géne-
rale et même nationale à une œuvre en
cherchant à la nationaliser ? Les
mystérieuses
5
lois qui président à lʼéclosion
de la vérité esthétique aussi
bien que de la
vérité scienti-
fique sont faussées, si
un raisonnement étranger
intervient dʼabord.
Le
savant qui fait le plus gd
honneur à la France par
les lois quʼil met en
lumière,
cesserait de lui faire honneur
sʼil le cherchait et ne
cherchait
pas la vérité seule,
ne trouverait plus ce rapport
unique quʼest une loi. Jʼai honte de dire
des choses aussi simples mais
ne
peux comprendre quʼun esprit
6
comme le tien semble nʼen pas
tenir compte. Que la France
doive veiller sur les litté-
ratures du monde entier,
cʼest un mandat quʼon pleure-
rait de joie dʼapprendre quʼon
nous a confié, mais quʼil
est un peu
choquant de nous
voir assumer de nous même.
Cette « hégémonie », née de
la « Victoire »6
fait involon-
tairement penser à «
Deuthsland
über alles
»7 et à
cause de
7
cela est légèrement desagréable. Le caractère
de « notre race »8 (est-il dʼun bien
bon
français, de parler de « race » « francaise » ?)
était de savoir allier à autant de
fierté plus de
modestie. — . Personne nʼ-
admire plus que moi lʼEglise, mais
prendre le contrepied dʼHomais jusquʼà
dire quʼelle a été la tutelle des progrès
de
lʼesprit humain, en tout temps, est un
8
peu fort9. Il est vrai quʼil
y a des catholi-
ques « incroyants ». Mais ceux-là à la tête
desquels est je suppose
Maurras, nʼont
pas apporté au moment de
lʼAffaire Dreyfus
un gd
appui à la Justice française.
Pourquoi prendre vis à vis des autres pays ce
ton si tranchant dans des matières, comme
les
lettres, où on ne règne que par la
9
persuasion. A maintes
reprises, vous dites « nous
entendons » (dans le
sens
de « nous voulons sans admettre
de réplique ».) Ce nʼest pas là
le ton des « soldats de lʼ-
Esprit ». Et, même dans
un manifeste, à vouloir
être à tte
force francais,
vous avez pris un ton
germanique. Je nʼai
pas besoin de te
dire que
10
si je connaissais le
manifeste « bolcheviste »
je le trouverais certaine-
ment mille fois pire
que le vôtre. Mais
le premier tort de
ce
dernier est dʼêtre un
manifeste. Il ne peut y
en avoir aucun qui
honore
autant la France et la
serve aussi bien que tes
œuvres
Ton admirateuret ami
Marcel Proust
1
Mon cher Daniel
Quand jʼai depuis si longtemps des choses si utiles à tʼécrire (il a fallu un état voisin de la mort pour que je ne tʼaie pas encore écrit tout ce que je pense de ton admirable livre 2, pour que la plaquette que tu as été si bon de me
prêter3 soit encore auprès de mon lit, pour que ne parvenant pas à faire trouver de premières éditions de mes livres quʼon cherche vainement pour toi depuis plusieurs semaines (accaparées les éditions par je ne sais quel libraire), je ne me sois pas résigné encore à tʼenvoyer des éditions plus ordinaires mais qui au moins te permettront de me lire
si tu en as envie) je te dis ce soir combien je désapprouve ton manifeste du Figaro 4. Désapprobation dʼun manifeste, vanité plus grande encore que le manifeste lui- même. Lʼexcuse certaine de celui-ci cʼest quʼil répond dis-tu à un autre manifeste « bolcheviste » 5. Je nʼai pas lu le premier, je ne sais où on peut le trouver et je ne doute pas quʼil ne soit absurde.
Mais si jʼétais moins fatigué, que dʼabsurdités aussi à relever dans le manifeste du Figaro. Aucun esprit juste ne contestera quʼon fait perdre sa valeur universelle à une œuvre en la dénationalisant, et que cʼest à la cime même du particulier quʼéclôt le général. Mais nʼest-ce pas une vérité de même ordre, quʼon ôte sa valeur génerale et même nationale à une œuvre en cherchant à la nationaliser ? Les mystérieuses
lois qui président à lʼéclosion de la vérité esthétique aussi bien que de la vérité scientifique sont faussées, si un raisonnement étranger intervient dʼabord. Le savant qui fait le plus grand honneur à la France par les lois quʼil met en lumière, cesserait de lui faire honneur sʼil le cherchait et ne cherchait pas la vérité seule, ne trouverait plus ce rapport unique quʼest une loi. Jʼai honte de dire des choses aussi simples mais ne peux comprendre quʼun esprit
comme le tien semble nʼen pas tenir compte. Que la France doive veiller sur les littératures du monde entier, cʼest un mandat quʼon pleurerait de joie dʼapprendre quʼon nous a confié, mais quʼil est un peu choquant de nous voir assumer de nous-mêmes. Cette « hégémonie », née de la « Victoire »6 , fait involontairement penser à « Deutschland über alles »7 et à cause de
cela est légèrement désagréable. Le caractère de « notre race »8 (est-il dʼun bien bon français, de parler de « race » « française » ?) était de savoir allier à autant de fierté plus de modestie.
Personne nʼadmire plus que moi lʼÉglise, mais prendre le contrepied dʼHomais jusquʼà dire quʼelle a été la tutelle des progrès de lʼesprit humain, en tout temps, est un
peu fort9. Il est vrai quʼil y a des catholiques « incroyants ». Mais ceux-là à la tête desquels est je suppose Maurras, nʼont pas apporté au moment de lʼAffaire Dreyfus un grand appui à la Justice française. Pourquoi prendre vis-à-vis des autres pays ce ton si tranchant dans des matières, comme les lettres, où on ne règne que par la
persuasion. À maintes reprises, vous dites « nous entendons » (dans le sens de « nous voulons sans admettre de réplique »). Ce nʼest pas là le ton des « soldats de lʼEsprit ». Et, même dans un manifeste, à vouloir être à toute force français, vous avez pris un ton germanique. Je nʼai pas besoin de te dire que
si je connaissais le manifeste « bolcheviste » je le trouverais certainement mille fois pire que le vôtre. Mais le premier tort de ce dernier est dʼêtre un manifeste. Il ne peut y en avoir aucun qui honore autant la France et la serve aussi bien que tes œuvres.
Ton admirateuret ami
Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 16:12
1
Mon cher Daniel
Quand jʼai depuis si
longtemps des choses si
utiles à tʼécrire (il
a
fallu un état voisin de la
mort pour que je ne tʼaie
pas encore écrit tout ce
que
je pense de ton admirable
livre
2,
pour que la plaquette
que tu as été si bon de me
2
prêter3 soit encore auprès
de mon
lit, pour que
ne parvenant pas à faire
trouver de 1res
éditions de
mes livres quʼon cherche
vainement pour toi
depuis
plusieurs semaines
accaparées (les éditions par je ne sais quel
libraire), je
ne me sois pas résigné
encore à tʼenvoyer des
éditions plus
ordinaires
mais qui au moins te
permettront de me lire
3
si tu en as envie) je te dise ce soir combien
je desapprouve ton manifeste
du Figaro
4.
Desapprobation dʼun manifeste, vanité
plus grande encore que le manifeste
lui-
même. Lʼexcuse certaine de celui-ci
cʼest quʼil répond dis-tu à un autre
manifeste « bolcheviste »
5. Je nʼai pas lu
le 1er
, je ne sais où on peut le trouver
et je ne doute pas quʼil ne soit
absurde.
4
Mais si jʼétais moins fatigué, que dʼabsurdités
aussi à relever dans le manifeste
du Figaro.
Aucun esprit juste ne
contestera quʼon fait
perdre sa valeur universelle à une œuvre
en la
dénationalisant, et que cʼest à la
cime même du particulier quʼéclôt
le
général. Mais nʼest-ce pas une vérité de
même ordre, quʼon ôte sa valeur
géne-
rale et même nationale à une œuvre en
cherchant à la nationaliser ? Les
mystérieuses
5
lois qui président à lʼéclosion
de la vérité esthétique aussi
bien que de la
vérité scienti-
fique sont faussées, si
un raisonnement étranger
intervient dʼabord.
Le
savant qui fait le plus gd
honneur à la France par
les lois quʼil met en
lumière,
cesserait de lui faire honneur
sʼil le cherchait et ne
cherchait
pas la vérité seule,
ne trouverait plus ce rapport
unique quʼest une loi. Jʼai honte de dire
des choses aussi simples mais
ne
peux comprendre quʼun esprit
6
comme le tien semble nʼen pas
tenir compte. Que la France
doive veiller sur les litté-
ratures du monde entier,
cʼest un mandat quʼon pleure-
rait de joie dʼapprendre quʼon
nous a confié, mais quʼil
est un peu
choquant de nous
voir assumer de nous même.
Cette « hégémonie », née de
la « Victoire »6
fait involon-
tairement penser à «
Deuthsland
über alles
»7 et à
cause de
7
cela est légèrement desagréable. Le caractère
de « notre race »8 (est-il dʼun bien
bon
français, de parler de « race » « francaise » ?)
était de savoir allier à autant de
fierté plus de
modestie. — . Personne nʼ-
admire plus que moi lʼEglise, mais
prendre le contrepied dʼHomais jusquʼà
dire quʼelle a été la tutelle des progrès
de
lʼesprit humain, en tout temps, est un
8
peu fort9. Il est vrai quʼil
y a des catholi-
ques « incroyants ». Mais ceux-là à la tête
desquels est je suppose
Maurras, nʼont
pas apporté au moment de
lʼAffaire Dreyfus
un gd
appui à la Justice française.
Pourquoi prendre vis à vis des autres pays ce
ton si tranchant dans des matières, comme
les
lettres, où on ne règne que par la
9
persuasion. A maintes
reprises, vous dites « nous
entendons » (dans le
sens
de « nous voulons sans admettre
de réplique ».) Ce nʼest pas là
le ton des « soldats de lʼ-
Esprit ». Et, même dans
un manifeste, à vouloir
être à tte
force francais,
vous avez pris un ton
germanique. Je nʼai
pas besoin de te
dire que
10
si je connaissais le
manifeste « bolcheviste »
je le trouverais certaine-
ment mille fois pire
que le vôtre. Mais
le premier tort de
ce
dernier est dʼêtre un
manifeste. Il ne peut y
en avoir aucun qui
honore
autant la France et la
serve aussi bien que tes
œuvres
Ton admirateuret ami
Marcel Proust
1
Mon cher Daniel
Quand jʼai depuis si longtemps des choses si utiles à tʼécrire (il a fallu un état voisin de la mort pour que je ne tʼaie pas encore écrit tout ce que je pense de ton admirable livre 2, pour que la plaquette que tu as été si bon de me
prêter3 soit encore auprès de mon lit, pour que ne parvenant pas à faire trouver de premières éditions de mes livres quʼon cherche vainement pour toi depuis plusieurs semaines (accaparées les éditions par je ne sais quel libraire), je ne me sois pas résigné encore à tʼenvoyer des éditions plus ordinaires mais qui au moins te permettront de me lire
si tu en as envie) je te dis ce soir combien je désapprouve ton manifeste du Figaro 4. Désapprobation dʼun manifeste, vanité plus grande encore que le manifeste lui- même. Lʼexcuse certaine de celui-ci cʼest quʼil répond dis-tu à un autre manifeste « bolcheviste » 5. Je nʼai pas lu le premier, je ne sais où on peut le trouver et je ne doute pas quʼil ne soit absurde.
Mais si jʼétais moins fatigué, que dʼabsurdités aussi à relever dans le manifeste du Figaro. Aucun esprit juste ne contestera quʼon fait perdre sa valeur universelle à une œuvre en la dénationalisant, et que cʼest à la cime même du particulier quʼéclôt le général. Mais nʼest-ce pas une vérité de même ordre, quʼon ôte sa valeur génerale et même nationale à une œuvre en cherchant à la nationaliser ? Les mystérieuses
lois qui président à lʼéclosion de la vérité esthétique aussi bien que de la vérité scientifique sont faussées, si un raisonnement étranger intervient dʼabord. Le savant qui fait le plus grand honneur à la France par les lois quʼil met en lumière, cesserait de lui faire honneur sʼil le cherchait et ne cherchait pas la vérité seule, ne trouverait plus ce rapport unique quʼest une loi. Jʼai honte de dire des choses aussi simples mais ne peux comprendre quʼun esprit
comme le tien semble nʼen pas tenir compte. Que la France doive veiller sur les littératures du monde entier, cʼest un mandat quʼon pleurerait de joie dʼapprendre quʼon nous a confié, mais quʼil est un peu choquant de nous voir assumer de nous-mêmes. Cette « hégémonie », née de la « Victoire »6 , fait involontairement penser à « Deutschland über alles »7 et à cause de
cela est légèrement désagréable. Le caractère de « notre race »8 (est-il dʼun bien bon français, de parler de « race » « française » ?) était de savoir allier à autant de fierté plus de modestie.
Personne nʼadmire plus que moi lʼÉglise, mais prendre le contrepied dʼHomais jusquʼà dire quʼelle a été la tutelle des progrès de lʼesprit humain, en tout temps, est un
peu fort9. Il est vrai quʼil y a des catholiques « incroyants ». Mais ceux-là à la tête desquels est je suppose Maurras, nʼont pas apporté au moment de lʼAffaire Dreyfus un grand appui à la Justice française. Pourquoi prendre vis-à-vis des autres pays ce ton si tranchant dans des matières, comme les lettres, où on ne règne que par la
persuasion. À maintes reprises, vous dites « nous entendons » (dans le sens de « nous voulons sans admettre de réplique »). Ce nʼest pas là le ton des « soldats de lʼEsprit ». Et, même dans un manifeste, à vouloir être à toute force français, vous avez pris un ton germanique. Je nʼai pas besoin de te dire que
si je connaissais le manifeste « bolcheviste » je le trouverais certainement mille fois pire que le vôtre. Mais le premier tort de ce dernier est dʼêtre un manifeste. Il ne peut y en avoir aucun qui honore autant la France et la serve aussi bien que tes œuvres.
Ton admirateuret ami
Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 16:12