CP 03780 Marcel Proust à Gaston Gallimard [le 21 ou 22 mai 1919]








1
Cher ami
Votre lettre2 ne me persuade
aucunement.
Et je suis triste surtout que la
mienne
(cʼest de lʼavant
dernière
3 que
vous
parlez sans doute, car je ne vois pas
ce
qui pourrait avoir eu cet effet dans
la
dernière4, ni
dʼailleurs je dois dire dans lʼ-
avant dernière) vous «
désespère ». Je ne
voudrais que votre joie et cʼest donc
moi
qui suis désespéré. Vous jouez sur les
mots
quand vous dites que vous êtes éditeur et
non
imprimeur5. Car un
éditeur a principalement
parmi ses fonctions de faire imprimer
ses
livres. Vous avez été
directeur de
théâtre en Amérique et je pense
que
cʼest à cela, bien plus quʼà la
distinction que vous faites
entre
imprimeur et éditeur, que je
dois dʼavoir
de lʼOmbre des
Jeunes
filles en fleurs
lʼédition la plus
sabo-
tée qui se puisse
voir. Admettons un
instant que toutes les fautes soient
de
moi, il y a des correcteurs pour q.q. chose.
Vous me
dites que vous avez été
dʼimpri-
meur en imprimeur,
je vous en remercie
et jʼen suis confus, mais alors cela
a
été pour revenir au même,
puisque cʼest le
même nom que celui qui mʼa été dit
en
Décembre quand on a quitté la
Semeuse6. Il
a peutʼêtre
dʼailleurs dʼadmirables qualités, mais
je vous supplie de garder
un double des pages
quʼil a extraites de
A lʼOmbre des Jeunes f.
en
fleurs
pour la
Nlle
Revue
fcaise
. Nous
les
lirons un soir ensemble un soir au Ritz ou
chez
moi et vous verrez quel est ce prodige.
Accordez-moi ce plaisir
et je vous promets une
vraie stupéfaction7. Cher ami et éditeur,
vous paraissez me
reprocher mon système de retouches8.
Je reconnais quʼil complique tout (pas dans
la
chose de la Revue
, en tous cas !).
Mais quand vous
mʼavez demandé de quitter Grasset pour venir chez
vous, vous
le connaissiez, car vous êtes venu avec
Copeau qui devant les épreuves remaniées de Grasset
sʼest écrié : « Mais cʼest
un nouveau livre ! ».
Je mʼexcuse auprès de vous de deux
façons, la première
cʼest en disant que toute qualité morale a
pour fonc-
tion une
différence matérielle. Puisque vous avez la
bonté de trouver
dans mes livres quelque chose dʼun peu
riche qui vous plaît,
dites-vous que cela est dû
précisé-
ment à cette
surnourriture que je leur réinfuse en
vivant, ce qui
matériellement se traduit
par ces ajoutages. Dites vous aussi que si
vous
mʼavez donné une grande preuve
dʼamitié en me demandant mes
livres,
cʼest aussi par amitié que je vous
les
ai donnés. Quand je vous ai envoyé
le
manuscrit de Swann
et que vous lʼavez
refusé, il pouvait y
avoir intérêt pour
moi à ce que lʼéclat de votre
maison
illustrât un peu ce livre. Depuis quʼil
a
paru chez Grasset, il sʼest
fait je ne
sais comment, tant dʼamis, que
je
pouvais publier les suivants chez
Gras-
set sans craindre
quʼils passassent
inaperçus. Jʼai obéi en les lui
retirant
et en les mettant chez vous à une
pensée dʼamitié, comme
vous. Hélas,
vous êtes parti, je nʼai cessé
de
recevoir des livres des autres (car
il y a
des éditeurs qui ont des
imprimeurs, croyez en la pile
dʼ-
ouvrages reçus et non
coupés qui est
dans ma chambre) mais pas
dʼépreuves.
Je pense quʼelles viendront. Je
nʼai
plus les mêmes forces, et cʼest peutʼ
être moi à mon tour qui serai
un
peu lent. Pourvu que tout paraisse
de mon
vivant ce sera bien, et sʼil
en advenait9 autrement jʼai laissé tous
mes cahiers
numérotés que vous
prendriez et je compte
alors sur vous pour faire la
publication
complète10. Je nʼai pas encore
abordé
dʼautres points de votre lettre. Mais la
fatigue
mʼarrête et je vous quitte en vous
serrant
la main
bien affectueusement
Marcel Proust
Je nʼai toujours pas reçu
les droits dʼauteur
de Grasset. Je compte sur vous.
Au moment où
cette lettre aurait dû être partie je
recois un mot charmant de Grasset me demandant de
lui
donner pour une Revue quʼil fonde avec Jean
Dupuy à
200 000 exemplaires la primeur de mon
livre11. Je vais lui répondre
que
cʼest impossible mon livre paraissant incessamment. Je
trouvais en effet
Juin un détestable mois, mais il vaut
mieux ne plus retarder dʼun jour.
1
Cher ami
Votre lettre2 ne me persuade aucunement. Et je suis triste surtout que la mienne (cʼest de lʼavant-dernière 3 que vous parlez sans doute, car je ne vois pas ce qui pourrait avoir eu cet effet dans la dernière4, ni dʼailleurs je dois dire dans lʼ avant-dernière) vous « désespère ». Je ne voudrais que votre joie et cʼest donc moi qui suis désespéré. Vous jouez sur les mots quand vous dites que vous êtes éditeur et non imprimeur5. Car un éditeur a principalement parmi ses fonctions de faire imprimer ses
livres. Vous avez été directeur de théâtre en Amérique et je pense que cʼest à cela, bien plus quʼà la distinction que vous faites entre imprimeur et éditeur, que je dois dʼavoir de lʼOmbre des Jeunes filles en fleurs lʼédition la plus sabo tée qui se puisse voir. Admettons un instant que toutes les fautes soient de moi, il y a des correcteurs pour quelque chose. Vous me dites que vous avez été dʼimpri meur en imprimeur, je vous en remercie et jʼen suis confus, mais alors cela a
été pour revenir au même, puisque cʼest le même nom que celui qui mʼa été dit en décembre quand on a quitté la Semeuse6. Il a peut-être dʼailleurs dʼadmirables qualités, mais je vous supplie de garder un double des pages quʼil a extraites de À lʼOmbre des Jeunes filles en fleurs pour la Nouvelle Revue française . Nous les lirons un soir ensemble un soir au Ritz ou chez moi et vous verrez quel est ce prodige. Accordez-moi ce plaisir et je vous promets une vraie stupéfaction7. Cher ami et éditeur,
vous paraissez me reprocher mon système de retouches8. Je reconnais quʼil complique tout (pas dans la chose de la Revue , en tous cas !). Mais quand vous mʼavez demandé de quitter Grasset pour venir chez vous, vous le connaissiez, car vous êtes venu avec Copeau qui devant les épreuves remaniées de Grasset sʼest écrié : « Mais cʼest un nouveau livre ! ». Je mʼexcuse auprès de vous de deux façons, la première cʼest en disant que toute qualité morale a pour fonc tion une différence matérielle. Puisque vous avez la bonté de trouver dans mes livres quelque chose dʼun peu riche qui vous plaît, dites-vous que cela est dû précisé ment à cette surnourriture que je leur réinfuse en
vivant, ce qui matériellement se traduit par ces ajoutages. Dites-vous aussi que si vous mʼavez donné une grande preuve dʼamitié en me demandant mes livres, cʼest aussi par amitié que je vous les ai donnés. Quand je vous ai envoyé le manuscrit de Swann et que vous lʼavez refusé, il pouvait y avoir intérêt pour moi à ce que lʼéclat de votre maison illustrât un peu ce livre. Depuis quʼil a paru chez Grasset, il sʼest fait je ne sais comment, tant dʼamis, que je pouvais publier les suivants chez Gras set sans craindre quʼils passassent inaperçus. Jʼai obéi en les lui retirant et en les mettant chez vous à une
pensée dʼamitié, comme vous. Hélas, vous êtes parti, je nʼai cessé de recevoir des livres des autres (car il y a des éditeurs qui ont des imprimeurs, croyez en la pile dʼ ouvrages reçus et non coupés qui est dans ma chambre) mais pas dʼépreuves. Je pense quʼelles viendront. Je nʼai plus les mêmes forces, et cʼest peut-être moi à mon tour qui serai un peu lent. Pourvu que tout paraisse de mon vivant ce sera bien, et sʼil en advenait9 autrement jʼai laissé tous mes cahiers numérotés que vous
prendriez et je compte alors sur vous pour faire la publication complète10. Je nʼai pas encore abordé dʼautres points de votre lettre. Mais la fatigue mʼarrête et je vous quitte en vous serrant la main
bien affectueusement
Marcel Proust
Je nʼai toujours pas reçu les droits dʼauteur de Grasset. Je compte sur vous.
Au moment où cette lettre aurait dû être partie je reçois un mot charmant de Grasset me demandant de lui donner pour une Revue quʼil fonde avec Jean Dupuy à 200 000 exemplaires la primeur de mon livre11. Je vais lui répondre que cʼest impossible mon livre paraissant incessamment. Je trouvais en effet Juin un détestable mois, mais il vaut mieux ne plus retarder dʼun jour.
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:04








1
Cher ami
Votre lettre2 ne me persuade
aucunement.
Et je suis triste surtout que la
mienne
(cʼest de lʼavant
dernière
3 que
vous
parlez sans doute, car je ne vois pas
ce
qui pourrait avoir eu cet effet dans
la
dernière4, ni
dʼailleurs je dois dire dans lʼ-
avant dernière) vous «
désespère ». Je ne
voudrais que votre joie et cʼest donc
moi
qui suis désespéré. Vous jouez sur les
mots
quand vous dites que vous êtes éditeur et
non
imprimeur5. Car un
éditeur a principalement
parmi ses fonctions de faire imprimer
ses
livres. Vous avez été
directeur de
théâtre en Amérique et je pense
que
cʼest à cela, bien plus quʼà la
distinction que vous faites
entre
imprimeur et éditeur, que je
dois dʼavoir
de lʼOmbre des
Jeunes
filles en fleurs
lʼédition la plus
sabo-
tée qui se puisse
voir. Admettons un
instant que toutes les fautes soient
de
moi, il y a des correcteurs pour q.q. chose.
Vous me
dites que vous avez été
dʼimpri-
meur en imprimeur,
je vous en remercie
et jʼen suis confus, mais alors cela
a
été pour revenir au même,
puisque cʼest le
même nom que celui qui mʼa été dit
en
Décembre quand on a quitté la
Semeuse6. Il
a peutʼêtre
dʼailleurs dʼadmirables qualités, mais
je vous supplie de garder
un double des pages
quʼil a extraites de
A lʼOmbre des Jeunes f.
en
fleurs
pour la
Nlle
Revue
fcaise
. Nous
les
lirons un soir ensemble un soir au Ritz ou
chez
moi et vous verrez quel est ce prodige.
Accordez-moi ce plaisir
et je vous promets une
vraie stupéfaction7. Cher ami et éditeur,
vous paraissez me
reprocher mon système de retouches8.
Je reconnais quʼil complique tout (pas dans
la
chose de la Revue
, en tous cas !).
Mais quand vous
mʼavez demandé de quitter Grasset pour venir chez
vous, vous
le connaissiez, car vous êtes venu avec
Copeau qui devant les épreuves remaniées de Grasset
sʼest écrié : « Mais cʼest
un nouveau livre ! ».
Je mʼexcuse auprès de vous de deux
façons, la première
cʼest en disant que toute qualité morale a
pour fonc-
tion une
différence matérielle. Puisque vous avez la
bonté de trouver
dans mes livres quelque chose dʼun peu
riche qui vous plaît,
dites-vous que cela est dû
précisé-
ment à cette
surnourriture que je leur réinfuse en
vivant, ce qui
matériellement se traduit
par ces ajoutages. Dites vous aussi que si
vous
mʼavez donné une grande preuve
dʼamitié en me demandant mes
livres,
cʼest aussi par amitié que je vous
les
ai donnés. Quand je vous ai envoyé
le
manuscrit de Swann
et que vous lʼavez
refusé, il pouvait y
avoir intérêt pour
moi à ce que lʼéclat de votre
maison
illustrât un peu ce livre. Depuis quʼil
a
paru chez Grasset, il sʼest
fait je ne
sais comment, tant dʼamis, que
je
pouvais publier les suivants chez
Gras-
set sans craindre
quʼils passassent
inaperçus. Jʼai obéi en les lui
retirant
et en les mettant chez vous à une
pensée dʼamitié, comme
vous. Hélas,
vous êtes parti, je nʼai cessé
de
recevoir des livres des autres (car
il y a
des éditeurs qui ont des
imprimeurs, croyez en la pile
dʼ-
ouvrages reçus et non
coupés qui est
dans ma chambre) mais pas
dʼépreuves.
Je pense quʼelles viendront. Je
nʼai
plus les mêmes forces, et cʼest peutʼ
être moi à mon tour qui serai
un
peu lent. Pourvu que tout paraisse
de mon
vivant ce sera bien, et sʼil
en advenait9 autrement jʼai laissé tous
mes cahiers
numérotés que vous
prendriez et je compte
alors sur vous pour faire la
publication
complète10. Je nʼai pas encore
abordé
dʼautres points de votre lettre. Mais la
fatigue
mʼarrête et je vous quitte en vous
serrant
la main
bien affectueusement
Marcel Proust
Je nʼai toujours pas reçu
les droits dʼauteur
de Grasset. Je compte sur vous.
Au moment où
cette lettre aurait dû être partie je
recois un mot charmant de Grasset me demandant de
lui
donner pour une Revue quʼil fonde avec Jean
Dupuy à
200 000 exemplaires la primeur de mon
livre11. Je vais lui répondre
que
cʼest impossible mon livre paraissant incessamment. Je
trouvais en effet
Juin un détestable mois, mais il vaut
mieux ne plus retarder dʼun jour.
1
Cher ami
Votre lettre2 ne me persuade aucunement. Et je suis triste surtout que la mienne (cʼest de lʼavant-dernière 3 que vous parlez sans doute, car je ne vois pas ce qui pourrait avoir eu cet effet dans la dernière4, ni dʼailleurs je dois dire dans lʼ avant-dernière) vous « désespère ». Je ne voudrais que votre joie et cʼest donc moi qui suis désespéré. Vous jouez sur les mots quand vous dites que vous êtes éditeur et non imprimeur5. Car un éditeur a principalement parmi ses fonctions de faire imprimer ses
livres. Vous avez été directeur de théâtre en Amérique et je pense que cʼest à cela, bien plus quʼà la distinction que vous faites entre imprimeur et éditeur, que je dois dʼavoir de lʼOmbre des Jeunes filles en fleurs lʼédition la plus sabo tée qui se puisse voir. Admettons un instant que toutes les fautes soient de moi, il y a des correcteurs pour quelque chose. Vous me dites que vous avez été dʼimpri meur en imprimeur, je vous en remercie et jʼen suis confus, mais alors cela a
été pour revenir au même, puisque cʼest le même nom que celui qui mʼa été dit en décembre quand on a quitté la Semeuse6. Il a peut-être dʼailleurs dʼadmirables qualités, mais je vous supplie de garder un double des pages quʼil a extraites de À lʼOmbre des Jeunes filles en fleurs pour la Nouvelle Revue française . Nous les lirons un soir ensemble un soir au Ritz ou chez moi et vous verrez quel est ce prodige. Accordez-moi ce plaisir et je vous promets une vraie stupéfaction7. Cher ami et éditeur,
vous paraissez me reprocher mon système de retouches8. Je reconnais quʼil complique tout (pas dans la chose de la Revue , en tous cas !). Mais quand vous mʼavez demandé de quitter Grasset pour venir chez vous, vous le connaissiez, car vous êtes venu avec Copeau qui devant les épreuves remaniées de Grasset sʼest écrié : « Mais cʼest un nouveau livre ! ». Je mʼexcuse auprès de vous de deux façons, la première cʼest en disant que toute qualité morale a pour fonc tion une différence matérielle. Puisque vous avez la bonté de trouver dans mes livres quelque chose dʼun peu riche qui vous plaît, dites-vous que cela est dû précisé ment à cette surnourriture que je leur réinfuse en
vivant, ce qui matériellement se traduit par ces ajoutages. Dites-vous aussi que si vous mʼavez donné une grande preuve dʼamitié en me demandant mes livres, cʼest aussi par amitié que je vous les ai donnés. Quand je vous ai envoyé le manuscrit de Swann et que vous lʼavez refusé, il pouvait y avoir intérêt pour moi à ce que lʼéclat de votre maison illustrât un peu ce livre. Depuis quʼil a paru chez Grasset, il sʼest fait je ne sais comment, tant dʼamis, que je pouvais publier les suivants chez Gras set sans craindre quʼils passassent inaperçus. Jʼai obéi en les lui retirant et en les mettant chez vous à une
pensée dʼamitié, comme vous. Hélas, vous êtes parti, je nʼai cessé de recevoir des livres des autres (car il y a des éditeurs qui ont des imprimeurs, croyez en la pile dʼ ouvrages reçus et non coupés qui est dans ma chambre) mais pas dʼépreuves. Je pense quʼelles viendront. Je nʼai plus les mêmes forces, et cʼest peut-être moi à mon tour qui serai un peu lent. Pourvu que tout paraisse de mon vivant ce sera bien, et sʼil en advenait9 autrement jʼai laissé tous mes cahiers numérotés que vous
prendriez et je compte alors sur vous pour faire la publication complète10. Je nʼai pas encore abordé dʼautres points de votre lettre. Mais la fatigue mʼarrête et je vous quitte en vous serrant la main
bien affectueusement
Marcel Proust
Je nʼai toujours pas reçu les droits dʼauteur de Grasset. Je compte sur vous.
Au moment où cette lettre aurait dû être partie je reçois un mot charmant de Grasset me demandant de lui donner pour une Revue quʼil fonde avec Jean Dupuy à 200 000 exemplaires la primeur de mon livre11. Je vais lui répondre que cʼest impossible mon livre paraissant incessamment. Je trouvais en effet Juin un détestable mois, mais il vaut mieux ne plus retarder dʼun jour.
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:04