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CP 02970 Robert Montesquiou-Fezensac,de à Proust Marcel

Surlignage

Cher Marcel,

Je ne crois pas devoir vous contredire,
quand vous m’écrivez : « chacun aura ses
préférences. »

Je ne sais pas à quoi mes « Offrandes  »
sont égales ; mais je commence à croire
qu’elles sont égales entre elles, puisque
chacun me dit, en effet, en aimer une
qui n’est pas celle dont l’autre m’avait
parlé. N’est-ce pas quelque chose
comme une justification d’elles toutes ?

Alors, je n’en retranche qu’une,
je la remplace, j’en ajoute douze,
et le volume reparaît ainsi, porté,



2

comme je l’ai voulu, à deux
cents pièces, par cet apport.

Mais la source n’est pas tarie, et
j’en composerai encore pour ceux qui
les aiment.

Je ne crois pas à votre visite,
non que j’en dise, comme Madame
Valmore :

Pour être le bonheur, je l’ai trop attendu ..

Mais, si longtemps différée, elle pren-
drait, aujourd’hui, les proportions d’un
« signe dans le ciel » ; il y en a beaucoup

déjà.



3

Cependant, j’approuve la volonté
de croire probable, même prochain,
ce qui ne doit pas être, même
quand on sait cela ; c’est la seule
façon de tolérer que la vie se
permette de finir sans consulter,
et de s’achever sans prévenir.

Nous ne sommes, hélas ! pas « gens
de revue », comme disent ceux
que l’on n’aurait pas toujours choisis
pour leur assurer ce brevet.

Je vous ai souvent proposé
d’aller vous voir ; vous n’avez jamais

paru l’entendre.



4


De même pour le volume , que
je vous ai offert d’envoyer chercher.

Lorsqu’on tient aux choses, il ne
faut pas faire crédit à l’existence
de leur laisser le temps d’advenir ;
il faut répéter, comme dans l’
histoire de Stevens : «  Si vous mouriez,
cette nuit ! 
» 

Il y a, entre nous, désormais,
un mur de glace. Il contient,
retient, maintient des fleurs colorées
et fraîches ; on les voit, mais sans
les atteindre.

Robert de Montesquiou.

915.


Surlignage
 

Cher Marcel,

Je ne crois pas devoir vous contredire, quand vous m’écrivez : « chacun aura ses préférences. »

Je ne sais pas à quoi mes « Offrandes  » sont égales ; mais je commence à croire qu’elles sont égales entre elles, puisque chacun me dit, en effet, en aimer une qui n’est pas celle dont l’autre m’avait parlé. N’est-ce pas quelque chose comme une justification d’elles toutes ?

Alors, je n’en retranche qu’une, je la remplace, j’en ajoute douze, et le volume reparaît ainsi, porté,


 


 

comme je l’ai voulu, à deux cents pièces, par cet apport.

Mais la source n’est pas tarie, et j’en composerai encore pour ceux qui les aiment.

Je ne crois pas à votre visite, non que j’en dise, comme Madame Valmore :

Pour être le bonheur, je l’ai trop attendu ...

Mais, si longtemps différée, elle prendrait, aujourd’hui, les proportions d’un « signe dans le ciel » ; il y en a beaucoup

déjà.


 


 

Cependant, j’approuve la volonté de croire probable, même prochain, ce qui ne doit pas être, même quand on sait cela ; c’est la seule façon de tolérer que la vie se permette de finir sans consulter, et de s’achever sans prévenir.

Nous ne sommes, hélas ! pas « gens de revue », comme disent ceux que l’on n’aurait pas toujours choisis pour leur assurer ce brevet.

Je vous ai souvent proposé d’aller vous voir ; vous n’avez jamais

paru l’entendre.


 


 

De même pour le volume , que je vous ai offert d’envoyer chercher.

Lorsqu’on tient aux choses, il ne faut pas faire crédit à l’existence de leur laisser le temps d’advenir ; il faut répéter, comme dans l’ histoire de Stevens : «  Si vous mouriez, cette nuit !  » 

Il y a, entre nous, désormais, un mur de glace. Il contient, retient, maintient des fleurs colorées et fraîches ; on les voit, mais sans les atteindre.

Robert de Montesquiou.

1915.


 
Note n°1
Réponse à la lettre 02969, qui peut être datée du [début de juillet 1915]. Voir aussi la note 3. [PK, FP]
Note n°2
Proust avait écrit : « Chacun aura ses préférées dans vos Offrandes […] ». [PK, FP]
Note n°3
Une « nouvelle édition revue et augmentée  » des Offrandes blessées porte lʼachevé dʼimprimer du 13 juillet 1915. [PK, FP]
Note n°4
Citation approximative du vers : « Pour quʼil soit le bonheur, je lʼai trop attendu. » (Marceline Desbordes-Valmore, « Le Message », Poésies, t. II, Paris, A. Boulland, 1830, p. 198.) [PK, FP]
Note n°5
Allusion probable aux zeppelins et aéroplanes allemands jetant des bombes sur Paris au printemps 1915. Voir par exemple « Un taube sur Paris », Le Figaro, 23 mai 1915, p. 1. [PK, FP]
Note n°6
Aucune lettre de 1914 ou 1915 où Montesquiou propose de faire une visite à Proust nʼa été retrouvée. Mais il est question dans leurs échanges, dès avant la guerre, de lʼintention de Proust, en effet toujours « différée », de faire une visite à son correspondant, notamment en janvier 1914 (CP 02661 et CP 02662 ; Kolb, XIII, nº 9 et nº 10). [FP]
Note n°7
Voir la note 4 de la lettre 02969 à laquelle celle-ci répond. [PK, FP]
Note n°8
Cette lettre nʼa pas été retrouvée. [FP]
Note n°9
Citation approximative dʼun scène où Jean-Christophe dit à son ami Olivier Jeannin, lequel est épris de Colette Stevens : « Vous tablez trop sur les siècles. Préparez-vous […] Car vous ne savez pas si le Seigneur ne passera point devant la porte, cette nuit ». (Romain Rolland, Jean-Christophe à Paris : Dans la maison, Paris, Ollendorff, 1909, p. 231-232.) [PK, FP]
Note n°10
Montesquiou remanie ici une image déjà employée dans une lettre de janvier 1914 : « votre souvenir me reste, comme un bouquet pris dans les glaces […] » (CP 02661 ; Kolb, XIII, p. 44). [FP]
Note
Montesquiou, Robert de 1915 Les Offrandes blessées : élégies guerrières
Note
Montesquiou, Robert de 1915 Les Offrandes blessées : Élégies guerrières
Note
Montesquiou, Robert de 1913 La Divine Comtesse. Étude dʼaprès madame de Castiglione


Mots-clefs :
Date de mise en ligne : October 17, 2022 12:29
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 14:40
Surlignage

Cher Marcel,

Je ne crois pas devoir vous contredire,
quand vous m’écrivez : « chacun aura ses
préférences. »

Je ne sais pas à quoi mes « Offrandes  »
sont égales ; mais je commence à croire
qu’elles sont égales entre elles, puisque
chacun me dit, en effet, en aimer une
qui n’est pas celle dont l’autre m’avait
parlé. N’est-ce pas quelque chose
comme une justification d’elles toutes ?

Alors, je n’en retranche qu’une,
je la remplace, j’en ajoute douze,
et le volume reparaît ainsi, porté,



2

comme je l’ai voulu, à deux
cents pièces, par cet apport.

Mais la source n’est pas tarie, et
j’en composerai encore pour ceux qui
les aiment.

Je ne crois pas à votre visite,
non que j’en dise, comme Madame
Valmore :

Pour être le bonheur, je l’ai trop attendu ..

Mais, si longtemps différée, elle pren-
drait, aujourd’hui, les proportions d’un
« signe dans le ciel » ; il y en a beaucoup

déjà.



3

Cependant, j’approuve la volonté
de croire probable, même prochain,
ce qui ne doit pas être, même
quand on sait cela ; c’est la seule
façon de tolérer que la vie se
permette de finir sans consulter,
et de s’achever sans prévenir.

Nous ne sommes, hélas ! pas « gens
de revue », comme disent ceux
que l’on n’aurait pas toujours choisis
pour leur assurer ce brevet.

Je vous ai souvent proposé
d’aller vous voir ; vous n’avez jamais

paru l’entendre.



4


De même pour le volume , que
je vous ai offert d’envoyer chercher.

Lorsqu’on tient aux choses, il ne
faut pas faire crédit à l’existence
de leur laisser le temps d’advenir ;
il faut répéter, comme dans l’
histoire de Stevens : «  Si vous mouriez,
cette nuit ! 
» 

Il y a, entre nous, désormais,
un mur de glace. Il contient,
retient, maintient des fleurs colorées
et fraîches ; on les voit, mais sans
les atteindre.

Robert de Montesquiou.

915.


Surlignage
 

Cher Marcel,

Je ne crois pas devoir vous contredire, quand vous m’écrivez : « chacun aura ses préférences. »

Je ne sais pas à quoi mes « Offrandes  » sont égales ; mais je commence à croire qu’elles sont égales entre elles, puisque chacun me dit, en effet, en aimer une qui n’est pas celle dont l’autre m’avait parlé. N’est-ce pas quelque chose comme une justification d’elles toutes ?

Alors, je n’en retranche qu’une, je la remplace, j’en ajoute douze, et le volume reparaît ainsi, porté,


 


 

comme je l’ai voulu, à deux cents pièces, par cet apport.

Mais la source n’est pas tarie, et j’en composerai encore pour ceux qui les aiment.

Je ne crois pas à votre visite, non que j’en dise, comme Madame Valmore :

Pour être le bonheur, je l’ai trop attendu ...

Mais, si longtemps différée, elle prendrait, aujourd’hui, les proportions d’un « signe dans le ciel » ; il y en a beaucoup

déjà.


 


 

Cependant, j’approuve la volonté de croire probable, même prochain, ce qui ne doit pas être, même quand on sait cela ; c’est la seule façon de tolérer que la vie se permette de finir sans consulter, et de s’achever sans prévenir.

Nous ne sommes, hélas ! pas « gens de revue », comme disent ceux que l’on n’aurait pas toujours choisis pour leur assurer ce brevet.

Je vous ai souvent proposé d’aller vous voir ; vous n’avez jamais

paru l’entendre.


 


 

De même pour le volume , que je vous ai offert d’envoyer chercher.

Lorsqu’on tient aux choses, il ne faut pas faire crédit à l’existence de leur laisser le temps d’advenir ; il faut répéter, comme dans l’ histoire de Stevens : «  Si vous mouriez, cette nuit !  » 

Il y a, entre nous, désormais, un mur de glace. Il contient, retient, maintient des fleurs colorées et fraîches ; on les voit, mais sans les atteindre.

Robert de Montesquiou.

1915.


 
Note n°1
Réponse à la lettre 02969, qui peut être datée du [début de juillet 1915]. Voir aussi la note 3. [PK, FP]
Note n°2
Proust avait écrit : « Chacun aura ses préférées dans vos Offrandes […] ». [PK, FP]
Note n°3
Une « nouvelle édition revue et augmentée  » des Offrandes blessées porte lʼachevé dʼimprimer du 13 juillet 1915. [PK, FP]
Note n°4
Citation approximative du vers : « Pour quʼil soit le bonheur, je lʼai trop attendu. » (Marceline Desbordes-Valmore, « Le Message », Poésies, t. II, Paris, A. Boulland, 1830, p. 198.) [PK, FP]
Note n°5
Allusion probable aux zeppelins et aéroplanes allemands jetant des bombes sur Paris au printemps 1915. Voir par exemple « Un taube sur Paris », Le Figaro, 23 mai 1915, p. 1. [PK, FP]
Note n°6
Aucune lettre de 1914 ou 1915 où Montesquiou propose de faire une visite à Proust nʼa été retrouvée. Mais il est question dans leurs échanges, dès avant la guerre, de lʼintention de Proust, en effet toujours « différée », de faire une visite à son correspondant, notamment en janvier 1914 (CP 02661 et CP 02662 ; Kolb, XIII, nº 9 et nº 10). [FP]
Note n°7
Voir la note 4 de la lettre 02969 à laquelle celle-ci répond. [PK, FP]
Note n°8
Cette lettre nʼa pas été retrouvée. [FP]
Note n°9
Citation approximative dʼun scène où Jean-Christophe dit à son ami Olivier Jeannin, lequel est épris de Colette Stevens : « Vous tablez trop sur les siècles. Préparez-vous […] Car vous ne savez pas si le Seigneur ne passera point devant la porte, cette nuit ». (Romain Rolland, Jean-Christophe à Paris : Dans la maison, Paris, Ollendorff, 1909, p. 231-232.) [PK, FP]
Note n°10
Montesquiou remanie ici une image déjà employée dans une lettre de janvier 1914 : « votre souvenir me reste, comme un bouquet pris dans les glaces […] » (CP 02661 ; Kolb, XIII, p. 44). [FP]
Note
Montesquiou, Robert de 1915 Les Offrandes blessées : élégies guerrières
Note
Montesquiou, Robert de 1915 Les Offrandes blessées : Élégies guerrières
Note
Montesquiou, Robert de 1913 La Divine Comtesse. Étude dʼaprès madame de Castiglione


Mots-clefs :
Date de mise en ligne : October 17, 2022 12:29
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 14:40
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