CP 02969 Marcel Proust à Robert Montesquiou-Fézensac, de [début de juillet 1915]
1
102 bd
Hausmann
Cher Monsieur
Depuis que jʼai reçu les
Offrandes blessées
2, tous les jours
jʼespère être
assez bien le
lendemain pour aller vous en
parler et vous dire mon
admira-
tion.
Plus le temps passe, moins je
veux me contenter dʼune lettre.
Mais voici que
je suis à nouveau
convoqué3 par
lʼautorité militaire ;
jusquʼà ce quʼelle ait réglé dans un
2
sens ou dans un autre ma situation,
je sais que je vais être pendant q.q.
jours, peutʼêtre
q.q. semaines, incer-
tain de mes instants. Aussi je vous
écris ces quelques mots
seulement
pour vous dire comme jʼavais envie
de venir et que je viendrai
bientôt,
(avec la Divine Comtesse
pour la
dédicace promise)4. - .
Enfin,
grâce à vous, ont coïncidé lʼ-
Art et la Guerre ! On nous parle
de la Poesie quʼenfantera la
3
Guerre et je nʼy crois pas trop. En tous cas celle
qui sʼétait révélée jusquʼici
était par trop inégale
à la Réalité. Je pense que cʼest un peu en vous
même, dans ce reflet atavique pareil à celui
qui vous mirait dans les
bassins de Versailles,
que vous avez «
lu dans les pensées
»5 (pour
reprendre
lʼexpression des Perles rouges
), de nos modernes
Artagnan, de nos Louvois contemporains.
Chacun aura ses préférées dans vos Offrandes
,
4
comme il les eut dans les
« Prières
», cʼest à dire
quʼil les aura successivement toutes, puis reviendra
à telle quʼil élira
particulièrement. Ce fut
la
prière du
nègre
,
du
coiffeur
,
du
cocher
,
du
comédien
,
du
serviteur
. Ce seront lʼOffrande
agraire
, lʼoffrande stratégique
, lʼoffrande
triplée
, lʼoffrande artiste
. Je ne comprends pas
pouquoi vous dites que
nous avons trop aimé Wagner
6.
Mais je trouve admirable la justification de lʼart,
plus
évidente que jamais
« quand la Vertu devient
la Vérité »7
. Que de fois au cours de ce livre la Vérité
sʼexprime avec cette beauté et
cette force. Cʼest ce quʼira
bientôt vous dire
votre ami respectueux et reconnaissant
Marcel Proust
1
102 boulevard HaussmannCher Monsieur
Depuis que jʼai reçu les Offrandes blessées 2, tous les jours jʼespère être assez bien le lendemain pour aller vous en parler et vous dire mon admiration. Plus le temps passe, moins je veux me contenter dʼune lettre. Mais voici que je suis à nouveau convoqué3 par lʼautorité militaire ; jusquʼà ce quʼelle ait réglé dans un
sens ou dans un autre ma situation, je sais que je vais être pendant quelques jours, peut-être quelques semaines, incertain de mes instants. Aussi je vous écris ces quelques mots seulement pour vous dire comme jʼavais envie de venir et que je viendrai bientôt, (avec la Divine Comtesse pour la dédicace promise)4.
Enfin, grâce à vous, ont coïncidé lʼArt et la Guerre ! On nous parle de la Poésie quʼenfantera la
Guerre et je nʼy crois pas trop. En tous cas celle qui sʼétait révélée jusquʼici était par trop inégale à la Réalité. Je pense que cʼest un peu en vous-même, dans ce reflet atavique pareil à celui qui vous mirait dans les bassins de Versailles, que vous avez « lu dans les pensées »5 (pour reprendre lʼexpression des Perles rouges ), de nos modernes Artagnan, de nos Louvois contemporains. Chacun aura ses préférées dans vos Offrandes ,
comme il les eut dans les « Prières », cʼest-à-dire quʼil les aura successivement toutes, puis reviendra à telle quʼil élira particulièrement. Ce fut la prière du nègre , du coiffeur , du cocher , du comédien , du serviteur . Ce seront lʼOffrande agraire , lʼoffrande stratégique , lʼoffrande triplée , lʼoffrande artiste . Je ne comprends pas pouquoi vous dites que nous avons trop aimé Wagner 6. Mais je trouve admirable la justification de lʼart, plus évidente que jamais « quand la Vertu devient la Vérité »7 . Que de fois au cours de ce livre la Vérité sʼexprime avec cette beauté et cette force. Cʼest ce quʼira bientôt vous dire
votre ami respectueux et reconnaissant
Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : January 13, 2023 10:16
1
102 bd
Hausmann
Cher Monsieur
Depuis que jʼai reçu les
Offrandes blessées
2, tous les jours
jʼespère être
assez bien le
lendemain pour aller vous en
parler et vous dire mon
admira-
tion.
Plus le temps passe, moins je
veux me contenter dʼune lettre.
Mais voici que
je suis à nouveau
convoqué3 par
lʼautorité militaire ;
jusquʼà ce quʼelle ait réglé dans un
2
sens ou dans un autre ma situation,
je sais que je vais être pendant q.q.
jours, peutʼêtre
q.q. semaines, incer-
tain de mes instants. Aussi je vous
écris ces quelques mots
seulement
pour vous dire comme jʼavais envie
de venir et que je viendrai
bientôt,
(avec la Divine Comtesse
pour la
dédicace promise)4. - .
Enfin,
grâce à vous, ont coïncidé lʼ-
Art et la Guerre ! On nous parle
de la Poesie quʼenfantera la
3
Guerre et je nʼy crois pas trop. En tous cas celle
qui sʼétait révélée jusquʼici
était par trop inégale
à la Réalité. Je pense que cʼest un peu en vous
même, dans ce reflet atavique pareil à celui
qui vous mirait dans les
bassins de Versailles,
que vous avez «
lu dans les pensées
»5 (pour
reprendre
lʼexpression des Perles rouges
), de nos modernes
Artagnan, de nos Louvois contemporains.
Chacun aura ses préférées dans vos Offrandes
,
4
comme il les eut dans les
« Prières
», cʼest à dire
quʼil les aura successivement toutes, puis reviendra
à telle quʼil élira
particulièrement. Ce fut
la
prière du
nègre
,
du
coiffeur
,
du
cocher
,
du
comédien
,
du
serviteur
. Ce seront lʼOffrande
agraire
, lʼoffrande stratégique
, lʼoffrande
triplée
, lʼoffrande artiste
. Je ne comprends pas
pouquoi vous dites que
nous avons trop aimé Wagner
6.
Mais je trouve admirable la justification de lʼart,
plus
évidente que jamais
« quand la Vertu devient
la Vérité »7
. Que de fois au cours de ce livre la Vérité
sʼexprime avec cette beauté et
cette force. Cʼest ce quʼira
bientôt vous dire
votre ami respectueux et reconnaissant
Marcel Proust
1
102 boulevard HaussmannCher Monsieur
Depuis que jʼai reçu les Offrandes blessées 2, tous les jours jʼespère être assez bien le lendemain pour aller vous en parler et vous dire mon admiration. Plus le temps passe, moins je veux me contenter dʼune lettre. Mais voici que je suis à nouveau convoqué3 par lʼautorité militaire ; jusquʼà ce quʼelle ait réglé dans un
sens ou dans un autre ma situation, je sais que je vais être pendant quelques jours, peut-être quelques semaines, incertain de mes instants. Aussi je vous écris ces quelques mots seulement pour vous dire comme jʼavais envie de venir et que je viendrai bientôt, (avec la Divine Comtesse pour la dédicace promise)4.
Enfin, grâce à vous, ont coïncidé lʼArt et la Guerre ! On nous parle de la Poésie quʼenfantera la
Guerre et je nʼy crois pas trop. En tous cas celle qui sʼétait révélée jusquʼici était par trop inégale à la Réalité. Je pense que cʼest un peu en vous-même, dans ce reflet atavique pareil à celui qui vous mirait dans les bassins de Versailles, que vous avez « lu dans les pensées »5 (pour reprendre lʼexpression des Perles rouges ), de nos modernes Artagnan, de nos Louvois contemporains. Chacun aura ses préférées dans vos Offrandes ,
comme il les eut dans les « Prières », cʼest-à-dire quʼil les aura successivement toutes, puis reviendra à telle quʼil élira particulièrement. Ce fut la prière du nègre , du coiffeur , du cocher , du comédien , du serviteur . Ce seront lʼOffrande agraire , lʼoffrande stratégique , lʼoffrande triplée , lʼoffrande artiste . Je ne comprends pas pouquoi vous dites que nous avons trop aimé Wagner 6. Mais je trouve admirable la justification de lʼart, plus évidente que jamais « quand la Vertu devient la Vérité »7 . Que de fois au cours de ce livre la Vérité sʼexprime avec cette beauté et cette force. Cʼest ce quʼira bientôt vous dire
votre ami respectueux et reconnaissant
Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : January 13, 2023 10:16