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CP 02915 Marcel Proust à Robert Billy, de [entre le 8 et le 11 avril 1915]

Surlignage

102 102 bd Haussmann

Mon cher Robert

Je nʼaime pas beaucoup mêler le
sentiment aux questions pratiques.
Aussi je ne vous parle pas des chagrins
qui mʼont littéralement anéanti depuis
cet été. Depuis la guerre je vis dans lʼ
anxiété pour tous ceux que jʼaime (
est à dire
au fond même pour ceux que
je ne connais pas et dont je me représente
si vivement les souffrances), mais je nʼai pas
pu mʼempêcher dʼêtre plus particulièrement
tourmenté pour mon frère qui a connu de


grands dangers dans lʼArgonne, et
particulièrement désespéré de la
disparition de Bertrand de Fénelon .

Au milieu de tant de pensées que
jʼaimerais échanger avec vous (et
je voudrais aussi tellement savoir
votre impression, vos prévisions)
cela mʼennuie bien de vous poser une
question dʼaffaires et qui ne vous donnera
dʼailleurs que lʼennui dʼun simple
renseignement à demander. Mon
excuse de vous parler affaires est
que si vous vous le rappelez jʼavais


que lʼété dernier une grosse « position » à terme
et dʼemprunt sur titres et vous pouvez deviner
ce que tout cela est devenu depuis la guerre et dans
quels embarras je peux être. Vous pourriez même
peutʼêtre sur certains dʼentre eux me donner de bons
conseils. Mais ce serait trop long à expliquer et
puis en ce moment on nʼa vraiment pas le courage
de parler de tout cela, on pense trop à autre chose.
Le seul renseignement que je voudrais avoir par
vous et que vous mʼaviez déjà obtenu une fois mais


si vague, si quelconque, et comme la Maison Mirabaud
eut donné à un passant, touche à la Doubowaïa
Balka
. Je voudrais savoir si cette valeur qui a
beaucoup baissé depuis les cours où je lʼai achetée
un peu avant la division des actions, est considérée
par la Maison Mirabaud comme une excellente valeur,
destinée à retrouver les cours où elle était alors
(je ne dis pas les cours où elle était avant la guerre
et qui étaient déjà plus bas de beaucoup) ou si
au contraire il serait sage de la sacrifier. En effet je
lʼai achetée à lʼaide dʼun prêt sur titres, cʼest dire quʼ
elle me coûte 7 % dʼintérêts, sans mʼen rapporter
aucun. Si ses cours doivent monter beaucoup cela peut valoir


la peine de continuer. Je serais heureux
que la Maison Mirabaud vous donnat
des précisions à cet égard. – . Je
vais passer ces jours-ci un conseil
de contre réforme et le hasard mène
tellement le monde que je serai peutʼ
être
« pris » quand tant de gens bien portants
se promènent. Je ne le désire pas car je
sais de quelle inutilité je serais, et en
revanche que mon dernier reste de santé
y sombrerait avant que jʼaie pu termi-
ner mon ouvrage. Je nʼai cessé dʼêtre fort
malade depuis que je vous ai vu et cʼest
presque une consolation ; on est moins
honteux de soi que si on était bien portant et


gai quand tant de gens souffrent et
meurent. Mais jʼaimerais encore mieux
être bien portant et utile. Du moins
mon frère lʼest ; depuis huit mois il nʼa
pas cessé une seconde de lʼêtre et
souvent dans des circonstances tragiques
qui lʼont fait citer à lʼordre du jour
de lʼarmée. Reynaldo est dans lʼArgonne
probablement pas très loin de Robert .
Dans la mesure où vous pourrez me dire
vos impressions sur tout cela vous me
ferez grand plaisir. Quant à la Doubowaïa
cʼest au contraire un renseignement


précis que je vous demande, si vous pouvez me le
donner, précis et sincère. Dites moi comment
Madame de Billy, vos filles, vos parents,
ont traversé ces mois terribles.

Présentez leur
mes respectueux hommages et croyez à la tendre
affection de votre

Marcel Proust

Présentez je vous prie mes respectueux hommages
à Monsieur et Madame Barrère . Et à
Primoli sʼil est à Rome . Si je nʼétais pas
« pris » croyez-vous que je pourrais risquer un


séjour à Venise pour ma fièvre des foins, à supposer que
je fusse en état de quitter mon lit et dʼêtre transporté,
ce qui est douteux.

Surlignage
 

102 boulevard Haussmann

Mon cher Robert

Je nʼaime pas beaucoup mêler le sentiment aux questions pratiques. Aussi je ne vous parle pas des chagrins qui mʼont littéralement anéanti depuis cet été. Depuis la guerre je vis dans lʼ anxiété pour tous ceux que jʼaime (cʼest-à-dire au fond même pour ceux que je ne connais pas et dont je me représente si vivement les souffrances), mais je nʼai pas pu mʼempêcher dʼêtre plus particulièrement tourmenté pour mon frère qui a connu de


 

grands dangers dans lʼArgonne, et particulièrement désespéré de la disparition de Bertrand de Fénelon .

Au milieu de tant de pensées que jʼaimerais échanger avec vous (et je voudrais aussi tellement savoir votre impression, vos prévisions) cela mʼennuie bien de vous poser une question dʼaffaires et qui ne vous donnera dʼailleurs que lʼennui dʼun simple renseignement à demander. Mon excuse de vous parler affaires est que si vous vous le rappelez jʼavais


 

lʼété dernier une grosse « position » à terme et dʼemprunt sur titres et vous pouvez deviner ce que tout cela est devenu depuis la guerre et dans quels embarras je peux être. Vous pourriez même peut-être sur certains dʼentre eux me donner de bons conseils. Mais ce serait trop long à expliquer et puis en ce moment on nʼa vraiment pas le courage de parler de tout cela, on pense trop à autre chose. Le seul renseignement que je voudrais avoir par vous et que vous mʼaviez déjà obtenu une fois mais


 

si vague, si quelconque, et comme la Maison Mirabaud eût donné à un passant, touche à la Doubowaïa Balka . Je voudrais savoir si cette valeur qui a beaucoup baissé depuis les cours où je lʼai achetée un peu avant la division des actions, est considérée par la Maison Mirabaud comme une excellente valeur, destinée à retrouver les cours où elle était alors (je ne dis pas les cours où elle était avant la guerre et qui étaient déjà plus bas de beaucoup) ou si au contraire il serait sage de la sacrifier. En effet je lʼai achetée à lʼaide dʼun prêt sur titres, cʼest dire quʼ elle me coûte 7 % dʼintérêts, sans mʼen rapporter aucun. Si ses cours doivent monter beaucoup cela peut valoir


 

la peine de continuer. Je serais heureux que la Maison Mirabaud vous donnât des précisions à cet égard.

Je vais passer ces jours-ci un conseil de contre-réforme et le hasard mène tellement le monde que je serai peut-être « pris » quand tant de gens bien portants se promènent. Je ne le désire pas car je sais de quelle inutilité je serais, et en revanche que mon dernier reste de santé y sombrerait avant que jʼaie pu terminer mon ouvrage. Je nʼai cessé dʼêtre fort malade depuis que je vous ai vu et cʼest presque une consolation ; on est moins honteux de soi que si on était bien portant et


 

gai quand tant de gens souffrent et meurent. Mais jʼaimerais encore mieux être bien portant et utile. Du moins mon frère lʼest ; depuis huit mois il nʼa pas cessé une seconde de lʼêtre et souvent dans des circonstances tragiques qui lʼont fait citer à lʼordre du jour de lʼarmée. Reynaldo est dans lʼArgonne probablement pas très loin de Robert . Dans la mesure où vous pourrez me dire vos impressions sur tout cela vous me ferez grand plaisir. Quant à la Doubowaïa cʼest au contraire un renseignement


 

précis que je vous demande, si vous pouvez me le donner, précis et sincère. Dites-moi comment Madame de Billy, vos filles, vos parents, ont traversé ces mois terribles.

Présentez leur mes respectueux hommages et croyez à la tendre affection de votre

Marcel Proust

Présentez je vous prie mes respectueux hommages à Monsieur et Madame Barrère . Et à Primoli sʼil est à Rome . Si je nʼétais pas « pris » croyez-vous que je pourrais risquer un


 

séjour à Venise pour ma fièvre des foins, à supposer que je fusse en état de quitter mon lit et dʼêtre transporté, ce qui est douteux.

Note n°1
Proust disant que son frère est au front depuis huit mois, cette lettre se situe vers le mois dʼavril 1915. La mention du Conseil de contre-réforme quʼil dit devoir passer « ces jours-ci » fixe pour foreign le 11 ou le 12 avril 1915, date à laquelle il demande et obtient de ne pas se présenter comme prévu le 13 avril devant le Conseil de révision. Abordant les mêmes sujets (mort de Bertrand de Fénelon, Conseil de contre-réforme quʼil doit passer) et à peu près dans les mêmes termes que dans la lettre à Mme de Caillavet datée du [9 ou 10 avril 1915] (CP 02931 ; Kolb, XIV, n° 42), celle-ci doit se situer au même moment : après la réception, vraisemblement le 9 avril 1915, de sa convocation au Conseil de Révision, datée du 8 avril 1915 (CP 02930 ; Kolb, XIV, n° 41), et avant dʼavoir obtenu de ne pas sʼy rendre. [PK, FL]
Note n°2
Après être longtemps restés sans nouvelles de Bertrand de Fénelon et avoir espéré quʼil était simplement prisonnier, sa famille et ses amis apprennent vers février-mars 1915 quʼun témoin lʼa vu tomber, mortellement blessé, et les indices se multiplient dans les semaines suivantes. Dans la lettre à Lauris du [samedi 13 mars 1915] (CP 02927 ; Kolb, XIV, n° 38), Proust, qui vient de voir lʼannonce de son décès dans Le Figaro, « compren[d] [quʼil] ne verr[a] plus jamais Bertrand » et que, pour avoir publié une telle annonce, « il faut quʼon soit certain ». [FL]
Note n°3
Mirabaud et Cie, banque privée fondée à Genève en 1819 et établie à Paris depuis 1822. Le beau-père de Robert de Billy, Paul Mirabaud, était associé-gérant de cette maison. – À cet endroit, sur lʼoriginal, les mots « et comme la Maison Mirabaud lʼeût donné à un passant » sont encadrés de crochets droits tracés au crayon : dans son édition, Billy a coupé ce segment de phrase. [FP, FL]
Note n°4
Lʼexpression « par la Maison Mirabaud » figure également entre des crochets tracés au crayon et se trouve coupée dans lʼédition de Billy. [FL]
Note n°5
Proust lʼexplique à Lionel Hauser [vers le 28 juillet 1914] que « cette ouverture de crédit [lui] a servi à acheter ce stock énorme de Doubowaïa […] » (CP 02807 ; Kolb, XIII, nº 156). [PK, FP]
Note n°6
Toute cette phrase (« Je serais heureux » jusquʼà « à cet égard ») se trouve entre crochets, comme toutes les autres mentions de la Banque Mirabaud, et omise dans lʼédition de Billy. [FL]
Note n°7
Parmi les gens bien portants qui ne sont pas mobilisés, on peut citer presque toute lʼéquipe de la NRF, dont Gaston Gallimard qui, de dix ans plus jeune que Proust, a manoeuvré pour se faire réformer (Pierre Assouline, Gaston Gallimard : un demi-siècle dʼédition française, Paris, Balland, 1984). [PK, FP]
Note n°8
Robert Proust était parti pour le front dès le premier jour de la mobilisation (voir la lettre à Hauser écrite [dans la nuit du 2 au 3 août 1914], CP 02812 et sa note 9). Marcel Proust ne manque pas de faire connaître à ses correspondants la citation de son frère à lʼordre de lʼarmée dès le premier mois de la guerre et les dangers auxquels il est exposé (voir par exemple la note 10 de la lettre à Lucien Daudet, CP 02844, ou la note 5 de la lettre à Louis de Robert, CP 02890). Dans une lettre inédite, Proust demandait à un chroniqueur mondain de signaler cette distinction militaire de son frère : « […] je vois que vous notez qq. fois des citations à l’ordre du j. de l’armée. Or mon frère, le docteur Proust, a été cité à l’ordre du jour de l’armée et sauf Le Matin et je crois L’Écho de Paris, aucun journal, sauf les journaux militaires, ne l’a dit. Comme il fait depuis le premier jour de la guerre des choses qui font l’admiration de tous, je serais content, si cela vous est facile, que vous disiez qu’il a été cité à l’ordre du jour de l’armée. La citation dit : “Proust, médecin-major de 2e classe (il a été fait capitaine pour sa belle conduite), a fait preuve d’une énergie et d’un dévouement remarquables dans l’organisation et le fonctionnement du service sanitaire en opérant des blessés sous le feu même de l’ennemi”. (Vous avez peut-être lu le récit de ses opérations à Étain, les obus tombant sur sa table d’opération si bien que finalement il descendait les blessés dans les caves.) Il n’est médecin major que pendant la guerre, dans la vie civile il est professeur ag. à la Faculté. » (Proust. Du temps perdu au temps retrouvé, catalogue de lʼexposition du Musée des lettres et manuscrits, 2010, lettre nº 17, p. 40 ; et le Bulletin dʼinformations proustiennes, nº 41, 2011, p. 158.) Lʼhéroïsme de Robert Proust au front est détaillé dans son dossier militaire, p. 2. [FL, PW]
Note n°9
Voir la lettre de Hahn à Proust située [peu avant le 5 mars 1915  ?] (CP 02913) et sa note 6. [PK, FP]
Note n°10
Camille Barrère, ambassadeur de France à Rome de 1897 à 1924, était en ce printemps de 1915 activement occupé à convaincre lʼItalie de renverser ses alliances au profit de la Triple Entente. Robert de Billy doit en effet le croiser quotidiennement, puisque, depuis le 23 décembre 1912, il est premier secrétaire dʼambassade à Rome. [FL, NM]
Note n°11
Le comte Primoli avait lʼhabitude de rentrer à Rome au début de lʼautomne et de revenir à Paris vers le mois de mai. [PK]
Note
Thérèse (1896-1986) et Suzanne (1898-1984) de Billy
Note
Charles de Billy (1840-1919) et son épouse, née Lucie Courtois (1849-1937)


Mots-clefs :
Date de mise en ligne : October 17, 2022 09:41
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 14:42
Surlignage

102 102 bd Haussmann

Mon cher Robert

Je nʼaime pas beaucoup mêler le
sentiment aux questions pratiques.
Aussi je ne vous parle pas des chagrins
qui mʼont littéralement anéanti depuis
cet été. Depuis la guerre je vis dans lʼ
anxiété pour tous ceux que jʼaime (
est à dire
au fond même pour ceux que
je ne connais pas et dont je me représente
si vivement les souffrances), mais je nʼai pas
pu mʼempêcher dʼêtre plus particulièrement
tourmenté pour mon frère qui a connu de


grands dangers dans lʼArgonne, et
particulièrement désespéré de la
disparition de Bertrand de Fénelon .

Au milieu de tant de pensées que
jʼaimerais échanger avec vous (et
je voudrais aussi tellement savoir
votre impression, vos prévisions)
cela mʼennuie bien de vous poser une
question dʼaffaires et qui ne vous donnera
dʼailleurs que lʼennui dʼun simple
renseignement à demander. Mon
excuse de vous parler affaires est
que si vous vous le rappelez jʼavais


que lʼété dernier une grosse « position » à terme
et dʼemprunt sur titres et vous pouvez deviner
ce que tout cela est devenu depuis la guerre et dans
quels embarras je peux être. Vous pourriez même
peutʼêtre sur certains dʼentre eux me donner de bons
conseils. Mais ce serait trop long à expliquer et
puis en ce moment on nʼa vraiment pas le courage
de parler de tout cela, on pense trop à autre chose.
Le seul renseignement que je voudrais avoir par
vous et que vous mʼaviez déjà obtenu une fois mais


si vague, si quelconque, et comme la Maison Mirabaud
eut donné à un passant, touche à la Doubowaïa
Balka
. Je voudrais savoir si cette valeur qui a
beaucoup baissé depuis les cours où je lʼai achetée
un peu avant la division des actions, est considérée
par la Maison Mirabaud comme une excellente valeur,
destinée à retrouver les cours où elle était alors
(je ne dis pas les cours où elle était avant la guerre
et qui étaient déjà plus bas de beaucoup) ou si
au contraire il serait sage de la sacrifier. En effet je
lʼai achetée à lʼaide dʼun prêt sur titres, cʼest dire quʼ
elle me coûte 7 % dʼintérêts, sans mʼen rapporter
aucun. Si ses cours doivent monter beaucoup cela peut valoir


la peine de continuer. Je serais heureux
que la Maison Mirabaud vous donnat
des précisions à cet égard. – . Je
vais passer ces jours-ci un conseil
de contre réforme et le hasard mène
tellement le monde que je serai peutʼ
être
« pris » quand tant de gens bien portants
se promènent. Je ne le désire pas car je
sais de quelle inutilité je serais, et en
revanche que mon dernier reste de santé
y sombrerait avant que jʼaie pu termi-
ner mon ouvrage. Je nʼai cessé dʼêtre fort
malade depuis que je vous ai vu et cʼest
presque une consolation ; on est moins
honteux de soi que si on était bien portant et


gai quand tant de gens souffrent et
meurent. Mais jʼaimerais encore mieux
être bien portant et utile. Du moins
mon frère lʼest ; depuis huit mois il nʼa
pas cessé une seconde de lʼêtre et
souvent dans des circonstances tragiques
qui lʼont fait citer à lʼordre du jour
de lʼarmée. Reynaldo est dans lʼArgonne
probablement pas très loin de Robert .
Dans la mesure où vous pourrez me dire
vos impressions sur tout cela vous me
ferez grand plaisir. Quant à la Doubowaïa
cʼest au contraire un renseignement


précis que je vous demande, si vous pouvez me le
donner, précis et sincère. Dites moi comment
Madame de Billy, vos filles, vos parents,
ont traversé ces mois terribles.

Présentez leur
mes respectueux hommages et croyez à la tendre
affection de votre

Marcel Proust

Présentez je vous prie mes respectueux hommages
à Monsieur et Madame Barrère . Et à
Primoli sʼil est à Rome . Si je nʼétais pas
« pris » croyez-vous que je pourrais risquer un


séjour à Venise pour ma fièvre des foins, à supposer que
je fusse en état de quitter mon lit et dʼêtre transporté,
ce qui est douteux.

Surlignage
 

102 boulevard Haussmann

Mon cher Robert

Je nʼaime pas beaucoup mêler le sentiment aux questions pratiques. Aussi je ne vous parle pas des chagrins qui mʼont littéralement anéanti depuis cet été. Depuis la guerre je vis dans lʼ anxiété pour tous ceux que jʼaime (cʼest-à-dire au fond même pour ceux que je ne connais pas et dont je me représente si vivement les souffrances), mais je nʼai pas pu mʼempêcher dʼêtre plus particulièrement tourmenté pour mon frère qui a connu de


 

grands dangers dans lʼArgonne, et particulièrement désespéré de la disparition de Bertrand de Fénelon .

Au milieu de tant de pensées que jʼaimerais échanger avec vous (et je voudrais aussi tellement savoir votre impression, vos prévisions) cela mʼennuie bien de vous poser une question dʼaffaires et qui ne vous donnera dʼailleurs que lʼennui dʼun simple renseignement à demander. Mon excuse de vous parler affaires est que si vous vous le rappelez jʼavais


 

lʼété dernier une grosse « position » à terme et dʼemprunt sur titres et vous pouvez deviner ce que tout cela est devenu depuis la guerre et dans quels embarras je peux être. Vous pourriez même peut-être sur certains dʼentre eux me donner de bons conseils. Mais ce serait trop long à expliquer et puis en ce moment on nʼa vraiment pas le courage de parler de tout cela, on pense trop à autre chose. Le seul renseignement que je voudrais avoir par vous et que vous mʼaviez déjà obtenu une fois mais


 

si vague, si quelconque, et comme la Maison Mirabaud eût donné à un passant, touche à la Doubowaïa Balka . Je voudrais savoir si cette valeur qui a beaucoup baissé depuis les cours où je lʼai achetée un peu avant la division des actions, est considérée par la Maison Mirabaud comme une excellente valeur, destinée à retrouver les cours où elle était alors (je ne dis pas les cours où elle était avant la guerre et qui étaient déjà plus bas de beaucoup) ou si au contraire il serait sage de la sacrifier. En effet je lʼai achetée à lʼaide dʼun prêt sur titres, cʼest dire quʼ elle me coûte 7 % dʼintérêts, sans mʼen rapporter aucun. Si ses cours doivent monter beaucoup cela peut valoir


 

la peine de continuer. Je serais heureux que la Maison Mirabaud vous donnât des précisions à cet égard.

Je vais passer ces jours-ci un conseil de contre-réforme et le hasard mène tellement le monde que je serai peut-être « pris » quand tant de gens bien portants se promènent. Je ne le désire pas car je sais de quelle inutilité je serais, et en revanche que mon dernier reste de santé y sombrerait avant que jʼaie pu terminer mon ouvrage. Je nʼai cessé dʼêtre fort malade depuis que je vous ai vu et cʼest presque une consolation ; on est moins honteux de soi que si on était bien portant et


 

gai quand tant de gens souffrent et meurent. Mais jʼaimerais encore mieux être bien portant et utile. Du moins mon frère lʼest ; depuis huit mois il nʼa pas cessé une seconde de lʼêtre et souvent dans des circonstances tragiques qui lʼont fait citer à lʼordre du jour de lʼarmée. Reynaldo est dans lʼArgonne probablement pas très loin de Robert . Dans la mesure où vous pourrez me dire vos impressions sur tout cela vous me ferez grand plaisir. Quant à la Doubowaïa cʼest au contraire un renseignement


 

précis que je vous demande, si vous pouvez me le donner, précis et sincère. Dites-moi comment Madame de Billy, vos filles, vos parents, ont traversé ces mois terribles.

Présentez leur mes respectueux hommages et croyez à la tendre affection de votre

Marcel Proust

Présentez je vous prie mes respectueux hommages à Monsieur et Madame Barrère . Et à Primoli sʼil est à Rome . Si je nʼétais pas « pris » croyez-vous que je pourrais risquer un


 

séjour à Venise pour ma fièvre des foins, à supposer que je fusse en état de quitter mon lit et dʼêtre transporté, ce qui est douteux.

Note n°1
Proust disant que son frère est au front depuis huit mois, cette lettre se situe vers le mois dʼavril 1915. La mention du Conseil de contre-réforme quʼil dit devoir passer « ces jours-ci » fixe pour foreign le 11 ou le 12 avril 1915, date à laquelle il demande et obtient de ne pas se présenter comme prévu le 13 avril devant le Conseil de révision. Abordant les mêmes sujets (mort de Bertrand de Fénelon, Conseil de contre-réforme quʼil doit passer) et à peu près dans les mêmes termes que dans la lettre à Mme de Caillavet datée du [9 ou 10 avril 1915] (CP 02931 ; Kolb, XIV, n° 42), celle-ci doit se situer au même moment : après la réception, vraisemblement le 9 avril 1915, de sa convocation au Conseil de Révision, datée du 8 avril 1915 (CP 02930 ; Kolb, XIV, n° 41), et avant dʼavoir obtenu de ne pas sʼy rendre. [PK, FL]
Note n°2
Après être longtemps restés sans nouvelles de Bertrand de Fénelon et avoir espéré quʼil était simplement prisonnier, sa famille et ses amis apprennent vers février-mars 1915 quʼun témoin lʼa vu tomber, mortellement blessé, et les indices se multiplient dans les semaines suivantes. Dans la lettre à Lauris du [samedi 13 mars 1915] (CP 02927 ; Kolb, XIV, n° 38), Proust, qui vient de voir lʼannonce de son décès dans Le Figaro, « compren[d] [quʼil] ne verr[a] plus jamais Bertrand » et que, pour avoir publié une telle annonce, « il faut quʼon soit certain ». [FL]
Note n°3
Mirabaud et Cie, banque privée fondée à Genève en 1819 et établie à Paris depuis 1822. Le beau-père de Robert de Billy, Paul Mirabaud, était associé-gérant de cette maison. – À cet endroit, sur lʼoriginal, les mots « et comme la Maison Mirabaud lʼeût donné à un passant » sont encadrés de crochets droits tracés au crayon : dans son édition, Billy a coupé ce segment de phrase. [FP, FL]
Note n°4
Lʼexpression « par la Maison Mirabaud » figure également entre des crochets tracés au crayon et se trouve coupée dans lʼédition de Billy. [FL]
Note n°5
Proust lʼexplique à Lionel Hauser [vers le 28 juillet 1914] que « cette ouverture de crédit [lui] a servi à acheter ce stock énorme de Doubowaïa […] » (CP 02807 ; Kolb, XIII, nº 156). [PK, FP]
Note n°6
Toute cette phrase (« Je serais heureux » jusquʼà « à cet égard ») se trouve entre crochets, comme toutes les autres mentions de la Banque Mirabaud, et omise dans lʼédition de Billy. [FL]
Note n°7
Parmi les gens bien portants qui ne sont pas mobilisés, on peut citer presque toute lʼéquipe de la NRF, dont Gaston Gallimard qui, de dix ans plus jeune que Proust, a manoeuvré pour se faire réformer (Pierre Assouline, Gaston Gallimard : un demi-siècle dʼédition française, Paris, Balland, 1984). [PK, FP]
Note n°8
Robert Proust était parti pour le front dès le premier jour de la mobilisation (voir la lettre à Hauser écrite [dans la nuit du 2 au 3 août 1914], CP 02812 et sa note 9). Marcel Proust ne manque pas de faire connaître à ses correspondants la citation de son frère à lʼordre de lʼarmée dès le premier mois de la guerre et les dangers auxquels il est exposé (voir par exemple la note 10 de la lettre à Lucien Daudet, CP 02844, ou la note 5 de la lettre à Louis de Robert, CP 02890). Dans une lettre inédite, Proust demandait à un chroniqueur mondain de signaler cette distinction militaire de son frère : « […] je vois que vous notez qq. fois des citations à l’ordre du j. de l’armée. Or mon frère, le docteur Proust, a été cité à l’ordre du jour de l’armée et sauf Le Matin et je crois L’Écho de Paris, aucun journal, sauf les journaux militaires, ne l’a dit. Comme il fait depuis le premier jour de la guerre des choses qui font l’admiration de tous, je serais content, si cela vous est facile, que vous disiez qu’il a été cité à l’ordre du jour de l’armée. La citation dit : “Proust, médecin-major de 2e classe (il a été fait capitaine pour sa belle conduite), a fait preuve d’une énergie et d’un dévouement remarquables dans l’organisation et le fonctionnement du service sanitaire en opérant des blessés sous le feu même de l’ennemi”. (Vous avez peut-être lu le récit de ses opérations à Étain, les obus tombant sur sa table d’opération si bien que finalement il descendait les blessés dans les caves.) Il n’est médecin major que pendant la guerre, dans la vie civile il est professeur ag. à la Faculté. » (Proust. Du temps perdu au temps retrouvé, catalogue de lʼexposition du Musée des lettres et manuscrits, 2010, lettre nº 17, p. 40 ; et le Bulletin dʼinformations proustiennes, nº 41, 2011, p. 158.) Lʼhéroïsme de Robert Proust au front est détaillé dans son dossier militaire, p. 2. [FL, PW]
Note n°9
Voir la lettre de Hahn à Proust située [peu avant le 5 mars 1915  ?] (CP 02913) et sa note 6. [PK, FP]
Note n°10
Camille Barrère, ambassadeur de France à Rome de 1897 à 1924, était en ce printemps de 1915 activement occupé à convaincre lʼItalie de renverser ses alliances au profit de la Triple Entente. Robert de Billy doit en effet le croiser quotidiennement, puisque, depuis le 23 décembre 1912, il est premier secrétaire dʼambassade à Rome. [FL, NM]
Note n°11
Le comte Primoli avait lʼhabitude de rentrer à Rome au début de lʼautomne et de revenir à Paris vers le mois de mai. [PK]
Note
Thérèse (1896-1986) et Suzanne (1898-1984) de Billy
Note
Charles de Billy (1840-1919) et son épouse, née Lucie Courtois (1849-1937)


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Date de mise en ligne : October 17, 2022 09:41
Date de la dernière mise à jour : November 22, 2022 14:42
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