CP 02775 Marcel Proust à Alfred Agostinelli [le samedi 30 mai 1914]


















1
Mon cher Alfred
Je vous remercie beaucoup de
votre lettre (une phrase était ravissante (crépusculaire etc)2 (et de votre télégramme
préliminaire qui était une amabilité
de plus. Si je ne vous en envoie
pas un c’
est qu’il est un peu tard, la lettre ayant
été
remportée comme je dormais etc).
Comme elle (la vôtre) m’a fait
plaisir, la mienne
n’a pas été complètement inutile. Mais
pour le
reste (vous allez encore dire que je ne
sais pas ce que je veux) elle l’a
été. Car
2
j’ai réfléchi qu’il y aurait peu de délicatessede ma part à accepter de vous un service
de ce genre, et je veux donc essayer d’
arriver tout seul à obtenir ce que je
demande3. Je ne vous explique pas pourquoi
je ne trouverais pas cela délicat, je risquerais
de nouveau de vous fâcher et c’est tout ce
que je veux éviter. J’aurais pu penser à cela
plus tôt mais l’idée m’en est venue après
vous avoir écrit. D’ailleurs je crois que cela ne
peut finir par ne pas se solutionner. — Pour
l’aeroplane c’est plus compliqué pour
la même raison que pour Grasset dernièrement,
vous vous souvenez le jour où il m’a
3
écrit : « je vous délie de tout traité, faites ce que vousvoudrez », je n’ai plus pu faire qu’une chose, ce qu’
il désirait4. Or je suis retourné avant hier voir
M. Collin5, dans la nuit, dans la pluie, avant d’aller
aux Ballets Russes6. Il a été excessivement gentil et
m’a laissé en q. q. sorte une liberté dont je n’ose
plus guère user. Enfin je verrai. Mais ne croyez pas
qu’il ait, lui, un intérêt q.q conque sur ces ventes. Il
ne touche pas un centime sur les 27 000 fr que
coûte l’appareil. En tous cas si je le garde (ce que je ne crois pas) comme il restera
vraisemblablement à l’écurie, je ferai graver sur (je ne
sais pas le nom de la pièce et je ne veux commettre dʼ
4
hérésie devant un aviateur7 les vers de Mallarmé quevous connaissez
« Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui Magnifique, mais sans espoir qui le délivre Pour n’avoir pas chanté la région où vivre.Toujours il secouera cette triste agoniePar l’espace infligée à l’oiseau qui le nieMais non l’horreur du sol où son plumage est pris.Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigneIl s’immobilise au songe muet de méprisQue vêt parmi l’exil inutile, le Cygne. »
C’est la poésie que vous aimiez tout en la trouvant obscure 5
et qui commence
par
« Le Vierge, le vivace et le bel Aujourd’hui
« vierge »,
ni « vivace », ni « beau »9 ! — .
Surtout
pour en finir avec cette question de l’
aeroplane, je vous prie instamment de
croire que mes récits à cet égard ne
contiennent aucune intention, si cachée
soit-elle, de reproche. Ce
serait idiot.
J’aurais assez de justes reproches à vous
faire, et vous
savez que je ne les tais
pas. Mais vraiment il faudrait être trop
bête
pour vous rendre responsable (j’entends
moralement) de l’inutilité d’un
achat
que vous ne saviez pas ! Je plains énormément
6
M. de Neufville, il souffre matérielle-ment de la perte de sa fortune et
moralement de ne plus pouvoir estimer
son frère. J’avoue cependant que tout
en comprenant que lui et sa mère
n’aient plus rien voulu avoir de
commun avec ces banqueroutiers, je
trouve pourtant qu’ils ont poussé
le sentiment de l’honneur jusqu’à
une sorte de dureté que malgré tout
pour un frère je n’aurais pas10. Sans
eux, sans la respectabilité de leur
nom, comme l’a très bien expliqué la
chronique de Vandérem si vous l’avez
lue (Figaro de Vendredi 29 je crois)
jamais il n’aurait été arrêté et la
7
chose aurait fini en douceur11. Car c’est triste à diremais tant de banquiers trouvent tout naturel de
faire ce qui à moi me semblerait un abus de
confiance, jouer avec de l’argent qui leur est
confié. Et leurs clients trouvent cela charmant
tant qu’ils gagnent ! Voyez-vous ce que je serais
devenu, moi qui suis obligé à cause de mes stupides
spéculations de faire vendre continuellement des
valeurs tant que la Bourse est mauvaise, si les
banques où sont ces valeurs étaient du genre
Neufville et si elles me répondaient : « Désolé
mais nous n’avons plus rien. » Pour ce que vous me
dites du valet de chambre de M. de Neufville12, je ne
8
ne veux pas revenir là dessus décidé à ne vous dire que deschoses gentilles. Mais je ne veux pas par mon silence
vous laisser croire que « je ne pense pas ce que j’ai
dit ». Je l’ai dit parceque je le pensais, et je
le pense parce qu’hélas dans la vie des individus comme
dans les sciences physiques « il n’y a pas d’effet sans
cause ». Il est seulement rare que l’effet suive la
cause avec une rapidité aussi vertigineuse. Avez-vous
lu les réquisitions du Procureur Lescouvé contre Me Caillaux
publiées in extenso en tête du Figaro de ce matin13 ? C’est un
acte de grand courage et qui me fait très plaisir car c’
était le grand ami de mon oncle (le juge)14. Mais cela ne
lui servira pas pour son avancement ! Puisque vous vous intéressez
à Swann, et aux sports, je vous envoie un article paru sur Swann
dans un journal de Sports15. Je regrette que ce ne soit pas l’Aero
(mais cela viendra peut’être !), ce que je voudrais pouvoir vous faire lire
9
mais elle a vingt pages, c’est la lettre del’auteur de
auprès de moi d’avoir cité si négligemment
ce livre16. — . Je vous avais demandé
de me renvoyer ma lettre, vous ne
l’avez pas fait. Je vous avais de plus
demandé de mettre beaucoup de cachets
à votre enveloppe. Vous ne l’avez pas
fait non plus. Pour la lettre reco 17
10
elle ne traînent pas et vous pourriezme renvoyer ensemble (avec de
formidables cachets) celle-ci
et l’autre18. Inutile de vous fatiguer
à m’écrire puisque vous travaillez
beaucoup, vous n’avez qu’à les mettre
sous enveloppe.
Je vous serre
amicalement la main
Marcel Proust
Si vous me renvoyez les lettres, il faudrait
mettre
des cachets très larges et
plusieurs. De plus il faudrait les
mettre dans 2 enveloppes différentes car
elles ne tiendraient pas dans une
seule.
1
Mon cher Alfred
Je vous remercie beaucoup de votre lettre (une phrase était ravissante (crépusculaire etc.)2 (et de votre télégramme préliminaire qui était une amabilité de plus. Si je ne vous en envoie pas un c’est qu’il est un peu tard, la lettre ayant été remportée comme je dormais etc.) Comme elle (la vôtre) m’a fait plaisir, la mienne n’a pas été complètement inutile. Mais pour le reste (vous allez encore dire que je ne sais pas ce que je veux) elle l’a été. Car j’ai réfléchi qu’il y aurait peu de délicatesse de ma part à accepter de vous un service de ce genre, et je veux donc essayer d’arriver tout seul à obtenir ce que je demande3. Je ne vous explique pas pourquoi je ne trouverais pas cela délicat, je risquerais de nouveau de vous fâcher et c’est tout ce que je veux éviter. J’aurais pu penser à cela plus tôt mais l’idée m’en est venue après vous avoir écrit. D’ailleurs je crois que cela ne peut finir par ne pas se solutionner.
Pour l’aéroplane c’est plus compliqué pour la même raison que pour Grasset dernièrement, vous vous souvenez le jour où il m’a écrit : « je vous délie de tout traité, faites ce que vous voudrez », je n’ai plus pu faire qu’une chose, ce qu’il désirait4. Or je suis retourné avant-hier voir M. Collin5, dans la nuit, dans la pluie, avant d’aller aux Ballets Russes6. Il a été excessivement gentil et m’a laissé en quelque sorte une liberté dont je n’ose plus guère user. Enfin je verrai. Mais ne croyez pas qu’il ait, lui, un intérêt quelconque sur ces ventes. Il ne touche pas un centime sur les 27 000 francs que coûte l’appareil. En tous cas si je le garde (ce que je ne crois pas) comme il restera vraisemblablement à l’écurie, je ferai graver sur (je ne sais pas le nom de la pièce et je ne veux commettre dʼhérésie devant un aviateur7 les vers de Mallarmé que vous connaissez
« Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui Magnifique, mais sans espoir qui le délivre Pour n’avoir pas chanté la région où vivre.Toujours il secouera cette triste agoniePar l’espace infligée à l’oiseau qui le nieMais non l’horreur du sol où son plumage est pris.Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigneIl s’immobilise au songe muet de méprisQue vêt parmi l’exil inutile, le Cygne. »
C’est la poésie que vous aimiez tout en la trouvant obscure et qui commence par « Le Vierge, le vivace et le bel Aujourd’huiVa-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivreCe lac dur oublié, que hante sous le givre,Le transparent glacier, des vols qui n’ont pas fui. »8 Hélas « Aujourd’hui » n’est plus ni « vierge », ni « vivace », ni « beau »9 !
Surtout pour en finir avec cette question de l’aéroplane, je vous prie instamment de croire que mes récits à cet égard ne contiennent aucune intention, si cachée soit-elle, de reproche. Ce serait idiot. J’aurais assez de justes reproches à vous faire, et vous savez que je ne les tais pas. Mais vraiment il faudrait être trop bête pour vous rendre responsable (j’entends moralement) de l’inutilité d’un achat que vous ne saviez pas ! Je plains énormément M. de Neufville, il souffre matériellement de la perte de sa fortune et moralement de ne plus pouvoir estimer son frère. J’avoue cependant que tout en comprenant que lui et sa mère n’aient plus rien voulu avoir de commun avec ces banqueroutiers, je trouve pourtant qu’ils ont poussé le sentiment de l’honneur jusqu’à une sorte de dureté que malgré tout pour un frère je n’aurais pas10. Sans eux, sans la respectabilité de leur nom, comme l’a très bien expliqué la chronique de Vandérem si vous l’avez lue (Figaro de Vendredi 29 je crois) jamais il n’aurait été arrêté et la chose aurait fini en douceur11. Car c’est triste à dire mais tant de banquiers trouvent tout naturel de faire ce qui à moi me semblerait un abus de confiance, jouer avec de l’argent qui leur est confié. Et leurs clients trouvent cela charmant tant qu’ils gagnent ! Voyez-vous ce que je serais devenu, moi qui suis obligé à cause de mes stupides spéculations de faire vendre continuellement des valeurs tant que la Bourse est mauvaise, si les banques où sont ces valeurs étaient du genre Neufville et si elles me répondaient : « Désolé mais nous n’avons plus rien. » Pour ce que vous me dites du valet de chambre de M. de Neufville12, je ne veux pas revenir là-dessus décidé à ne vous dire que des choses gentilles. Mais je ne veux pas par mon silence vous laisser croire que « je ne pense pas ce que j’ai dit ». Je l’ai dit parce que je le pensais, et je le pense parce qu’hélas dans la vie des individus comme dans les sciences physiques « il n’y a pas d’effet sans cause ». Il est seulement rare que l’effet suive la cause avec une rapidité aussi vertigineuse. Avez-vous lu les réquisitions du Procureur Lescouvé contre Mme Caillaux publiées in extenso en tête du Figaro de ce matin13 ? C’est un acte de grand courage et qui me fait très plaisir car c’était le grand ami de mon oncle (le juge)14. Mais cela ne lui servira pas pour son avancement ! Puisque vous vous intéressez à Swann, et aux sports, je vous envoie un article paru sur Swann dans un journal de sports15. Je regrette que ce ne soit pas l’Aéro (mais cela viendra peut-être !), ce que je voudrais pouvoir vous faire lire mais elle a vingt pages, c’est la lettre de l’auteur de cet article, s’excusant auprès de moi d’avoir cité si négligemment ce livre16.
Je vous avais demandé de me renvoyer ma lettre, vous ne l’avez pas fait. Je vous avais de plus demandé de mettre beaucoup de cachets à votre enveloppe. Vous ne l’avez pas fait non plus. Pour la lettre recommandée 17elles ne traînent pas et vous pourriez me renvoyer ensemble (avec de formidables cachets) celle-ci et l’autre18. Inutile de vous fatiguer à m’écrire puisque vous travaillez beaucoup, vous n’avez qu’à les mettre sous enveloppe.
Je vous serre amicalement la main
Marcel Proust
Si vous me renvoyez les lettres, il faudrait mettre des cachets très larges et plusieurs. De plus il faudrait les mettre dans deux enveloppes différentes car elles ne tiendraient pas dans une seule.
Date de la dernière mise à jour : September 24, 2024 17:50


















1
Mon cher Alfred
Je vous remercie beaucoup de
votre lettre (une phrase était ravissante (crépusculaire etc)2 (et de votre télégramme
préliminaire qui était une amabilité
de plus. Si je ne vous en envoie
pas un c’
est qu’il est un peu tard, la lettre ayant
été
remportée comme je dormais etc).
Comme elle (la vôtre) m’a fait
plaisir, la mienne
n’a pas été complètement inutile. Mais
pour le
reste (vous allez encore dire que je ne
sais pas ce que je veux) elle l’a
été. Car
2
j’ai réfléchi qu’il y aurait peu de délicatessede ma part à accepter de vous un service
de ce genre, et je veux donc essayer d’
arriver tout seul à obtenir ce que je
demande3. Je ne vous explique pas pourquoi
je ne trouverais pas cela délicat, je risquerais
de nouveau de vous fâcher et c’est tout ce
que je veux éviter. J’aurais pu penser à cela
plus tôt mais l’idée m’en est venue après
vous avoir écrit. D’ailleurs je crois que cela ne
peut finir par ne pas se solutionner. — Pour
l’aeroplane c’est plus compliqué pour
la même raison que pour Grasset dernièrement,
vous vous souvenez le jour où il m’a
3
écrit : « je vous délie de tout traité, faites ce que vousvoudrez », je n’ai plus pu faire qu’une chose, ce qu’
il désirait4. Or je suis retourné avant hier voir
M. Collin5, dans la nuit, dans la pluie, avant d’aller
aux Ballets Russes6. Il a été excessivement gentil et
m’a laissé en q. q. sorte une liberté dont je n’ose
plus guère user. Enfin je verrai. Mais ne croyez pas
qu’il ait, lui, un intérêt q.q conque sur ces ventes. Il
ne touche pas un centime sur les 27 000 fr que
coûte l’appareil. En tous cas si je le garde (ce que je ne crois pas) comme il restera
vraisemblablement à l’écurie, je ferai graver sur (je ne
sais pas le nom de la pièce et je ne veux commettre dʼ
4
hérésie devant un aviateur7 les vers de Mallarmé quevous connaissez
« Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui Magnifique, mais sans espoir qui le délivre Pour n’avoir pas chanté la région où vivre.Toujours il secouera cette triste agoniePar l’espace infligée à l’oiseau qui le nieMais non l’horreur du sol où son plumage est pris.Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigneIl s’immobilise au songe muet de méprisQue vêt parmi l’exil inutile, le Cygne. »
C’est la poésie que vous aimiez tout en la trouvant obscure 5
et qui commence
par
« Le Vierge, le vivace et le bel Aujourd’hui
« vierge »,
ni « vivace », ni « beau »9 ! — .
Surtout
pour en finir avec cette question de l’
aeroplane, je vous prie instamment de
croire que mes récits à cet égard ne
contiennent aucune intention, si cachée
soit-elle, de reproche. Ce
serait idiot.
J’aurais assez de justes reproches à vous
faire, et vous
savez que je ne les tais
pas. Mais vraiment il faudrait être trop
bête
pour vous rendre responsable (j’entends
moralement) de l’inutilité d’un
achat
que vous ne saviez pas ! Je plains énormément
6
M. de Neufville, il souffre matérielle-ment de la perte de sa fortune et
moralement de ne plus pouvoir estimer
son frère. J’avoue cependant que tout
en comprenant que lui et sa mère
n’aient plus rien voulu avoir de
commun avec ces banqueroutiers, je
trouve pourtant qu’ils ont poussé
le sentiment de l’honneur jusqu’à
une sorte de dureté que malgré tout
pour un frère je n’aurais pas10. Sans
eux, sans la respectabilité de leur
nom, comme l’a très bien expliqué la
chronique de Vandérem si vous l’avez
lue (Figaro de Vendredi 29 je crois)
jamais il n’aurait été arrêté et la
7
chose aurait fini en douceur11. Car c’est triste à diremais tant de banquiers trouvent tout naturel de
faire ce qui à moi me semblerait un abus de
confiance, jouer avec de l’argent qui leur est
confié. Et leurs clients trouvent cela charmant
tant qu’ils gagnent ! Voyez-vous ce que je serais
devenu, moi qui suis obligé à cause de mes stupides
spéculations de faire vendre continuellement des
valeurs tant que la Bourse est mauvaise, si les
banques où sont ces valeurs étaient du genre
Neufville et si elles me répondaient : « Désolé
mais nous n’avons plus rien. » Pour ce que vous me
dites du valet de chambre de M. de Neufville12, je ne
8
ne veux pas revenir là dessus décidé à ne vous dire que deschoses gentilles. Mais je ne veux pas par mon silence
vous laisser croire que « je ne pense pas ce que j’ai
dit ». Je l’ai dit parceque je le pensais, et je
le pense parce qu’hélas dans la vie des individus comme
dans les sciences physiques « il n’y a pas d’effet sans
cause ». Il est seulement rare que l’effet suive la
cause avec une rapidité aussi vertigineuse. Avez-vous
lu les réquisitions du Procureur Lescouvé contre Me Caillaux
publiées in extenso en tête du Figaro de ce matin13 ? C’est un
acte de grand courage et qui me fait très plaisir car c’
était le grand ami de mon oncle (le juge)14. Mais cela ne
lui servira pas pour son avancement ! Puisque vous vous intéressez
à Swann, et aux sports, je vous envoie un article paru sur Swann
dans un journal de Sports15. Je regrette que ce ne soit pas l’Aero
(mais cela viendra peut’être !), ce que je voudrais pouvoir vous faire lire
9
mais elle a vingt pages, c’est la lettre del’auteur de
auprès de moi d’avoir cité si négligemment
ce livre16. — . Je vous avais demandé
de me renvoyer ma lettre, vous ne
l’avez pas fait. Je vous avais de plus
demandé de mettre beaucoup de cachets
à votre enveloppe. Vous ne l’avez pas
fait non plus. Pour la lettre reco 17
10
elle ne traînent pas et vous pourriezme renvoyer ensemble (avec de
formidables cachets) celle-ci
et l’autre18. Inutile de vous fatiguer
à m’écrire puisque vous travaillez
beaucoup, vous n’avez qu’à les mettre
sous enveloppe.
Je vous serre
amicalement la main
Marcel Proust
Si vous me renvoyez les lettres, il faudrait
mettre
des cachets très larges et
plusieurs. De plus il faudrait les
mettre dans 2 enveloppes différentes car
elles ne tiendraient pas dans une
seule.
1
Mon cher Alfred
Je vous remercie beaucoup de votre lettre (une phrase était ravissante (crépusculaire etc.)2 (et de votre télégramme préliminaire qui était une amabilité de plus. Si je ne vous en envoie pas un c’est qu’il est un peu tard, la lettre ayant été remportée comme je dormais etc.) Comme elle (la vôtre) m’a fait plaisir, la mienne n’a pas été complètement inutile. Mais pour le reste (vous allez encore dire que je ne sais pas ce que je veux) elle l’a été. Car j’ai réfléchi qu’il y aurait peu de délicatesse de ma part à accepter de vous un service de ce genre, et je veux donc essayer d’arriver tout seul à obtenir ce que je demande3. Je ne vous explique pas pourquoi je ne trouverais pas cela délicat, je risquerais de nouveau de vous fâcher et c’est tout ce que je veux éviter. J’aurais pu penser à cela plus tôt mais l’idée m’en est venue après vous avoir écrit. D’ailleurs je crois que cela ne peut finir par ne pas se solutionner.
Pour l’aéroplane c’est plus compliqué pour la même raison que pour Grasset dernièrement, vous vous souvenez le jour où il m’a écrit : « je vous délie de tout traité, faites ce que vous voudrez », je n’ai plus pu faire qu’une chose, ce qu’il désirait4. Or je suis retourné avant-hier voir M. Collin5, dans la nuit, dans la pluie, avant d’aller aux Ballets Russes6. Il a été excessivement gentil et m’a laissé en quelque sorte une liberté dont je n’ose plus guère user. Enfin je verrai. Mais ne croyez pas qu’il ait, lui, un intérêt quelconque sur ces ventes. Il ne touche pas un centime sur les 27 000 francs que coûte l’appareil. En tous cas si je le garde (ce que je ne crois pas) comme il restera vraisemblablement à l’écurie, je ferai graver sur (je ne sais pas le nom de la pièce et je ne veux commettre dʼhérésie devant un aviateur7 les vers de Mallarmé que vous connaissez
« Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui Magnifique, mais sans espoir qui le délivre Pour n’avoir pas chanté la région où vivre.Toujours il secouera cette triste agoniePar l’espace infligée à l’oiseau qui le nieMais non l’horreur du sol où son plumage est pris.Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigneIl s’immobilise au songe muet de méprisQue vêt parmi l’exil inutile, le Cygne. »
C’est la poésie que vous aimiez tout en la trouvant obscure et qui commence par « Le Vierge, le vivace et le bel Aujourd’huiVa-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivreCe lac dur oublié, que hante sous le givre,Le transparent glacier, des vols qui n’ont pas fui. »8 Hélas « Aujourd’hui » n’est plus ni « vierge », ni « vivace », ni « beau »9 !
Surtout pour en finir avec cette question de l’aéroplane, je vous prie instamment de croire que mes récits à cet égard ne contiennent aucune intention, si cachée soit-elle, de reproche. Ce serait idiot. J’aurais assez de justes reproches à vous faire, et vous savez que je ne les tais pas. Mais vraiment il faudrait être trop bête pour vous rendre responsable (j’entends moralement) de l’inutilité d’un achat que vous ne saviez pas ! Je plains énormément M. de Neufville, il souffre matériellement de la perte de sa fortune et moralement de ne plus pouvoir estimer son frère. J’avoue cependant que tout en comprenant que lui et sa mère n’aient plus rien voulu avoir de commun avec ces banqueroutiers, je trouve pourtant qu’ils ont poussé le sentiment de l’honneur jusqu’à une sorte de dureté que malgré tout pour un frère je n’aurais pas10. Sans eux, sans la respectabilité de leur nom, comme l’a très bien expliqué la chronique de Vandérem si vous l’avez lue (Figaro de Vendredi 29 je crois) jamais il n’aurait été arrêté et la chose aurait fini en douceur11. Car c’est triste à dire mais tant de banquiers trouvent tout naturel de faire ce qui à moi me semblerait un abus de confiance, jouer avec de l’argent qui leur est confié. Et leurs clients trouvent cela charmant tant qu’ils gagnent ! Voyez-vous ce que je serais devenu, moi qui suis obligé à cause de mes stupides spéculations de faire vendre continuellement des valeurs tant que la Bourse est mauvaise, si les banques où sont ces valeurs étaient du genre Neufville et si elles me répondaient : « Désolé mais nous n’avons plus rien. » Pour ce que vous me dites du valet de chambre de M. de Neufville12, je ne veux pas revenir là-dessus décidé à ne vous dire que des choses gentilles. Mais je ne veux pas par mon silence vous laisser croire que « je ne pense pas ce que j’ai dit ». Je l’ai dit parce que je le pensais, et je le pense parce qu’hélas dans la vie des individus comme dans les sciences physiques « il n’y a pas d’effet sans cause ». Il est seulement rare que l’effet suive la cause avec une rapidité aussi vertigineuse. Avez-vous lu les réquisitions du Procureur Lescouvé contre Mme Caillaux publiées in extenso en tête du Figaro de ce matin13 ? C’est un acte de grand courage et qui me fait très plaisir car c’était le grand ami de mon oncle (le juge)14. Mais cela ne lui servira pas pour son avancement ! Puisque vous vous intéressez à Swann, et aux sports, je vous envoie un article paru sur Swann dans un journal de sports15. Je regrette que ce ne soit pas l’Aéro (mais cela viendra peut-être !), ce que je voudrais pouvoir vous faire lire mais elle a vingt pages, c’est la lettre de l’auteur de cet article, s’excusant auprès de moi d’avoir cité si négligemment ce livre16.
Je vous avais demandé de me renvoyer ma lettre, vous ne l’avez pas fait. Je vous avais de plus demandé de mettre beaucoup de cachets à votre enveloppe. Vous ne l’avez pas fait non plus. Pour la lettre recommandée 17elles ne traînent pas et vous pourriez me renvoyer ensemble (avec de formidables cachets) celle-ci et l’autre18. Inutile de vous fatiguer à m’écrire puisque vous travaillez beaucoup, vous n’avez qu’à les mettre sous enveloppe.
Je vous serre amicalement la main
Marcel Proust
Si vous me renvoyez les lettres, il faudrait mettre des cachets très larges et plusieurs. De plus il faudrait les mettre dans deux enveloppes différentes car elles ne tiendraient pas dans une seule.
Date de la dernière mise à jour : September 24, 2024 17:50