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CP 02366 Marcel Proust à Marcel Plantevignes [deuxième quinzaine ? d'août 1910]

Surlignage

Cher ami

Malgré ma fatigue et ma hâte à être prêt pour un dîner auquel je ne peux manquer ce soir, je tiens à vous écrire ce mot pour que, si vous appreniez que je vais réunir ces jours-ci les jeunes gens de Cabourg et autres vous ne puissiez pas, avant mes explications, voir dans le fait de ne pas vous inviter, une preuve mesquine de ressentiment aussi indigne de vous que, jʼose le dire, de moi. Vous savez qu’un petit fait, si insignifiant qu’il soit, peut souvent, quand il amène la sursaturation d’un état invisible mais surchargé, prendre une grande importance. Je n’étais pas bien hier, mais comme vous mʼaviez donné rendez-vous entre six et sept sur la digue, et que je pensais que peut-être vous hâtiez votre retour de Deauville pour cela, mort ou vif j’y serais allé. Et de plus, ayant su que de jolies personnes dʼHoulgate étaient à Cabourg, jʼai usé de ruse pour les garder afin de vous distraire par là. Naturellement vous n’êtes pas venu, vous n’avez pas jugé à propos de me prévenir, ni même de me faire savoir si Helleu était parti (ce qui n’a pas d’importance, car jʼai envoyé Nicolas à Trouville et il en a parlé avec lui). Tout en dînant au restaurant du Casino ensuite, puis au Music-Hall, je me disais tristement des choses dont je vous épargne l’énumération mélancolique. Mon cher Plantevignes, il faut me pardonner. J’ai été gâté par des amis plus âgés que moi. J’ai vu Alphonse Daudet au comble de la gloire et de la souffrance, qui ne pouvait plus tracer une ligne sans pleurer tant cela lui faisait mal dans tout le corps, me récrire deux fois à sept heures, quand je dînais chez lui le soir à huit heures, pour savoir si tel ou tel détail insignifiant du repas ne me donnerait pas plus de plaisir par un voisinage ami. J’ai vu France remettre huit jours de suite une promenade à Versailles pour que je puisse y aller, et chaque jour envoyer chez moi pour voir si cela ne me fatiguerait pas... et je ne vous cite exprès que de petites choses, et jʼen pourrais citer mille. Alors j’étais bien portant, une sortie, un rendez-vous n’étaient pas ce qu’ils sont pour moi maintenant. Et quand je vous vois, habitant à deux pas, nʼayant rien à faire, permettez à ma hâte de ne pas prendre le temps d’expliquer ce que vous comprenez très bien. Si ma lettre n’avait pas simplement pour but de ménager votre amour-propre, par égard pour l’amitié si profonde et si vraie que jʼai eue pour vous, elle n’en avait aucun. Car je sais que vous n’êtes pas perfectible. Vous n’êtes même pas en pierre, qui peut être sculptée si elle a la chance de rencontrer un sculpteur (et vous pourriez en rencontrer de plus grands que moi, mais je lʼeusse fait avec tendresse), vous êtes en eau, en eau banale, insaisissable, incolore, fluide, sempiternellement inconsistante, aussi vite écoulée que coulée On peut vous regarder passer pour les gens que cela amuse, quotidien, sans « moi ». On ne peut pas faire davantage. Moi qui ai eu pour vous une affection vive, cela me donne envie tantôt de bailler, tantôt de pleurer quelquefois de me noyer. Excusez-moi donc de quitter à tout jamais ses rives. Je vous ai deviné, votre vraie nature, le jour où vous mʼavez dit avec cette énergie : « Mais je ne peux pas, puisquʼil y a le raout Foucart ». Mais on veut toujours espérer, on n’aime pas s’être trompé. Et si gentiment, trop gentiment, car mieux valait les lilas non fleuris d’alors que l’infecte odeur des lilas pourris d’aujourdʼhui, vous m’avez peint votre caractère si différent. Et de fait cette amitié (je parle de la mienne) que je croyais si fragile, je l’ai sentie solide comme rarement. Vous êtes un des seuls que je vis cette année. Vous pouvez dire que vous êtes passé à côté d’une fameuse possibilité dʼamitié, et que vous lʼavez gâchée. Je finis ; je sais que M.Delaunay ou M. Wessbecher ne sont pas plus que vous à 11,75, mais du moins leur fréquentation ne mʼattriste pas, parce que je ne l’ai jamais cru, et ne fus jamais dans l’illusion. Et peut-être sont-ils plus harmonieux que vous, car, semblables au fond, ils nʼont pas du moins cet essor brisé, cet effort vers un mieux non réalisé, ces velléités prises pour du talent, etc... Si jʼétais bien portant, je prendrais mon parti de voir mon ex-ami. Je déteste ennuyer, et quand hypocritement vous prenez votre air triste, je suis si navré que je cède immédiatement. Mais jʼen suis la victime. Vous n’êtes même pas capable de venir sur la digue à sept heures ! Et moi, pour qui cela représente tant de fatigue etc., jʼen ai tout l’ennui. Je suis trop fatigué pour revoir un ami qui même matériellement, en manquant les rendez-vous, etc., soit une cause d’énervement et de fatigue. J’ai besoin d’amis qui m’en épargnent, et non qui mʼen ajoutent. Mon cher ami, par pitié pour ma santé, ne cherchez pas le leurre d’une réconciliation que vous n’êtes pas capable de maintenir même un mois. Ce que vous appelez vos chagrins, ce sont tout simplement ce que vous croyez des plaisirs, une sauterie, une partie de golf etc. Un jour je peindrai ces caractères qui ne sauront jamais, même à un point de vue vulgaire, ce que cʼest que lʼélégance, prêt pour un bal, d’y renoncer pour tenir compagnie à un ami. Ils se croient par là mondains et sont le contraire. Je n’ai plus le temps d’écrire une ligne et je vous quitte une fois pour toutes. Mais je veux en finissant vous dire que je ne veux pas que vous croyiez que je vous dis tout cela d’un cœur léger ; jʼai eu, je vous le dis parce que je pense que cela vous fait plaisir et vous donne quelque orgueil, beaucoup de chagrin ; et mon cœur n’est pas de ceux qui sans un serrement amer mettent à l’imparfait, au passé, ce qui (même souvent un simple objet) fut comme vous le fûtes la prédilection de leur présent et l’espérance de leur avenir.

Renvoyez-moi cette lettre, et laissez-moi ici vous serrer la main en ami.

Marcel

Surlignage

Cher ami

Malgré ma fatigue et ma hâte à être prêt pour un dîner auquel je ne peux manquer ce soir, je tiens à vous écrire ce mot pour que, si vous appreniez que je vais réunir ces jours-ci les jeunes gens de Cabourg et autres vous ne puissiez pas, avant mes explications, voir dans le fait de ne pas vous inviter, une preuve mesquine de ressentiment aussi indigne de vous que, jʼose le dire, de moi. Vous savez qu’un petit fait, si insignifiant qu’il soit, peut souvent, quand il amène la sursaturation d’un état invisible mais surchargé, prendre une grande importance. Je n’étais pas bien hier, mais comme vous mʼaviez donné rendez-vous entre six et sept sur la digue, et que je pensais que peut-être vous hâtiez votre retour de Deauville pour cela, mort ou vif j’y serais allé. Et de plus, ayant su que de jolies personnes dʼHoulgate étaient à Cabourg, jʼai usé de ruse pour les garder afin de vous distraire par là. Naturellement vous n’êtes pas venu, vous n’avez pas jugé à propos de me prévenir, ni même de me faire savoir si Helleu était parti (ce qui n’a pas d’importance, car jʼai envoyé Nicolas à Trouville et il en a parlé avec lui). Tout en dînant au restaurant du Casino ensuite, puis au Music-Hall, je me disais tristement des choses dont je vous épargne l’énumération mélancolique. Mon cher Plantevignes, il faut me pardonner. J’ai été gâté par des amis plus âgés que moi. J’ai vu Alphonse Daudet au comble de la gloire et de la souffrance, qui ne pouvait plus tracer une ligne sans pleurer tant cela lui faisait mal dans tout le corps, me récrire deux fois à sept heures, quand je dînais chez lui le soir à huit heures, pour savoir si tel ou tel détail insignifiant du repas ne me donnerait pas plus de plaisir par un voisinage ami. J’ai vu France remettre huit jours de suite une promenade à Versailles pour que je puisse y aller, et chaque jour envoyer chez moi pour voir si cela ne me fatiguerait pas... et je ne vous cite exprès que de petites choses, et jʼen pourrais citer mille. Alors j’étais bien portant, une sortie, un rendez-vous n’étaient pas ce qu’ils sont pour moi maintenant. Et quand je vous vois, habitant à deux pas, nʼayant rien à faire, permettez à ma hâte de ne pas prendre le temps d’expliquer ce que vous comprenez très bien. Si ma lettre n’avait pas simplement pour but de ménager votre amour-propre, par égard pour l’amitié si profonde et si vraie que jʼai eue pour vous, elle n’en avait aucun. Car je sais que vous n’êtes pas perfectible. Vous n’êtes même pas en pierre, qui peut être sculptée si elle a la chance de rencontrer un sculpteur (et vous pourriez en rencontrer de plus grands que moi, mais je lʼeusse fait avec tendresse), vous êtes en eau, en eau banale, insaisissable, incolore, fluide, sempiternellement inconsistante, aussi vite écoulée que coulée On peut vous regarder passer pour les gens que cela amuse, quotidien, sans « moi ». On ne peut pas faire davantage. Moi qui ai eu pour vous une affection vive, cela me donne envie tantôt de bailler, tantôt de pleurer quelquefois de me noyer. Excusez-moi donc de quitter à tout jamais ses rives. Je vous ai deviné, votre vraie nature, le jour où vous mʼavez dit avec cette énergie : « Mais je ne peux pas, puisquʼil y a le raout Foucart ». Mais on veut toujours espérer, on n’aime pas s’être trompé. Et si gentiment, trop gentiment, car mieux valait les lilas non fleuris d’alors que l’infecte odeur des lilas pourris d’aujourdʼhui, vous m’avez peint votre caractère si différent. Et de fait cette amitié (je parle de la mienne) que je croyais si fragile, je l’ai sentie solide comme rarement. Vous êtes un des seuls que je vis cette année. Vous pouvez dire que vous êtes passé à côté d’une fameuse possibilité dʼamitié, et que vous lʼavez gâchée. Je finis ; je sais que M.Delaunay ou M. Wessbecher ne sont pas plus que vous à 11,75, mais du moins leur fréquentation ne mʼattriste pas, parce que je ne l’ai jamais cru, et ne fus jamais dans l’illusion. Et peut-être sont-ils plus harmonieux que vous, car, semblables au fond, ils nʼont pas du moins cet essor brisé, cet effort vers un mieux non réalisé, ces velléités prises pour du talent, etc... Si jʼétais bien portant, je prendrais mon parti de voir mon ex-ami. Je déteste ennuyer, et quand hypocritement vous prenez votre air triste, je suis si navré que je cède immédiatement. Mais jʼen suis la victime. Vous n’êtes même pas capable de venir sur la digue à sept heures ! Et moi, pour qui cela représente tant de fatigue etc., jʼen ai tout l’ennui. Je suis trop fatigué pour revoir un ami qui même matériellement, en manquant les rendez-vous, etc., soit une cause d’énervement et de fatigue. J’ai besoin d’amis qui m’en épargnent, et non qui mʼen ajoutent. Mon cher ami, par pitié pour ma santé, ne cherchez pas le leurre d’une réconciliation que vous n’êtes pas capable de maintenir même un mois. Ce que vous appelez vos chagrins, ce sont tout simplement ce que vous croyez des plaisirs, une sauterie, une partie de golf etc. Un jour je peindrai ces caractères qui ne sauront jamais, même à un point de vue vulgaire, ce que cʼest que lʼélégance, prêt pour un bal, d’y renoncer pour tenir compagnie à un ami. Ils se croient par là mondains et sont le contraire. Je n’ai plus le temps d’écrire une ligne et je vous quitte une fois pour toutes. Mais je veux en finissant vous dire que je ne veux pas que vous croyiez que je vous dis tout cela d’un cœur léger ; jʼai eu, je vous le dis parce que je pense que cela vous fait plaisir et vous donne quelque orgueil, beaucoup de chagrin ; et mon cœur n’est pas de ceux qui sans un serrement amer mettent à l’imparfait, au passé, ce qui (même souvent un simple objet) fut comme vous le fûtes la prédilection de leur présent et l’espérance de leur avenir.

Renvoyez-moi cette lettre, et laissez-moi ici vous serrer la main en ami.

Marcel

Note n°1
Kolb avait daté cette lettre du [mardi soir 20 août 1912] en estimant que le destinataire, non précisé par Bernard de Fallois, premier éditeur de cette lettre dans Le Disque vert de décembre 1952, était Albert Nahmias (voir Kolb, XI, n° 102, notes 1 et 3). Nous pouvons restituer le nom du destinataire, Marcel Plantevignes, après consultation de l’original. Nous remercions l’actuel propriétaire de la lettre de nous avoir permis de publier cette information. Le changement du destinataire implique une redatation de la lettre. Les documents de genèse permettent de dater cette lettre de la seconde quinzaine dʼaoût 1910 ou 1911 : voir ci-après les notes 7 et 12. Toutefois, la famille Plantevignes nʼétant pas à Cabourg pendant lʼété de 1911 (voir la lettre à Reynaldo Hahn [vers le 17 ou 18 août 1911] (CP 02222 ; Kolb, X, n° 165), il est plus probable que cette lettre date dʼaoût 1910. [NM, FL]
Note n°2
Faute de pouvoir déterminer avec certitude la date de cette lettre, nous ne pouvons préciser quel est le dîner auquel Proust doit se rendre. [FL]
Note n°3
Lors de ses séjours à Cabourg à partir de lʼété de 1907, Proust a rencontré différents jeunes gens dont les parents possédaient des villas alentour. Dans ses souvenirs, Avec Marcel Proust (Paris, Nizet, 1966), Plantevignes soutient que cʼest pendant lʼété de 1908 quʼil aurait rencontré Proust. On retrouve lʼexpression « jeunes gens de Cabourg » dans un poème retrouvé de Proust qui évoque plusieurs de ces jeunes : « Gobert », « Delaunay », « Parent », « Donon », « Foucart », ainsi que « Plantevigne » [sic]. (Voir Marcel Proust, Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles inédites, éd. Luc Fraisse, Paris, éditions de Fallois, 2019, p. 159-161 ; le fac-similé du poème se trouve dans le cahier dʼillustrations, n° 4). [DB, FP]
Note n°4
Nous ignorons pour quelle raison Plantevignes ne sʼest pas présenté au rendez-vous. [FL]
Note n°5
La consultation de lʼoriginal nous permet de restituer le nom du destinataire. [FL]
Note n°6
À Cabourg, Plantevignes habite à la Villa des Cerises, située avenue du Carrefour. [BD, FL]
Note n°7génétique
Quand Odette préfère aller avec les Verdurin voir Une Nuit de Cléopâtre au lieu de rester avec Swann, ce dernier lui dit : « Ce quʼil faut savoir, cʼest si vraiment tu es [...] l’être méprisable qui n’est même pas capable de renoncer à un plaisir. Alors, si tu es cela, comment pourrait-on tʼaimer, car tu n’es même pas une personne, une créature définie, imparfaite, mais du moins perfectible ? Tu es une eau informe qui coule selon la pente qu’on lui offre, un poisson sans mémoire et sans réflexion qui, tant qu’il vivra dans son aquarium, se heurtera cent fois par jour contre le vitrage qu’il continue à prendre pour de lʼeau. » (CS, I, 285-286.) Au cours de la genèse, depuis le premier brouillon (voir note 12 ci-après) jusquʼaux placards Grasset, le spectacle méprisé par Swann est Paillasse (Pagliacci), opéra de Ruggero Leoncavallo (1892). [PK, FL]
Note n°8
Nous nʼavons pas pu identifier lʼévénément mondain en question. [DB]
Note n°9
Allusion probable au nom de la villa que la famille Plantevignes habitait à Villerville avant de sʼinstaller à Cabourg, la « Villa des Lilas ». [FL, NM]
Note n°10
La consultation de lʼoriginal nous permet de restituer les noms des jeunes gens mentionnés. [FL]
Note n°11
Cette mention dʼun mois donne à penser que cette lettre de situe plutôt à la fin du mois dʼaoût, et quʼune dispute aurait déjà surgi au début des vacances. [FL]
Note n°12génétique
Dans « Un amour de Swann », Swann reproche à Odette, « après avoir vécu plus de six mois en contact quotidien » avec lui, de ne pas être « arrivée à comprendre qu’il y a des soirs où un être d’une essence un peu délicate doit savoir renoncer à un plaisir, quand on le lui demande. » (CS, I, 285.) — Dans les manuscrits de travail, ce passage apparaît en addition sur un verso du Cahier 22 (que lʼon date de 1910) : « [...] il se disait : Ça lʼamuse tant dʼaller à Paillasse. Mon chagrin, cʼest pour elle, cʼest de penser quʼaprès six mois à mon contact, elle peut trouver du plaisir à aller à Paillasse, et nʼa pas su arriver à comprendre que pour une âme un peu grande il y a des soirs où il faut savoir renoncer à Paillasse et à tout quand on vous le demande pour prouver la qualité de son âme. [...] Il lui disait quʼelle <nʼ> était une personne définie mais une eau qui éternellement fuirait toujours pareil, un imperfectible poisson qui se buterait tous les jours à la même cloison. Elle lʼécoutait, <un peu> blessée, pas trop, regardant seulement sʼil nʼen avait pas trop longtemps à parler, parce que "je ne voudrais pas manquer lʼouverture" » (Cahier 22, f. 7v ; transcription simplifiée). — On note dans le Journal de Cabourg du 25 août 1910, p. 2, que « lʼair de Paillasse » faisait partie du programme dʼun concert de gala au Casino le 22 août 1910 et, dans le même journal, à la date du 24 août 1911, que cet opéra a été représenté (en entier) le 22 août 1911. Le passage additionnel du Cahier 22 pourrait donc avoir été rédigé peu de temps après la brouille avec Plantevignes, soit en 1910, soit en 1911. Mais comme la famille Plantevignes était absente de Cabourg en août 1911 (voir note 1), il est plus plausible que la brouille, ainsi que lʼaddition au Cahier 22, datent de la seconde quinzaine dʼaoût 1910. [PK, FL]
Note n°13
Si Proust a envoyé cette lettre à son destinataire, Plantevignes a dû en effet la lui renvoyer, puisquʼelle a été retrouvée dans les papiers de lʼécrivain. [FL]


Mots-clefs :amitiédéplacementsgenèsemondanités
Date de mise en ligne : September 25, 2024 01:58
Date de la dernière mise à jour : September 25, 2024 01:58
Surlignage

Cher ami

Malgré ma fatigue et ma hâte à être prêt pour un dîner auquel je ne peux manquer ce soir, je tiens à vous écrire ce mot pour que, si vous appreniez que je vais réunir ces jours-ci les jeunes gens de Cabourg et autres vous ne puissiez pas, avant mes explications, voir dans le fait de ne pas vous inviter, une preuve mesquine de ressentiment aussi indigne de vous que, jʼose le dire, de moi. Vous savez qu’un petit fait, si insignifiant qu’il soit, peut souvent, quand il amène la sursaturation d’un état invisible mais surchargé, prendre une grande importance. Je n’étais pas bien hier, mais comme vous mʼaviez donné rendez-vous entre six et sept sur la digue, et que je pensais que peut-être vous hâtiez votre retour de Deauville pour cela, mort ou vif j’y serais allé. Et de plus, ayant su que de jolies personnes dʼHoulgate étaient à Cabourg, jʼai usé de ruse pour les garder afin de vous distraire par là. Naturellement vous n’êtes pas venu, vous n’avez pas jugé à propos de me prévenir, ni même de me faire savoir si Helleu était parti (ce qui n’a pas d’importance, car jʼai envoyé Nicolas à Trouville et il en a parlé avec lui). Tout en dînant au restaurant du Casino ensuite, puis au Music-Hall, je me disais tristement des choses dont je vous épargne l’énumération mélancolique. Mon cher Plantevignes, il faut me pardonner. J’ai été gâté par des amis plus âgés que moi. J’ai vu Alphonse Daudet au comble de la gloire et de la souffrance, qui ne pouvait plus tracer une ligne sans pleurer tant cela lui faisait mal dans tout le corps, me récrire deux fois à sept heures, quand je dînais chez lui le soir à huit heures, pour savoir si tel ou tel détail insignifiant du repas ne me donnerait pas plus de plaisir par un voisinage ami. J’ai vu France remettre huit jours de suite une promenade à Versailles pour que je puisse y aller, et chaque jour envoyer chez moi pour voir si cela ne me fatiguerait pas... et je ne vous cite exprès que de petites choses, et jʼen pourrais citer mille. Alors j’étais bien portant, une sortie, un rendez-vous n’étaient pas ce qu’ils sont pour moi maintenant. Et quand je vous vois, habitant à deux pas, nʼayant rien à faire, permettez à ma hâte de ne pas prendre le temps d’expliquer ce que vous comprenez très bien. Si ma lettre n’avait pas simplement pour but de ménager votre amour-propre, par égard pour l’amitié si profonde et si vraie que jʼai eue pour vous, elle n’en avait aucun. Car je sais que vous n’êtes pas perfectible. Vous n’êtes même pas en pierre, qui peut être sculptée si elle a la chance de rencontrer un sculpteur (et vous pourriez en rencontrer de plus grands que moi, mais je lʼeusse fait avec tendresse), vous êtes en eau, en eau banale, insaisissable, incolore, fluide, sempiternellement inconsistante, aussi vite écoulée que coulée On peut vous regarder passer pour les gens que cela amuse, quotidien, sans « moi ». On ne peut pas faire davantage. Moi qui ai eu pour vous une affection vive, cela me donne envie tantôt de bailler, tantôt de pleurer quelquefois de me noyer. Excusez-moi donc de quitter à tout jamais ses rives. Je vous ai deviné, votre vraie nature, le jour où vous mʼavez dit avec cette énergie : « Mais je ne peux pas, puisquʼil y a le raout Foucart ». Mais on veut toujours espérer, on n’aime pas s’être trompé. Et si gentiment, trop gentiment, car mieux valait les lilas non fleuris d’alors que l’infecte odeur des lilas pourris d’aujourdʼhui, vous m’avez peint votre caractère si différent. Et de fait cette amitié (je parle de la mienne) que je croyais si fragile, je l’ai sentie solide comme rarement. Vous êtes un des seuls que je vis cette année. Vous pouvez dire que vous êtes passé à côté d’une fameuse possibilité dʼamitié, et que vous lʼavez gâchée. Je finis ; je sais que M.Delaunay ou M. Wessbecher ne sont pas plus que vous à 11,75, mais du moins leur fréquentation ne mʼattriste pas, parce que je ne l’ai jamais cru, et ne fus jamais dans l’illusion. Et peut-être sont-ils plus harmonieux que vous, car, semblables au fond, ils nʼont pas du moins cet essor brisé, cet effort vers un mieux non réalisé, ces velléités prises pour du talent, etc... Si jʼétais bien portant, je prendrais mon parti de voir mon ex-ami. Je déteste ennuyer, et quand hypocritement vous prenez votre air triste, je suis si navré que je cède immédiatement. Mais jʼen suis la victime. Vous n’êtes même pas capable de venir sur la digue à sept heures ! Et moi, pour qui cela représente tant de fatigue etc., jʼen ai tout l’ennui. Je suis trop fatigué pour revoir un ami qui même matériellement, en manquant les rendez-vous, etc., soit une cause d’énervement et de fatigue. J’ai besoin d’amis qui m’en épargnent, et non qui mʼen ajoutent. Mon cher ami, par pitié pour ma santé, ne cherchez pas le leurre d’une réconciliation que vous n’êtes pas capable de maintenir même un mois. Ce que vous appelez vos chagrins, ce sont tout simplement ce que vous croyez des plaisirs, une sauterie, une partie de golf etc. Un jour je peindrai ces caractères qui ne sauront jamais, même à un point de vue vulgaire, ce que cʼest que lʼélégance, prêt pour un bal, d’y renoncer pour tenir compagnie à un ami. Ils se croient par là mondains et sont le contraire. Je n’ai plus le temps d’écrire une ligne et je vous quitte une fois pour toutes. Mais je veux en finissant vous dire que je ne veux pas que vous croyiez que je vous dis tout cela d’un cœur léger ; jʼai eu, je vous le dis parce que je pense que cela vous fait plaisir et vous donne quelque orgueil, beaucoup de chagrin ; et mon cœur n’est pas de ceux qui sans un serrement amer mettent à l’imparfait, au passé, ce qui (même souvent un simple objet) fut comme vous le fûtes la prédilection de leur présent et l’espérance de leur avenir.

Renvoyez-moi cette lettre, et laissez-moi ici vous serrer la main en ami.

Marcel

Surlignage

Cher ami

Malgré ma fatigue et ma hâte à être prêt pour un dîner auquel je ne peux manquer ce soir, je tiens à vous écrire ce mot pour que, si vous appreniez que je vais réunir ces jours-ci les jeunes gens de Cabourg et autres vous ne puissiez pas, avant mes explications, voir dans le fait de ne pas vous inviter, une preuve mesquine de ressentiment aussi indigne de vous que, jʼose le dire, de moi. Vous savez qu’un petit fait, si insignifiant qu’il soit, peut souvent, quand il amène la sursaturation d’un état invisible mais surchargé, prendre une grande importance. Je n’étais pas bien hier, mais comme vous mʼaviez donné rendez-vous entre six et sept sur la digue, et que je pensais que peut-être vous hâtiez votre retour de Deauville pour cela, mort ou vif j’y serais allé. Et de plus, ayant su que de jolies personnes dʼHoulgate étaient à Cabourg, jʼai usé de ruse pour les garder afin de vous distraire par là. Naturellement vous n’êtes pas venu, vous n’avez pas jugé à propos de me prévenir, ni même de me faire savoir si Helleu était parti (ce qui n’a pas d’importance, car jʼai envoyé Nicolas à Trouville et il en a parlé avec lui). Tout en dînant au restaurant du Casino ensuite, puis au Music-Hall, je me disais tristement des choses dont je vous épargne l’énumération mélancolique. Mon cher Plantevignes, il faut me pardonner. J’ai été gâté par des amis plus âgés que moi. J’ai vu Alphonse Daudet au comble de la gloire et de la souffrance, qui ne pouvait plus tracer une ligne sans pleurer tant cela lui faisait mal dans tout le corps, me récrire deux fois à sept heures, quand je dînais chez lui le soir à huit heures, pour savoir si tel ou tel détail insignifiant du repas ne me donnerait pas plus de plaisir par un voisinage ami. J’ai vu France remettre huit jours de suite une promenade à Versailles pour que je puisse y aller, et chaque jour envoyer chez moi pour voir si cela ne me fatiguerait pas... et je ne vous cite exprès que de petites choses, et jʼen pourrais citer mille. Alors j’étais bien portant, une sortie, un rendez-vous n’étaient pas ce qu’ils sont pour moi maintenant. Et quand je vous vois, habitant à deux pas, nʼayant rien à faire, permettez à ma hâte de ne pas prendre le temps d’expliquer ce que vous comprenez très bien. Si ma lettre n’avait pas simplement pour but de ménager votre amour-propre, par égard pour l’amitié si profonde et si vraie que jʼai eue pour vous, elle n’en avait aucun. Car je sais que vous n’êtes pas perfectible. Vous n’êtes même pas en pierre, qui peut être sculptée si elle a la chance de rencontrer un sculpteur (et vous pourriez en rencontrer de plus grands que moi, mais je lʼeusse fait avec tendresse), vous êtes en eau, en eau banale, insaisissable, incolore, fluide, sempiternellement inconsistante, aussi vite écoulée que coulée On peut vous regarder passer pour les gens que cela amuse, quotidien, sans « moi ». On ne peut pas faire davantage. Moi qui ai eu pour vous une affection vive, cela me donne envie tantôt de bailler, tantôt de pleurer quelquefois de me noyer. Excusez-moi donc de quitter à tout jamais ses rives. Je vous ai deviné, votre vraie nature, le jour où vous mʼavez dit avec cette énergie : « Mais je ne peux pas, puisquʼil y a le raout Foucart ». Mais on veut toujours espérer, on n’aime pas s’être trompé. Et si gentiment, trop gentiment, car mieux valait les lilas non fleuris d’alors que l’infecte odeur des lilas pourris d’aujourdʼhui, vous m’avez peint votre caractère si différent. Et de fait cette amitié (je parle de la mienne) que je croyais si fragile, je l’ai sentie solide comme rarement. Vous êtes un des seuls que je vis cette année. Vous pouvez dire que vous êtes passé à côté d’une fameuse possibilité dʼamitié, et que vous lʼavez gâchée. Je finis ; je sais que M.Delaunay ou M. Wessbecher ne sont pas plus que vous à 11,75, mais du moins leur fréquentation ne mʼattriste pas, parce que je ne l’ai jamais cru, et ne fus jamais dans l’illusion. Et peut-être sont-ils plus harmonieux que vous, car, semblables au fond, ils nʼont pas du moins cet essor brisé, cet effort vers un mieux non réalisé, ces velléités prises pour du talent, etc... Si jʼétais bien portant, je prendrais mon parti de voir mon ex-ami. Je déteste ennuyer, et quand hypocritement vous prenez votre air triste, je suis si navré que je cède immédiatement. Mais jʼen suis la victime. Vous n’êtes même pas capable de venir sur la digue à sept heures ! Et moi, pour qui cela représente tant de fatigue etc., jʼen ai tout l’ennui. Je suis trop fatigué pour revoir un ami qui même matériellement, en manquant les rendez-vous, etc., soit une cause d’énervement et de fatigue. J’ai besoin d’amis qui m’en épargnent, et non qui mʼen ajoutent. Mon cher ami, par pitié pour ma santé, ne cherchez pas le leurre d’une réconciliation que vous n’êtes pas capable de maintenir même un mois. Ce que vous appelez vos chagrins, ce sont tout simplement ce que vous croyez des plaisirs, une sauterie, une partie de golf etc. Un jour je peindrai ces caractères qui ne sauront jamais, même à un point de vue vulgaire, ce que cʼest que lʼélégance, prêt pour un bal, d’y renoncer pour tenir compagnie à un ami. Ils se croient par là mondains et sont le contraire. Je n’ai plus le temps d’écrire une ligne et je vous quitte une fois pour toutes. Mais je veux en finissant vous dire que je ne veux pas que vous croyiez que je vous dis tout cela d’un cœur léger ; jʼai eu, je vous le dis parce que je pense que cela vous fait plaisir et vous donne quelque orgueil, beaucoup de chagrin ; et mon cœur n’est pas de ceux qui sans un serrement amer mettent à l’imparfait, au passé, ce qui (même souvent un simple objet) fut comme vous le fûtes la prédilection de leur présent et l’espérance de leur avenir.

Renvoyez-moi cette lettre, et laissez-moi ici vous serrer la main en ami.

Marcel

Note n°1
Kolb avait daté cette lettre du [mardi soir 20 août 1912] en estimant que le destinataire, non précisé par Bernard de Fallois, premier éditeur de cette lettre dans Le Disque vert de décembre 1952, était Albert Nahmias (voir Kolb, XI, n° 102, notes 1 et 3). Nous pouvons restituer le nom du destinataire, Marcel Plantevignes, après consultation de l’original. Nous remercions l’actuel propriétaire de la lettre de nous avoir permis de publier cette information. Le changement du destinataire implique une redatation de la lettre. Les documents de genèse permettent de dater cette lettre de la seconde quinzaine dʼaoût 1910 ou 1911 : voir ci-après les notes 7 et 12. Toutefois, la famille Plantevignes nʼétant pas à Cabourg pendant lʼété de 1911 (voir la lettre à Reynaldo Hahn [vers le 17 ou 18 août 1911] (CP 02222 ; Kolb, X, n° 165), il est plus probable que cette lettre date dʼaoût 1910. [NM, FL]
Note n°2
Faute de pouvoir déterminer avec certitude la date de cette lettre, nous ne pouvons préciser quel est le dîner auquel Proust doit se rendre. [FL]
Note n°3
Lors de ses séjours à Cabourg à partir de lʼété de 1907, Proust a rencontré différents jeunes gens dont les parents possédaient des villas alentour. Dans ses souvenirs, Avec Marcel Proust (Paris, Nizet, 1966), Plantevignes soutient que cʼest pendant lʼété de 1908 quʼil aurait rencontré Proust. On retrouve lʼexpression « jeunes gens de Cabourg » dans un poème retrouvé de Proust qui évoque plusieurs de ces jeunes : « Gobert », « Delaunay », « Parent », « Donon », « Foucart », ainsi que « Plantevigne » [sic]. (Voir Marcel Proust, Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles inédites, éd. Luc Fraisse, Paris, éditions de Fallois, 2019, p. 159-161 ; le fac-similé du poème se trouve dans le cahier dʼillustrations, n° 4). [DB, FP]
Note n°4
Nous ignorons pour quelle raison Plantevignes ne sʼest pas présenté au rendez-vous. [FL]
Note n°5
La consultation de lʼoriginal nous permet de restituer le nom du destinataire. [FL]
Note n°6
À Cabourg, Plantevignes habite à la Villa des Cerises, située avenue du Carrefour. [BD, FL]
Note n°7génétique
Quand Odette préfère aller avec les Verdurin voir Une Nuit de Cléopâtre au lieu de rester avec Swann, ce dernier lui dit : « Ce quʼil faut savoir, cʼest si vraiment tu es [...] l’être méprisable qui n’est même pas capable de renoncer à un plaisir. Alors, si tu es cela, comment pourrait-on tʼaimer, car tu n’es même pas une personne, une créature définie, imparfaite, mais du moins perfectible ? Tu es une eau informe qui coule selon la pente qu’on lui offre, un poisson sans mémoire et sans réflexion qui, tant qu’il vivra dans son aquarium, se heurtera cent fois par jour contre le vitrage qu’il continue à prendre pour de lʼeau. » (CS, I, 285-286.) Au cours de la genèse, depuis le premier brouillon (voir note 12 ci-après) jusquʼaux placards Grasset, le spectacle méprisé par Swann est Paillasse (Pagliacci), opéra de Ruggero Leoncavallo (1892). [PK, FL]
Note n°8
Nous nʼavons pas pu identifier lʼévénément mondain en question. [DB]
Note n°9
Allusion probable au nom de la villa que la famille Plantevignes habitait à Villerville avant de sʼinstaller à Cabourg, la « Villa des Lilas ». [FL, NM]
Note n°10
La consultation de lʼoriginal nous permet de restituer les noms des jeunes gens mentionnés. [FL]
Note n°11
Cette mention dʼun mois donne à penser que cette lettre de situe plutôt à la fin du mois dʼaoût, et quʼune dispute aurait déjà surgi au début des vacances. [FL]
Note n°12génétique
Dans « Un amour de Swann », Swann reproche à Odette, « après avoir vécu plus de six mois en contact quotidien » avec lui, de ne pas être « arrivée à comprendre qu’il y a des soirs où un être d’une essence un peu délicate doit savoir renoncer à un plaisir, quand on le lui demande. » (CS, I, 285.) — Dans les manuscrits de travail, ce passage apparaît en addition sur un verso du Cahier 22 (que lʼon date de 1910) : « [...] il se disait : Ça lʼamuse tant dʼaller à Paillasse. Mon chagrin, cʼest pour elle, cʼest de penser quʼaprès six mois à mon contact, elle peut trouver du plaisir à aller à Paillasse, et nʼa pas su arriver à comprendre que pour une âme un peu grande il y a des soirs où il faut savoir renoncer à Paillasse et à tout quand on vous le demande pour prouver la qualité de son âme. [...] Il lui disait quʼelle <nʼ> était une personne définie mais une eau qui éternellement fuirait toujours pareil, un imperfectible poisson qui se buterait tous les jours à la même cloison. Elle lʼécoutait, <un peu> blessée, pas trop, regardant seulement sʼil nʼen avait pas trop longtemps à parler, parce que "je ne voudrais pas manquer lʼouverture" » (Cahier 22, f. 7v ; transcription simplifiée). — On note dans le Journal de Cabourg du 25 août 1910, p. 2, que « lʼair de Paillasse » faisait partie du programme dʼun concert de gala au Casino le 22 août 1910 et, dans le même journal, à la date du 24 août 1911, que cet opéra a été représenté (en entier) le 22 août 1911. Le passage additionnel du Cahier 22 pourrait donc avoir été rédigé peu de temps après la brouille avec Plantevignes, soit en 1910, soit en 1911. Mais comme la famille Plantevignes était absente de Cabourg en août 1911 (voir note 1), il est plus plausible que la brouille, ainsi que lʼaddition au Cahier 22, datent de la seconde quinzaine dʼaoût 1910. [PK, FL]
Note n°13
Si Proust a envoyé cette lettre à son destinataire, Plantevignes a dû en effet la lui renvoyer, puisquʼelle a été retrouvée dans les papiers de lʼécrivain. [FL]


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Date de mise en ligne : September 25, 2024 01:58
Date de la dernière mise à jour : September 25, 2024 01:58
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