CP 02366 Marcel Proust à Marcel Plantevignes [deuxième quinzaine ? d'août 1910]

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Cher ami
Malgré ma fatigue et ma hâte à être prêt pour un dîner auquel je ne peux manquer ce soir2, je tiens à vous écrire ce mot pour que, si vous appreniez que je vais réunir ces jours-ci les jeunes gens de Cabourg3 et autres vous ne puissiez pas, avant mes explications, voir dans le fait de ne pas vous inviter, une preuve mesquine de ressentiment aussi indigne de vous que, jʼose le dire, de moi. Vous savez qu’un petit fait, si insignifiant qu’il soit, peut souvent, quand il amène la sursaturation d’un état invisible mais surchargé, prendre une grande importance. Je n’étais pas bien hier, mais comme vous mʼaviez donné rendez-vous entre six et sept sur la digue, et que je pensais que peut-être vous hâtiez votre retour de Deauville pour cela, mort ou vif j’y serais allé. Et de plus, ayant su que de jolies personnes dʼHoulgate étaient à Cabourg, jʼai usé de ruse pour les garder afin de vous distraire par là. Naturellement vous n’êtes pas venu4, vous n’avez pas jugé à propos de me prévenir, ni même de me faire savoir si Helleu était parti (ce qui n’a pas d’importance, car jʼai envoyé Nicolas à Trouville et il en a parlé avec lui). Tout en dînant au restaurant du Casino ensuite, puis au Music-Hall, je me disais tristement des choses dont je vous épargne l’énumération mélancolique. Mon cher Plantevignes5, il faut me pardonner. J’ai été gâté par des amis plus âgés que moi. J’ai vu Alphonse Daudet au comble de la gloire et de la souffrance, qui ne pouvait plus tracer une ligne sans pleurer tant cela lui faisait mal dans tout le corps, me récrire deux fois à sept heures, quand je dînais chez lui le soir à huit heures, pour savoir si tel ou tel détail insignifiant du repas ne me donnerait pas plus de plaisir par un voisinage ami. J’ai vu France remettre huit jours de suite une promenade à Versailles pour que je puisse y aller, et chaque jour envoyer chez moi pour voir si cela ne me fatiguerait pas... et je ne vous cite exprès que de petites choses, et jʼen pourrais citer mille. Alors j’étais bien portant, une sortie, un rendez-vous n’étaient pas ce qu’ils sont pour moi maintenant. Et quand je vous vois, habitant à deux pas6, nʼayant rien à faire, permettez à ma hâte de ne pas prendre le temps d’expliquer ce que vous comprenez très bien. Si ma lettre n’avait pas simplement pour but de ménager votre amour-propre, par égard pour l’amitié si profonde et si vraie que jʼai eue pour vous, elle n’en avait aucun. Car je sais que vous n’êtes pas perfectible. Vous n’êtes même pas en pierre, qui peut être sculptée si elle a la chance de rencontrer un sculpteur (et vous pourriez en rencontrer de plus grands que moi, mais je lʼeusse fait avec tendresse), vous êtes en eau, en eau banale, insaisissable, incolore, fluide, sempiternellement inconsistante, aussi vite écoulée que coulée7 On peut vous regarder passer pour les gens que cela amuse, quotidien, sans « moi ». On ne peut pas faire davantage. Moi qui ai eu pour vous une affection vive, cela me donne envie tantôt de bailler, tantôt de pleurer quelquefois de me noyer. Excusez-moi donc de quitter à tout jamais ses rives. Je vous ai deviné, votre vraie nature, le jour où vous mʼavez dit avec cette énergie : « Mais je ne peux pas, puisquʼil y a le raout Foucart »8. Mais on veut toujours espérer, on n’aime pas s’être trompé. Et si gentiment, trop gentiment, car mieux valait les lilas non fleuris d’alors9 que l’infecte odeur des lilas pourris d’aujourdʼhui, vous m’avez peint votre caractère si différent. Et de fait cette amitié (je parle de la mienne) que je croyais si fragile, je l’ai sentie solide comme rarement. Vous êtes un des seuls que je vis cette année. Vous pouvez dire que vous êtes passé à côté d’une fameuse possibilité dʼamitié, et que vous lʼavez gâchée. Je finis ; je sais que M.Delaunay ou M. Wessbecher10 ne sont pas plus que vous à 11,75, mais du moins leur fréquentation ne mʼattriste pas, parce que je ne l’ai jamais cru, et ne fus jamais dans l’illusion. Et peut-être sont-ils plus harmonieux que vous, car, semblables au fond, ils nʼont pas du moins cet essor brisé, cet effort vers un mieux non réalisé, ces velléités prises pour du talent, etc... Si jʼétais bien portant, je prendrais mon parti de voir mon ex-ami. Je déteste ennuyer, et quand hypocritement vous prenez votre air triste, je suis si navré que je cède immédiatement. Mais jʼen suis la victime. Vous n’êtes même pas capable de venir sur la digue à sept heures ! Et moi, pour qui cela représente tant de fatigue etc., jʼen ai tout l’ennui. Je suis trop fatigué pour revoir un ami qui même matériellement, en manquant les rendez-vous, etc., soit une cause d’énervement et de fatigue. J’ai besoin d’amis qui m’en épargnent, et non qui mʼen ajoutent. Mon cher ami, par pitié pour ma santé, ne cherchez pas le leurre d’une réconciliation que vous n’êtes pas capable de maintenir même un mois11. Ce que vous appelez vos chagrins, ce sont tout simplement ce que vous croyez des plaisirs, une sauterie, une partie de golf etc. Un jour je peindrai ces caractères qui ne sauront jamais, même à un point de vue vulgaire, ce que cʼest que lʼélégance, prêt pour un bal, d’y renoncer pour tenir compagnie à un ami12. Ils se croient par là mondains et sont le contraire. Je n’ai plus le temps d’écrire une ligne et je vous quitte une fois pour toutes. Mais je veux en finissant vous dire que je ne veux pas que vous croyiez que je vous dis tout cela d’un cœur léger ; jʼai eu, je vous le dis parce que je pense que cela vous fait plaisir et vous donne quelque orgueil, beaucoup de chagrin ; et mon cœur n’est pas de ceux qui sans un serrement amer mettent à l’imparfait, au passé, ce qui (même souvent un simple objet) fut comme vous le fûtes la prédilection de leur présent et l’espérance de leur avenir.
Renvoyez-moi cette lettre13, et laissez-moi ici vous serrer la main en ami.
Marcel
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Cher ami
Malgré ma fatigue et ma hâte à être prêt pour un dîner auquel je ne peux manquer ce soir2, je tiens à vous écrire ce mot pour que, si vous appreniez que je vais réunir ces jours-ci les jeunes gens de Cabourg3 et autres vous ne puissiez pas, avant mes explications, voir dans le fait de ne pas vous inviter, une preuve mesquine de ressentiment aussi indigne de vous que, jʼose le dire, de moi. Vous savez qu’un petit fait, si insignifiant qu’il soit, peut souvent, quand il amène la sursaturation d’un état invisible mais surchargé, prendre une grande importance. Je n’étais pas bien hier, mais comme vous mʼaviez donné rendez-vous entre six et sept sur la digue, et que je pensais que peut-être vous hâtiez votre retour de Deauville pour cela, mort ou vif j’y serais allé. Et de plus, ayant su que de jolies personnes dʼHoulgate étaient à Cabourg, jʼai usé de ruse pour les garder afin de vous distraire par là. Naturellement vous n’êtes pas venu4, vous n’avez pas jugé à propos de me prévenir, ni même de me faire savoir si Helleu était parti (ce qui n’a pas d’importance, car jʼai envoyé Nicolas à Trouville et il en a parlé avec lui). Tout en dînant au restaurant du Casino ensuite, puis au Music-Hall, je me disais tristement des choses dont je vous épargne l’énumération mélancolique. Mon cher Plantevignes5, il faut me pardonner. J’ai été gâté par des amis plus âgés que moi. J’ai vu Alphonse Daudet au comble de la gloire et de la souffrance, qui ne pouvait plus tracer une ligne sans pleurer tant cela lui faisait mal dans tout le corps, me récrire deux fois à sept heures, quand je dînais chez lui le soir à huit heures, pour savoir si tel ou tel détail insignifiant du repas ne me donnerait pas plus de plaisir par un voisinage ami. J’ai vu France remettre huit jours de suite une promenade à Versailles pour que je puisse y aller, et chaque jour envoyer chez moi pour voir si cela ne me fatiguerait pas... et je ne vous cite exprès que de petites choses, et jʼen pourrais citer mille. Alors j’étais bien portant, une sortie, un rendez-vous n’étaient pas ce qu’ils sont pour moi maintenant. Et quand je vous vois, habitant à deux pas6, nʼayant rien à faire, permettez à ma hâte de ne pas prendre le temps d’expliquer ce que vous comprenez très bien. Si ma lettre n’avait pas simplement pour but de ménager votre amour-propre, par égard pour l’amitié si profonde et si vraie que jʼai eue pour vous, elle n’en avait aucun. Car je sais que vous n’êtes pas perfectible. Vous n’êtes même pas en pierre, qui peut être sculptée si elle a la chance de rencontrer un sculpteur (et vous pourriez en rencontrer de plus grands que moi, mais je lʼeusse fait avec tendresse), vous êtes en eau, en eau banale, insaisissable, incolore, fluide, sempiternellement inconsistante, aussi vite écoulée que coulée7 On peut vous regarder passer pour les gens que cela amuse, quotidien, sans « moi ». On ne peut pas faire davantage. Moi qui ai eu pour vous une affection vive, cela me donne envie tantôt de bailler, tantôt de pleurer quelquefois de me noyer. Excusez-moi donc de quitter à tout jamais ses rives. Je vous ai deviné, votre vraie nature, le jour où vous mʼavez dit avec cette énergie : « Mais je ne peux pas, puisquʼil y a le raout Foucart »8. Mais on veut toujours espérer, on n’aime pas s’être trompé. Et si gentiment, trop gentiment, car mieux valait les lilas non fleuris d’alors9 que l’infecte odeur des lilas pourris d’aujourdʼhui, vous m’avez peint votre caractère si différent. Et de fait cette amitié (je parle de la mienne) que je croyais si fragile, je l’ai sentie solide comme rarement. Vous êtes un des seuls que je vis cette année. Vous pouvez dire que vous êtes passé à côté d’une fameuse possibilité dʼamitié, et que vous lʼavez gâchée. Je finis ; je sais que M.Delaunay ou M. Wessbecher10 ne sont pas plus que vous à 11,75, mais du moins leur fréquentation ne mʼattriste pas, parce que je ne l’ai jamais cru, et ne fus jamais dans l’illusion. Et peut-être sont-ils plus harmonieux que vous, car, semblables au fond, ils nʼont pas du moins cet essor brisé, cet effort vers un mieux non réalisé, ces velléités prises pour du talent, etc... Si jʼétais bien portant, je prendrais mon parti de voir mon ex-ami. Je déteste ennuyer, et quand hypocritement vous prenez votre air triste, je suis si navré que je cède immédiatement. Mais jʼen suis la victime. Vous n’êtes même pas capable de venir sur la digue à sept heures ! Et moi, pour qui cela représente tant de fatigue etc., jʼen ai tout l’ennui. Je suis trop fatigué pour revoir un ami qui même matériellement, en manquant les rendez-vous, etc., soit une cause d’énervement et de fatigue. J’ai besoin d’amis qui m’en épargnent, et non qui mʼen ajoutent. Mon cher ami, par pitié pour ma santé, ne cherchez pas le leurre d’une réconciliation que vous n’êtes pas capable de maintenir même un mois11. Ce que vous appelez vos chagrins, ce sont tout simplement ce que vous croyez des plaisirs, une sauterie, une partie de golf etc. Un jour je peindrai ces caractères qui ne sauront jamais, même à un point de vue vulgaire, ce que cʼest que lʼélégance, prêt pour un bal, d’y renoncer pour tenir compagnie à un ami12. Ils se croient par là mondains et sont le contraire. Je n’ai plus le temps d’écrire une ligne et je vous quitte une fois pour toutes. Mais je veux en finissant vous dire que je ne veux pas que vous croyiez que je vous dis tout cela d’un cœur léger ; jʼai eu, je vous le dis parce que je pense que cela vous fait plaisir et vous donne quelque orgueil, beaucoup de chagrin ; et mon cœur n’est pas de ceux qui sans un serrement amer mettent à l’imparfait, au passé, ce qui (même souvent un simple objet) fut comme vous le fûtes la prédilection de leur présent et l’espérance de leur avenir.
Renvoyez-moi cette lettre13, et laissez-moi ici vous serrer la main en ami.
Marcel
Date de la dernière mise à jour : September 25, 2024 01:58

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Cher ami
Malgré ma fatigue et ma hâte à être prêt pour un dîner auquel je ne peux manquer ce soir2, je tiens à vous écrire ce mot pour que, si vous appreniez que je vais réunir ces jours-ci les jeunes gens de Cabourg3 et autres vous ne puissiez pas, avant mes explications, voir dans le fait de ne pas vous inviter, une preuve mesquine de ressentiment aussi indigne de vous que, jʼose le dire, de moi. Vous savez qu’un petit fait, si insignifiant qu’il soit, peut souvent, quand il amène la sursaturation d’un état invisible mais surchargé, prendre une grande importance. Je n’étais pas bien hier, mais comme vous mʼaviez donné rendez-vous entre six et sept sur la digue, et que je pensais que peut-être vous hâtiez votre retour de Deauville pour cela, mort ou vif j’y serais allé. Et de plus, ayant su que de jolies personnes dʼHoulgate étaient à Cabourg, jʼai usé de ruse pour les garder afin de vous distraire par là. Naturellement vous n’êtes pas venu4, vous n’avez pas jugé à propos de me prévenir, ni même de me faire savoir si Helleu était parti (ce qui n’a pas d’importance, car jʼai envoyé Nicolas à Trouville et il en a parlé avec lui). Tout en dînant au restaurant du Casino ensuite, puis au Music-Hall, je me disais tristement des choses dont je vous épargne l’énumération mélancolique. Mon cher Plantevignes5, il faut me pardonner. J’ai été gâté par des amis plus âgés que moi. J’ai vu Alphonse Daudet au comble de la gloire et de la souffrance, qui ne pouvait plus tracer une ligne sans pleurer tant cela lui faisait mal dans tout le corps, me récrire deux fois à sept heures, quand je dînais chez lui le soir à huit heures, pour savoir si tel ou tel détail insignifiant du repas ne me donnerait pas plus de plaisir par un voisinage ami. J’ai vu France remettre huit jours de suite une promenade à Versailles pour que je puisse y aller, et chaque jour envoyer chez moi pour voir si cela ne me fatiguerait pas... et je ne vous cite exprès que de petites choses, et jʼen pourrais citer mille. Alors j’étais bien portant, une sortie, un rendez-vous n’étaient pas ce qu’ils sont pour moi maintenant. Et quand je vous vois, habitant à deux pas6, nʼayant rien à faire, permettez à ma hâte de ne pas prendre le temps d’expliquer ce que vous comprenez très bien. Si ma lettre n’avait pas simplement pour but de ménager votre amour-propre, par égard pour l’amitié si profonde et si vraie que jʼai eue pour vous, elle n’en avait aucun. Car je sais que vous n’êtes pas perfectible. Vous n’êtes même pas en pierre, qui peut être sculptée si elle a la chance de rencontrer un sculpteur (et vous pourriez en rencontrer de plus grands que moi, mais je lʼeusse fait avec tendresse), vous êtes en eau, en eau banale, insaisissable, incolore, fluide, sempiternellement inconsistante, aussi vite écoulée que coulée7 On peut vous regarder passer pour les gens que cela amuse, quotidien, sans « moi ». On ne peut pas faire davantage. Moi qui ai eu pour vous une affection vive, cela me donne envie tantôt de bailler, tantôt de pleurer quelquefois de me noyer. Excusez-moi donc de quitter à tout jamais ses rives. Je vous ai deviné, votre vraie nature, le jour où vous mʼavez dit avec cette énergie : « Mais je ne peux pas, puisquʼil y a le raout Foucart »8. Mais on veut toujours espérer, on n’aime pas s’être trompé. Et si gentiment, trop gentiment, car mieux valait les lilas non fleuris d’alors9 que l’infecte odeur des lilas pourris d’aujourdʼhui, vous m’avez peint votre caractère si différent. Et de fait cette amitié (je parle de la mienne) que je croyais si fragile, je l’ai sentie solide comme rarement. Vous êtes un des seuls que je vis cette année. Vous pouvez dire que vous êtes passé à côté d’une fameuse possibilité dʼamitié, et que vous lʼavez gâchée. Je finis ; je sais que M.Delaunay ou M. Wessbecher10 ne sont pas plus que vous à 11,75, mais du moins leur fréquentation ne mʼattriste pas, parce que je ne l’ai jamais cru, et ne fus jamais dans l’illusion. Et peut-être sont-ils plus harmonieux que vous, car, semblables au fond, ils nʼont pas du moins cet essor brisé, cet effort vers un mieux non réalisé, ces velléités prises pour du talent, etc... Si jʼétais bien portant, je prendrais mon parti de voir mon ex-ami. Je déteste ennuyer, et quand hypocritement vous prenez votre air triste, je suis si navré que je cède immédiatement. Mais jʼen suis la victime. Vous n’êtes même pas capable de venir sur la digue à sept heures ! Et moi, pour qui cela représente tant de fatigue etc., jʼen ai tout l’ennui. Je suis trop fatigué pour revoir un ami qui même matériellement, en manquant les rendez-vous, etc., soit une cause d’énervement et de fatigue. J’ai besoin d’amis qui m’en épargnent, et non qui mʼen ajoutent. Mon cher ami, par pitié pour ma santé, ne cherchez pas le leurre d’une réconciliation que vous n’êtes pas capable de maintenir même un mois11. Ce que vous appelez vos chagrins, ce sont tout simplement ce que vous croyez des plaisirs, une sauterie, une partie de golf etc. Un jour je peindrai ces caractères qui ne sauront jamais, même à un point de vue vulgaire, ce que cʼest que lʼélégance, prêt pour un bal, d’y renoncer pour tenir compagnie à un ami12. Ils se croient par là mondains et sont le contraire. Je n’ai plus le temps d’écrire une ligne et je vous quitte une fois pour toutes. Mais je veux en finissant vous dire que je ne veux pas que vous croyiez que je vous dis tout cela d’un cœur léger ; jʼai eu, je vous le dis parce que je pense que cela vous fait plaisir et vous donne quelque orgueil, beaucoup de chagrin ; et mon cœur n’est pas de ceux qui sans un serrement amer mettent à l’imparfait, au passé, ce qui (même souvent un simple objet) fut comme vous le fûtes la prédilection de leur présent et l’espérance de leur avenir.
Renvoyez-moi cette lettre13, et laissez-moi ici vous serrer la main en ami.
Marcel
1
Cher ami
Malgré ma fatigue et ma hâte à être prêt pour un dîner auquel je ne peux manquer ce soir2, je tiens à vous écrire ce mot pour que, si vous appreniez que je vais réunir ces jours-ci les jeunes gens de Cabourg3 et autres vous ne puissiez pas, avant mes explications, voir dans le fait de ne pas vous inviter, une preuve mesquine de ressentiment aussi indigne de vous que, jʼose le dire, de moi. Vous savez qu’un petit fait, si insignifiant qu’il soit, peut souvent, quand il amène la sursaturation d’un état invisible mais surchargé, prendre une grande importance. Je n’étais pas bien hier, mais comme vous mʼaviez donné rendez-vous entre six et sept sur la digue, et que je pensais que peut-être vous hâtiez votre retour de Deauville pour cela, mort ou vif j’y serais allé. Et de plus, ayant su que de jolies personnes dʼHoulgate étaient à Cabourg, jʼai usé de ruse pour les garder afin de vous distraire par là. Naturellement vous n’êtes pas venu4, vous n’avez pas jugé à propos de me prévenir, ni même de me faire savoir si Helleu était parti (ce qui n’a pas d’importance, car jʼai envoyé Nicolas à Trouville et il en a parlé avec lui). Tout en dînant au restaurant du Casino ensuite, puis au Music-Hall, je me disais tristement des choses dont je vous épargne l’énumération mélancolique. Mon cher Plantevignes5, il faut me pardonner. J’ai été gâté par des amis plus âgés que moi. J’ai vu Alphonse Daudet au comble de la gloire et de la souffrance, qui ne pouvait plus tracer une ligne sans pleurer tant cela lui faisait mal dans tout le corps, me récrire deux fois à sept heures, quand je dînais chez lui le soir à huit heures, pour savoir si tel ou tel détail insignifiant du repas ne me donnerait pas plus de plaisir par un voisinage ami. J’ai vu France remettre huit jours de suite une promenade à Versailles pour que je puisse y aller, et chaque jour envoyer chez moi pour voir si cela ne me fatiguerait pas... et je ne vous cite exprès que de petites choses, et jʼen pourrais citer mille. Alors j’étais bien portant, une sortie, un rendez-vous n’étaient pas ce qu’ils sont pour moi maintenant. Et quand je vous vois, habitant à deux pas6, nʼayant rien à faire, permettez à ma hâte de ne pas prendre le temps d’expliquer ce que vous comprenez très bien. Si ma lettre n’avait pas simplement pour but de ménager votre amour-propre, par égard pour l’amitié si profonde et si vraie que jʼai eue pour vous, elle n’en avait aucun. Car je sais que vous n’êtes pas perfectible. Vous n’êtes même pas en pierre, qui peut être sculptée si elle a la chance de rencontrer un sculpteur (et vous pourriez en rencontrer de plus grands que moi, mais je lʼeusse fait avec tendresse), vous êtes en eau, en eau banale, insaisissable, incolore, fluide, sempiternellement inconsistante, aussi vite écoulée que coulée7 On peut vous regarder passer pour les gens que cela amuse, quotidien, sans « moi ». On ne peut pas faire davantage. Moi qui ai eu pour vous une affection vive, cela me donne envie tantôt de bailler, tantôt de pleurer quelquefois de me noyer. Excusez-moi donc de quitter à tout jamais ses rives. Je vous ai deviné, votre vraie nature, le jour où vous mʼavez dit avec cette énergie : « Mais je ne peux pas, puisquʼil y a le raout Foucart »8. Mais on veut toujours espérer, on n’aime pas s’être trompé. Et si gentiment, trop gentiment, car mieux valait les lilas non fleuris d’alors9 que l’infecte odeur des lilas pourris d’aujourdʼhui, vous m’avez peint votre caractère si différent. Et de fait cette amitié (je parle de la mienne) que je croyais si fragile, je l’ai sentie solide comme rarement. Vous êtes un des seuls que je vis cette année. Vous pouvez dire que vous êtes passé à côté d’une fameuse possibilité dʼamitié, et que vous lʼavez gâchée. Je finis ; je sais que M.Delaunay ou M. Wessbecher10 ne sont pas plus que vous à 11,75, mais du moins leur fréquentation ne mʼattriste pas, parce que je ne l’ai jamais cru, et ne fus jamais dans l’illusion. Et peut-être sont-ils plus harmonieux que vous, car, semblables au fond, ils nʼont pas du moins cet essor brisé, cet effort vers un mieux non réalisé, ces velléités prises pour du talent, etc... Si jʼétais bien portant, je prendrais mon parti de voir mon ex-ami. Je déteste ennuyer, et quand hypocritement vous prenez votre air triste, je suis si navré que je cède immédiatement. Mais jʼen suis la victime. Vous n’êtes même pas capable de venir sur la digue à sept heures ! Et moi, pour qui cela représente tant de fatigue etc., jʼen ai tout l’ennui. Je suis trop fatigué pour revoir un ami qui même matériellement, en manquant les rendez-vous, etc., soit une cause d’énervement et de fatigue. J’ai besoin d’amis qui m’en épargnent, et non qui mʼen ajoutent. Mon cher ami, par pitié pour ma santé, ne cherchez pas le leurre d’une réconciliation que vous n’êtes pas capable de maintenir même un mois11. Ce que vous appelez vos chagrins, ce sont tout simplement ce que vous croyez des plaisirs, une sauterie, une partie de golf etc. Un jour je peindrai ces caractères qui ne sauront jamais, même à un point de vue vulgaire, ce que cʼest que lʼélégance, prêt pour un bal, d’y renoncer pour tenir compagnie à un ami12. Ils se croient par là mondains et sont le contraire. Je n’ai plus le temps d’écrire une ligne et je vous quitte une fois pour toutes. Mais je veux en finissant vous dire que je ne veux pas que vous croyiez que je vous dis tout cela d’un cœur léger ; jʼai eu, je vous le dis parce que je pense que cela vous fait plaisir et vous donne quelque orgueil, beaucoup de chagrin ; et mon cœur n’est pas de ceux qui sans un serrement amer mettent à l’imparfait, au passé, ce qui (même souvent un simple objet) fut comme vous le fûtes la prédilection de leur présent et l’espérance de leur avenir.
Renvoyez-moi cette lettre13, et laissez-moi ici vous serrer la main en ami.
Marcel
Date de la dernière mise à jour : September 25, 2024 01:58