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CP 02319 Marcel Proust à la princesse Marthe Bibesco mercredi [le 24 avril 1912]

Surlignage

1

mercredi

Princesse,

Je viens de recevoir
avec beaucoup de joie,
dans sa reliure de
formulaire, d’agenda,
de guide ou de memento
(et dans le beau sens
originel de ces mots
déchus n’est-il pas tout
cela, et l’agenda même puis-


2

que vos paroles doivent être
« agies ») un petit livre
un grand livre – qui m’
a causé ensuite beaucoup
dʼadmiration et de
tristesse. Mais la joie
était de le recevoir et à
un moment où elle était
particulièrement bien venue.
J’avais recu lʼavant-
veille une invitation

3

pour la soirée de Intransigeant,
où je n’irai pas d’ailleurs, mais la
même et dans le même lieu où je vous vis
l’année dernière si belle, si eloquente,
mais si hostile que je ne pus attribuer
quʼaux circonstances imparfaites de la
rencontre et aussi à l’interpretation
erronée que vous avez pu donner à ce moment

4

à des choses (qui ne vous concernaient pas d’ailleurs mais que vous jugiez cependant) que vous avez trop oubliées depuis pour
que je tente même la tâche impossible de vous
les remettre en mémoire. Jʼy avais souvent
repensé depuis, souvent enveloppé dans
cette ombre qui se projette maintenant
même sur vos Paradis, et la carte
annonçant la soirée du Carlton m
avait rendu si exactement mon
impression que votre Alexandre Asiatique

5

est vraiment venu avec un
«  visage de soleil  ». Malheu
reusement le livre lui-
même mʼa prouvé que
notre dissentiment était
plus profond et touchait
aux Idées. Non que je n’
aie une grande admiration
pour ces paroles qui sont
comme des bijoux qui auraient
une monture de silence, pour
cet art si audacieusement
si habilement réticent que

6

ce que vous dites n’est qu’
une petite partie de ce que
vous avez pensé et qu’en
proférant ce que vous avez tu
(et pourtant défini comme
une circonférence dont on
a mesuré le diamètre et
qu’on dédaigne de tracer)
un commentateur écrira
un plus long ouvrage. Et
ce silence est aussi un piedestal
et indique la hauteur où on
doit se placer pour vous lire ; il

7

est une convenance aussi qui permet l’
accord de votre pensée moderne ou future
avec les images lointaines, et fait fleurir
ces profondes sentences comme un pré sur une tapisserie
(désert tapis fleurissant sous l’armée de Keithoun etc)
ou le bavardage d’un oiseau. Mais, à moins
que le livre ne soit pour conduire où
vous finissez (et pourquoi cela ne
serait-il pas) rien ne m’est plus étranger
que de chercher dans la sensation immédiate, à

8

plus forte raison dans la réalisation matérielle, la
mesure du bonheur. Une sensation, si desinteres-
sée qu’elle soit, un parfum, une clarté,
s’ils sont présents sont encore trop en mon pou-
voir pour me rendre heureux. C’est quand ils
mʼen rappellent un autre, quand je les goûte entre
le présent et le passé (et non pas dans le passé) (impossible à expliquer
ici) qu’ils me rendent heureux. Alexandre
a raison de dire que cesser d’espérer cʼest

9

le désespoir même. Mais si je
ne cesse de désirer, je n’espère
jamais. Et peutʼêtre aussi
la grande sobriété de ma vie
sans voyages, sans promenades,
sans société, sans lumière,
est-elle une circonstance con-
tingente qui entretient chez
moi la pérennité du désir.
Et quand on ne pense pas a
son propre plaisir, on
en trouve même à constater
les lois en vertu desquelles ce qu’on
croyait pouvoir garder nous est ravi, et

10

les cœurs eux-mêmes. Et l’
intérêt des lois en vertu desquelles
, par contre, nous sont finalement
apportées les choses sur lesquelles
nous n’aurions jamais cru
pouvoir compter, cet intérêt
est capable de compenser
pour nous la déception de
posséder ce qui nous semblait
beau quand nous le désirions.
Je m’apercois qu’après vous
avoir dit que je ne pensais
jamais à moi, je ne vous
parle que de moi et en ce

11

jour où pourtant je pense tant à vous. Mais je
m’apercois aussi que c’est en exégète de
vous, que je parle de moi. Car ces derniers mots
ne s’accordaient-ils pas singulièrement avec
ceux dʼAlexandre : «  On cesse plus radicalement
dʼespérer ce qu’on tient que ce qu’on nʼ
aura pas.
 » La mort que vous préconisez ne
ressemble-t-elle pas à la vie que je mène
mais à cette dernière il manquera toujours cette

12

grâce délicieuse et véritablement parfaite
de vos paroles quand vous dites que « 
histoire de sa vie sʼachève sur le
discours dʼun oiseau
 ». Cʼest la perfection
même, lʼart suprême qui rejette les richesses
inutiles, et qui en ce sens là encore est omission.
Je garderai toujours près de moi le Memento bleu (il
semble de cette couleur à la lumière électrique) où il y
a tout ce quʼil est important de se rappeler, le For-
mulaire
peutʼêtre je trouverai des Remèdes et en tous cas des
Poisons. Et je tâcherai de mieux comprendre Alexandre et la
Princesse Bibesco, desquels une part m’échappe.

Daignez agréer Princesse mon
admiration et mon respect reconnaissant

Marcel Proust

Surlignage

mercredi

Princesse,

Je viens de recevoir avec beaucoup de joie, dans sa reliure de formulaire, d’agenda, de guide ou de memento (et dans le beau sens originel de ces mots déchus n’est-il pas tout cela, et l’agenda même puisque vos paroles doivent être « agies ») un petit livre – un grand livre – qui m’a causé ensuite beaucoup dʼadmiration et de tristesse. Mais la joie était de le recevoir et à un moment où elle était particulièrement bien venue. J’avais reçu lʼavant- veille une invitation pour la soirée de Intransigeant, où je n’irai pas d’ailleurs, mais la même et dans le même lieu où je vous vis l’année dernière si belle, si éloquente, mais si hostile que je ne pus attribuer quʼaux circonstances imparfaites de la rencontre et aussi à l’interprétation erronée que vous avez pu donner à ce moment à des choses (qui ne vous concernaient pas d’ailleurs mais que vous jugiez cependant) que vous avez trop oubliées depuis pour que je tente même la tâche impossible de vous les remettre en mémoire. Jʼy avais souvent repensé depuis, souvent enveloppé dans cette ombre qui se projette maintenant même sur vos Paradis, et la carte annonçant la soirée du Carlton avait rendu si exactement mon impression que votre Alexandre Asiatique est vraiment venu avec un «  visage de soleil  ». Malheureusement le livre lui- même mʼa prouvé que notre dissentiment était plus profond et touchait aux Idées. Non que je n’aie une grande admiration pour ces paroles qui sont comme des bijoux qui auraient une monture de silence, pour cet art si audacieusement, si habilement réticent que ce que vous dites n’est qu’une petite partie de ce que vous avez pensé et qu’en proférant ce que vous avez tu (et pourtant défini comme une circonférence dont on a mesuré le diamètre et qu’on dédaigne de tracer) un commentateur écrira un plus long ouvrage. Et ce silence est aussi un piédestal et indique la hauteur où on doit se placer pour vous lire ; il est une convenance aussi qui permet l’accord de votre pensée moderne ou future avec les images lointaines, et fait fleurir ces profondes sentences comme un pré sur une tapisserie (désert tapis fleurissant sous l’armée de Keithoun etc.) ou le bavardage d’un oiseau. Mais, à moins que le livre ne soit pour conduire où vous finissez (et pourquoi cela ne serait-il pas) rien ne m’est plus étranger que de chercher dans la sensation immédiate, à plus forte raison dans la réalisation matérielle, la mesure du bonheur. Une sensation, si désintéressée qu’elle soit, un parfum, une clarté, s’ils sont présents sont encore trop en mon pouvoir pour me rendre heureux. C’est quand ils mʼen rappellent un autre, quand je les goûte entre le présent et le passé (et non pas dans le passé) (impossible à expliquer ici) qu’ils me rendent heureux. Alexandre a raison de dire que cesser d’espérer cʼest le désespoir même. Mais si je ne cesse de désirer, je n’espère jamais. Et peut-être aussi la grande sobriété de ma vie sans voyages, sans promenades, sans société, sans lumière, est-elle une circonstance contingente qui entretient chez moi la pérennité du désir. Et quand on ne pense pas à son propre plaisir, on en trouve même à constater les lois en vertu desquelles ce qu’on croyait pouvoir garder nous est ravi, et les cœurs eux-mêmes. Et l’intérêt des lois en vertu desquelles , par contre, nous sont finalement apportées les choses sur lesquelles nous n’aurions jamais cru pouvoir compter, cet intérêt est capable de compenser pour nous la déception de posséder ce qui nous semblait beau quand nous le désirions. Je m’aperçois qu’après vous avoir dit que je ne pensais jamais à moi, je ne vous parle que de moi et en ce jour où pourtant je pense tant à vous. Mais je m’aperçois aussi que c’est en exégète de vous, que je parle de moi. Car ces derniers mots ne s’accordaient-ils pas singulièrement avec ceux dʼAlexandre : «  On cesse plus radicalement dʼespérer ce qu’on tient que ce qu’on nʼaura pas.  » La mort que vous préconisez ne ressemble-t-elle pas à la vie que je mène ; mais à cette dernière il manquera toujours cette grâce délicieuse et véritablement parfaite de vos paroles quand vous dites que «  lʼhistoire de sa vie sʼachève sur le discours dʼun oiseau  ». Cʼest la perfection même, lʼart suprême qui rejette les richesses inutiles, et qui en ce sens là encore est omission. Je garderai toujours près de moi le Memento bleu (il semble de cette couleur à la lumière électrique) où il y a tout ce quʼil est important de se rappeler, le Formulairepeut-être je trouverai des Remèdes et en tous cas des Poisons. Et je tâcherai de mieux comprendre Alexandre et la Princesse Bibesco, desquels une part m’échappe.

Daignez agréer Princesse mon admiration et mon respect reconnaissant

Marcel Proust

Note n°1
Cette lettre, datée seulement « Mercredi », doit être du mercredi 24 avril 1912 : remerciement pour lʼenvoi dʼAlexandre asiatique (note 2 ci-après), et allusion à la soirée de LʼIntransigeant (note 3). Elle a été associée à lʼenveloppe libellée à lʼadresse de « Madame / La Princesse Bibesco / nee Lahovary / 71 faubourg St Honoré » (CP 90038) mais qui, ne portant aucun cachet postal, ne peut être datée. Il est possible que ce soit lʼenveloppe dʼune autre lettre, postérieure à la Grande Guerre. [PK, FL]
Note n°2
Ce « petit livre » est, comme lʼindique la suite de cette lettre, Alexandre asiatique, ou lʼHistoire du plus grand bonheur possible, Paris, Hachette, 1912, 177 pages. — Cet ouvrage est annoncé dans la Bibliographie de la France, IIIe partie (feuilleton), du 26 avril 1912, p. 1358. Dans une lettre à la princesse Bibesco datée de « Paris, 26 avril 1912 », l’abbé Mugnier annonce qu’il vient de lire ce livre (voir Marthe Bibesco, La Vie dʼune amitié : ma correspondance avec lʼabbé Mugnier, Paris, Plon, t. 1, 1951, p. 261). Une lettre de la princesse, envoyée de Florence et datée dʼ« avril 1912 » remercie lʼabbé et lui parle des lettres qu’elle a reçues au sujet de son livre, notamment « une [...] de Marcel Proust que je vous ferai lire bientôt » (op. cit., p. 263). — La présente lettre de Proust serait donc parvenue à Marthe Bibesco avant la fin avril, possiblement réexpédiée à Florence. Elle doit donc dater du mercredi 24 avril 1912. [PK, FL]
Note n°3
LʼIntransigeant du 8 mai 1912, p. 1, sous le titre « La Maison en Fête », rend compte de cette soirée : « LʼIntransigeant a célébré hier sa fête annuelle. [...] ». Le nom de Proust nʼapparaît pas dans la liste des participants. [PK, FL]
Note n°4
LʼIntransigeant du 11 mai 1911, p. 1, donnait un compte rendu de la soirée en question sous le titre « Notre Fête » / « Le dîner et la soirée dʼhier au Carlton. » — Marcel Proust est mentionné dans la liste des participants. Le nom de la princesse Georges Bibesco est mentionné également, en troisième position dans la liste. [PK, FL]
Note n°5
Dans une lettre qui semble bien dater de mars 1908 – et non de mars 1909 –, Proust avait accusé réception de cet ouvrage (paru début mars 1908) et en avait complimenté la princesse : voir sa lettre du lundi 23 mars [1908], CP 02054 ; Kolb, IX, n° 129. [PK, FL]
Note n°6
Allusion au chapitre VII dʼAlexandre asiatique, p. 30 : « Keïthoun était alors roi de Hedjaz, roi du Misr [...]. Lorsqu’il apprit qu’un conquérant avançait vers la Mecque, il fit sonner les clairons de grand matin, et le désert devint changeant comme un tapis de fleurs ». [PK]
Note n°7
Allusion au chapitre XXXVII dʼAlexandre asiatique, p. 169-172, où Alexandre sʼentretient avec un « formidable oiseau vert » sur la question du bonheur ; voir aussi p. 173 : « Lʼhistoire de sa vie sʼachève sur le discours dʼun oiseau. » [PK, FL]
Note n°8
Le dernier chapitre s’intitule « Alexandre meurt à Babylone ». [PK]
Note n°9
Proust sʼexpliquera sur la « cause de cette félicité » dans Le Temps retrouvé : « Or cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que jʼéprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné, le bruit de la cuiller sur lʼassiette, lʼinégalité des dalles, le goût de la madeleine, jusquʼà faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai lʼêtre qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce quʼelle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, cʼest-à-dire en dehors du temps. » (TR, IV, 449-450 ; nous soulignons. Voir aussi p. 456.) [PK, SL]
Note n°10
Voir Alexandre asiatique, p. 171 : « cesser dʼespérer, nʼest-ce pas le désespoir même ? ». — Proust partage depuis longtemps une conception similaire (voir notamment « Critique de lʼespérance à la lumière de lʼamour », PJ, p. 139-141). [PK, SL, FL]
Note n°11
Voir Alexandre asiatique, p. 174, dernière phrase du dernier chapitre : « Il nʼavait plus besoin pour être heureux que de ne pas vivre. » [PK]
Note n°12
En effet, la couverture de cet ouvrage est bleu foncé : voir sa reproduction dans le catalogue de Jürgen Ritte et Reiner Speck, Cher ami... Votre Marcel Proust, Gand, Snoeck Publishers, 2009, p. 121, BPRS 508. [FL]
Note n°13
Proust joue sur le double sens du terme grec pharmakon, qui signifie à la fois remède et poison. [FL]
Note
Marthe surname Alexandre asiatique pubPlace publisher 1912
Note
Marthe surname Les huit Paradis : Perse – Asie mineure – Constantinople pubPlace publisher 1908


Mots-clefs :élogelecturesphilosophiereprochesvie littéraire
Date de mise en ligne : September 17, 2024 04:41
Date de la dernière mise à jour : September 17, 2024 04:41
Surlignage

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mercredi

Princesse,

Je viens de recevoir
avec beaucoup de joie,
dans sa reliure de
formulaire, d’agenda,
de guide ou de memento
(et dans le beau sens
originel de ces mots
déchus n’est-il pas tout
cela, et l’agenda même puis-


2

que vos paroles doivent être
« agies ») un petit livre
un grand livre – qui m’
a causé ensuite beaucoup
dʼadmiration et de
tristesse. Mais la joie
était de le recevoir et à
un moment où elle était
particulièrement bien venue.
J’avais recu lʼavant-
veille une invitation

3

pour la soirée de Intransigeant,
où je n’irai pas d’ailleurs, mais la
même et dans le même lieu où je vous vis
l’année dernière si belle, si eloquente,
mais si hostile que je ne pus attribuer
quʼaux circonstances imparfaites de la
rencontre et aussi à l’interpretation
erronée que vous avez pu donner à ce moment

4

à des choses (qui ne vous concernaient pas d’ailleurs mais que vous jugiez cependant) que vous avez trop oubliées depuis pour
que je tente même la tâche impossible de vous
les remettre en mémoire. Jʼy avais souvent
repensé depuis, souvent enveloppé dans
cette ombre qui se projette maintenant
même sur vos Paradis, et la carte
annonçant la soirée du Carlton m
avait rendu si exactement mon
impression que votre Alexandre Asiatique

5

est vraiment venu avec un
«  visage de soleil  ». Malheu
reusement le livre lui-
même mʼa prouvé que
notre dissentiment était
plus profond et touchait
aux Idées. Non que je n’
aie une grande admiration
pour ces paroles qui sont
comme des bijoux qui auraient
une monture de silence, pour
cet art si audacieusement
si habilement réticent que

6

ce que vous dites n’est qu’
une petite partie de ce que
vous avez pensé et qu’en
proférant ce que vous avez tu
(et pourtant défini comme
une circonférence dont on
a mesuré le diamètre et
qu’on dédaigne de tracer)
un commentateur écrira
un plus long ouvrage. Et
ce silence est aussi un piedestal
et indique la hauteur où on
doit se placer pour vous lire ; il

7

est une convenance aussi qui permet l’
accord de votre pensée moderne ou future
avec les images lointaines, et fait fleurir
ces profondes sentences comme un pré sur une tapisserie
(désert tapis fleurissant sous l’armée de Keithoun etc)
ou le bavardage d’un oiseau. Mais, à moins
que le livre ne soit pour conduire où
vous finissez (et pourquoi cela ne
serait-il pas) rien ne m’est plus étranger
que de chercher dans la sensation immédiate, à

8

plus forte raison dans la réalisation matérielle, la
mesure du bonheur. Une sensation, si desinteres-
sée qu’elle soit, un parfum, une clarté,
s’ils sont présents sont encore trop en mon pou-
voir pour me rendre heureux. C’est quand ils
mʼen rappellent un autre, quand je les goûte entre
le présent et le passé (et non pas dans le passé) (impossible à expliquer
ici) qu’ils me rendent heureux. Alexandre
a raison de dire que cesser d’espérer cʼest

9

le désespoir même. Mais si je
ne cesse de désirer, je n’espère
jamais. Et peutʼêtre aussi
la grande sobriété de ma vie
sans voyages, sans promenades,
sans société, sans lumière,
est-elle une circonstance con-
tingente qui entretient chez
moi la pérennité du désir.
Et quand on ne pense pas a
son propre plaisir, on
en trouve même à constater
les lois en vertu desquelles ce qu’on
croyait pouvoir garder nous est ravi, et

10

les cœurs eux-mêmes. Et l’
intérêt des lois en vertu desquelles
, par contre, nous sont finalement
apportées les choses sur lesquelles
nous n’aurions jamais cru
pouvoir compter, cet intérêt
est capable de compenser
pour nous la déception de
posséder ce qui nous semblait
beau quand nous le désirions.
Je m’apercois qu’après vous
avoir dit que je ne pensais
jamais à moi, je ne vous
parle que de moi et en ce

11

jour où pourtant je pense tant à vous. Mais je
m’apercois aussi que c’est en exégète de
vous, que je parle de moi. Car ces derniers mots
ne s’accordaient-ils pas singulièrement avec
ceux dʼAlexandre : «  On cesse plus radicalement
dʼespérer ce qu’on tient que ce qu’on nʼ
aura pas.
 » La mort que vous préconisez ne
ressemble-t-elle pas à la vie que je mène
mais à cette dernière il manquera toujours cette

12

grâce délicieuse et véritablement parfaite
de vos paroles quand vous dites que « 
histoire de sa vie sʼachève sur le
discours dʼun oiseau
 ». Cʼest la perfection
même, lʼart suprême qui rejette les richesses
inutiles, et qui en ce sens là encore est omission.
Je garderai toujours près de moi le Memento bleu (il
semble de cette couleur à la lumière électrique) où il y
a tout ce quʼil est important de se rappeler, le For-
mulaire
peutʼêtre je trouverai des Remèdes et en tous cas des
Poisons. Et je tâcherai de mieux comprendre Alexandre et la
Princesse Bibesco, desquels une part m’échappe.

Daignez agréer Princesse mon
admiration et mon respect reconnaissant

Marcel Proust

Surlignage

mercredi

Princesse,

Je viens de recevoir avec beaucoup de joie, dans sa reliure de formulaire, d’agenda, de guide ou de memento (et dans le beau sens originel de ces mots déchus n’est-il pas tout cela, et l’agenda même puisque vos paroles doivent être « agies ») un petit livre – un grand livre – qui m’a causé ensuite beaucoup dʼadmiration et de tristesse. Mais la joie était de le recevoir et à un moment où elle était particulièrement bien venue. J’avais reçu lʼavant- veille une invitation pour la soirée de Intransigeant, où je n’irai pas d’ailleurs, mais la même et dans le même lieu où je vous vis l’année dernière si belle, si éloquente, mais si hostile que je ne pus attribuer quʼaux circonstances imparfaites de la rencontre et aussi à l’interprétation erronée que vous avez pu donner à ce moment à des choses (qui ne vous concernaient pas d’ailleurs mais que vous jugiez cependant) que vous avez trop oubliées depuis pour que je tente même la tâche impossible de vous les remettre en mémoire. Jʼy avais souvent repensé depuis, souvent enveloppé dans cette ombre qui se projette maintenant même sur vos Paradis, et la carte annonçant la soirée du Carlton avait rendu si exactement mon impression que votre Alexandre Asiatique est vraiment venu avec un «  visage de soleil  ». Malheureusement le livre lui- même mʼa prouvé que notre dissentiment était plus profond et touchait aux Idées. Non que je n’aie une grande admiration pour ces paroles qui sont comme des bijoux qui auraient une monture de silence, pour cet art si audacieusement, si habilement réticent que ce que vous dites n’est qu’une petite partie de ce que vous avez pensé et qu’en proférant ce que vous avez tu (et pourtant défini comme une circonférence dont on a mesuré le diamètre et qu’on dédaigne de tracer) un commentateur écrira un plus long ouvrage. Et ce silence est aussi un piédestal et indique la hauteur où on doit se placer pour vous lire ; il est une convenance aussi qui permet l’accord de votre pensée moderne ou future avec les images lointaines, et fait fleurir ces profondes sentences comme un pré sur une tapisserie (désert tapis fleurissant sous l’armée de Keithoun etc.) ou le bavardage d’un oiseau. Mais, à moins que le livre ne soit pour conduire où vous finissez (et pourquoi cela ne serait-il pas) rien ne m’est plus étranger que de chercher dans la sensation immédiate, à plus forte raison dans la réalisation matérielle, la mesure du bonheur. Une sensation, si désintéressée qu’elle soit, un parfum, une clarté, s’ils sont présents sont encore trop en mon pouvoir pour me rendre heureux. C’est quand ils mʼen rappellent un autre, quand je les goûte entre le présent et le passé (et non pas dans le passé) (impossible à expliquer ici) qu’ils me rendent heureux. Alexandre a raison de dire que cesser d’espérer cʼest le désespoir même. Mais si je ne cesse de désirer, je n’espère jamais. Et peut-être aussi la grande sobriété de ma vie sans voyages, sans promenades, sans société, sans lumière, est-elle une circonstance contingente qui entretient chez moi la pérennité du désir. Et quand on ne pense pas à son propre plaisir, on en trouve même à constater les lois en vertu desquelles ce qu’on croyait pouvoir garder nous est ravi, et les cœurs eux-mêmes. Et l’intérêt des lois en vertu desquelles , par contre, nous sont finalement apportées les choses sur lesquelles nous n’aurions jamais cru pouvoir compter, cet intérêt est capable de compenser pour nous la déception de posséder ce qui nous semblait beau quand nous le désirions. Je m’aperçois qu’après vous avoir dit que je ne pensais jamais à moi, je ne vous parle que de moi et en ce jour où pourtant je pense tant à vous. Mais je m’aperçois aussi que c’est en exégète de vous, que je parle de moi. Car ces derniers mots ne s’accordaient-ils pas singulièrement avec ceux dʼAlexandre : «  On cesse plus radicalement dʼespérer ce qu’on tient que ce qu’on nʼaura pas.  » La mort que vous préconisez ne ressemble-t-elle pas à la vie que je mène ; mais à cette dernière il manquera toujours cette grâce délicieuse et véritablement parfaite de vos paroles quand vous dites que «  lʼhistoire de sa vie sʼachève sur le discours dʼun oiseau  ». Cʼest la perfection même, lʼart suprême qui rejette les richesses inutiles, et qui en ce sens là encore est omission. Je garderai toujours près de moi le Memento bleu (il semble de cette couleur à la lumière électrique) où il y a tout ce quʼil est important de se rappeler, le Formulairepeut-être je trouverai des Remèdes et en tous cas des Poisons. Et je tâcherai de mieux comprendre Alexandre et la Princesse Bibesco, desquels une part m’échappe.

Daignez agréer Princesse mon admiration et mon respect reconnaissant

Marcel Proust

Note n°1
Cette lettre, datée seulement « Mercredi », doit être du mercredi 24 avril 1912 : remerciement pour lʼenvoi dʼAlexandre asiatique (note 2 ci-après), et allusion à la soirée de LʼIntransigeant (note 3). Elle a été associée à lʼenveloppe libellée à lʼadresse de « Madame / La Princesse Bibesco / nee Lahovary / 71 faubourg St Honoré » (CP 90038) mais qui, ne portant aucun cachet postal, ne peut être datée. Il est possible que ce soit lʼenveloppe dʼune autre lettre, postérieure à la Grande Guerre. [PK, FL]
Note n°2
Ce « petit livre » est, comme lʼindique la suite de cette lettre, Alexandre asiatique, ou lʼHistoire du plus grand bonheur possible, Paris, Hachette, 1912, 177 pages. — Cet ouvrage est annoncé dans la Bibliographie de la France, IIIe partie (feuilleton), du 26 avril 1912, p. 1358. Dans une lettre à la princesse Bibesco datée de « Paris, 26 avril 1912 », l’abbé Mugnier annonce qu’il vient de lire ce livre (voir Marthe Bibesco, La Vie dʼune amitié : ma correspondance avec lʼabbé Mugnier, Paris, Plon, t. 1, 1951, p. 261). Une lettre de la princesse, envoyée de Florence et datée dʼ« avril 1912 » remercie lʼabbé et lui parle des lettres qu’elle a reçues au sujet de son livre, notamment « une [...] de Marcel Proust que je vous ferai lire bientôt » (op. cit., p. 263). — La présente lettre de Proust serait donc parvenue à Marthe Bibesco avant la fin avril, possiblement réexpédiée à Florence. Elle doit donc dater du mercredi 24 avril 1912. [PK, FL]
Note n°3
LʼIntransigeant du 8 mai 1912, p. 1, sous le titre « La Maison en Fête », rend compte de cette soirée : « LʼIntransigeant a célébré hier sa fête annuelle. [...] ». Le nom de Proust nʼapparaît pas dans la liste des participants. [PK, FL]
Note n°4
LʼIntransigeant du 11 mai 1911, p. 1, donnait un compte rendu de la soirée en question sous le titre « Notre Fête » / « Le dîner et la soirée dʼhier au Carlton. » — Marcel Proust est mentionné dans la liste des participants. Le nom de la princesse Georges Bibesco est mentionné également, en troisième position dans la liste. [PK, FL]
Note n°5
Dans une lettre qui semble bien dater de mars 1908 – et non de mars 1909 –, Proust avait accusé réception de cet ouvrage (paru début mars 1908) et en avait complimenté la princesse : voir sa lettre du lundi 23 mars [1908], CP 02054 ; Kolb, IX, n° 129. [PK, FL]
Note n°6
Allusion au chapitre VII dʼAlexandre asiatique, p. 30 : « Keïthoun était alors roi de Hedjaz, roi du Misr [...]. Lorsqu’il apprit qu’un conquérant avançait vers la Mecque, il fit sonner les clairons de grand matin, et le désert devint changeant comme un tapis de fleurs ». [PK]
Note n°7
Allusion au chapitre XXXVII dʼAlexandre asiatique, p. 169-172, où Alexandre sʼentretient avec un « formidable oiseau vert » sur la question du bonheur ; voir aussi p. 173 : « Lʼhistoire de sa vie sʼachève sur le discours dʼun oiseau. » [PK, FL]
Note n°8
Le dernier chapitre s’intitule « Alexandre meurt à Babylone ». [PK]
Note n°9
Proust sʼexpliquera sur la « cause de cette félicité » dans Le Temps retrouvé : « Or cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que jʼéprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné, le bruit de la cuiller sur lʼassiette, lʼinégalité des dalles, le goût de la madeleine, jusquʼà faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai lʼêtre qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce quʼelle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, cʼest-à-dire en dehors du temps. » (TR, IV, 449-450 ; nous soulignons. Voir aussi p. 456.) [PK, SL]
Note n°10
Voir Alexandre asiatique, p. 171 : « cesser dʼespérer, nʼest-ce pas le désespoir même ? ». — Proust partage depuis longtemps une conception similaire (voir notamment « Critique de lʼespérance à la lumière de lʼamour », PJ, p. 139-141). [PK, SL, FL]
Note n°11
Voir Alexandre asiatique, p. 174, dernière phrase du dernier chapitre : « Il nʼavait plus besoin pour être heureux que de ne pas vivre. » [PK]
Note n°12
En effet, la couverture de cet ouvrage est bleu foncé : voir sa reproduction dans le catalogue de Jürgen Ritte et Reiner Speck, Cher ami... Votre Marcel Proust, Gand, Snoeck Publishers, 2009, p. 121, BPRS 508. [FL]
Note n°13
Proust joue sur le double sens du terme grec pharmakon, qui signifie à la fois remède et poison. [FL]
Note
Marthe surname Alexandre asiatique pubPlace publisher 1912
Note
Marthe surname Les huit Paradis : Perse – Asie mineure – Constantinople pubPlace publisher 1908


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Date de mise en ligne : September 17, 2024 04:41
Date de la dernière mise à jour : September 17, 2024 04:41
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