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CP 01994 Marcel Proust à Robert Dreyfus [le mercredi 7 juillet 1909]

Surlignage

Cher Robert

Affreuse journée pour moi,
moribonde, mais très bonne :
à la fois un D (non annoncé
dans le sommaire du figaro, quelle
stupidité), un Robert Dreyfus
en « manuscrit », et un Henry
Bidou
que je n’avais pas encore
vu, « livre charmant etc. » . Du
reste les Débats peuvent être aimables,
moi qui t’avais appelé un John


Lemoine socialiste (avec bien d’
autres choses ! mais seulement pour un
petit coin, le moins important) j’
avais vite ajouté socialiste pour ne
pas te fâcher. Mais ce qu’il faut
le retirer ! Et ce que tu es
réactionnaire ! Avec la culture
de Goethe et le style de Stendhal,
tu as l’âme de M. de Dreux Brézé.
Les acteurs opposés aux gens du
monde
, cela n’est pas grave, mais
c’est un des mille symptômes. Comme
je m’ennuie après Bidamant ! Enfin jusqu’à tes
points d’exclamation ont des beautés que n’ont point tous
les autres
. Heureusement que ta petite piece d’or fait
trébucher la balance du coté qui n’est pas celui de
Roujon. Et pourtant il a le poids, lui ! Et pourquoi
es-tu rédacteur du Figaro, et pas moi. On ne m’invite
pas aux déjeuners à Compiègne. Je lis tout, tu vois. Je
n’ai pas de carte de rédaction. Amère ironie que je
ne puisse plus monter l’escalier du Figaro où les autres années
j’allais comme les professeurs « honoraires », « émérites »
à la « sortie » de Condorcet, juste au moment où tu y
es ! — . Cher Robert cette lettre n’est pas délicieuse.
Mais si tu voyais mon corps pendant que je t’écris,
elle est… courageuse ! Il y a plus de 60 heures que
je n’ai je ne dirais même pas dormi mais éteint mon electri-
cité
. Ce qui fait que mon valet de chambre qui ne me
gobait pas, m’attribue maintenant une espèce de résistance
mystérieuse de vieux brahmane, ou « à la Galliffet ». Qui
l’eût cru !

Tendrement

Marcel

Merde pour les pastiches !


Explication par H. Taine
des raisons pour lesquelles tu me
rases à me parler des Pastiches.
« Vous ouvrez un volume et vous
tombez sur la 1re page : L’
Affaire Lemoine par Balzac. Bon, dites
vous, voilà un écrivain qui connaît
le fort et le faible des autres écrivains,
qui se fait un jeu de reproduire avec
l’allure générale de la pensée, la
meme gesticulation du style. Il sait que
rien n’est négligeable de ce qui peut éclairer
un type ou renseigner sur un temps ; il ne
néglige aucune de ces particularités de la


syntaxe qui trahissent le tour de
l’imagination, les mœurs ambiantes,
les idées reçues, le tempérament hérité,
la faculté primordiale. C’est de
la bonne caricature. Voilà qui va
bien. Mais la caricature fatigue
vite et vous n’aimez pas à être
fatigué. Vous tournez la page et
vous voulez aller aux choses sérieuses.
Vous lisez la 1re ligne. L’Affaire
Lemoine par Renan. Bon Dieu,
pensez-vous, voilà qui est abuser.
Vous voulez bien d’une ou deux caricatures dans un vestibule,
avant d’entrer dans la bibliothèque. Mais vous ne voulez pas il est ennuyeux de
rester indéfiniment dans le vestibule.

Cela peut continuer longtemps comme
ça ! à toi !

MP.

Surlignage

Cher Robert

Affreuse journée pour moi, moribonde, mais très bonne : à la fois un D (non annoncé dans le sommaire du Figaro, quelle stupidité), un Robert Dreyfus en « manuscrit », et un Henry Bidou que je n’avais pas encore vu, « livre charmant etc. » . Du reste les Débats peuvent être aimables, moi qui t’avais appelé un John Lemoinne socialiste (avec bien d’ autres choses ! mais seulement pour un petit coin, le moins important) j’ avais vite ajouté socialiste pour ne pas te fâcher. Mais ce qu’il faut le retirer ! Et ce que tu es réactionnaire ! Avec la culture de Goethe et le style de Stendhal, tu as l’âme de M. de Dreux Brézé. Les acteurs opposés aux gens du monde , cela n’est pas grave, mais c’est un des mille symptômes. Comme je m’ennuie après Bidamant ! Enfin jusqu’à tes points d’exclamation ont des beautés que n’ont point tous les autres . Heureusement que ta petite pièce d’or fait trébucher la balance du côté qui n’est pas celui de Roujon. Et pourtant il a le poids, lui ! Et pourquoi es-tu rédacteur du Figaro, et pas moi. On ne m’invite pas aux déjeuners à Compiègne. Je lis tout, tu vois. Je n’ai pas de carte de rédaction. Amère ironie que je ne puisse plus monter l’escalier du Figaro où les autres années j’allais comme les professeurs « honoraires », « émérites » à la « sortie » de Condorcet, juste au moment où tu y es !

Cher Robert cette lettre n’est pas délicieuse. Mais si tu voyais mon corps pendant que je t’écris, elle est… courageuse ! Il y a plus de soixante heures que je n’ai je ne dirais même pas dormi mais éteint mon électricité. Ce qui fait que mon valet de chambre qui ne me gobait pas, m’attribue maintenant une espèce de résistance mystérieuse de vieux brahmane, ou « à la Galliffet ». Qui l’eût cru !

Tendrement

Marcel

Merde pour les pastiches !

Explication par H. Taine des raisons pour lesquelles tu me rases à me parler des Pastiches. « Vous ouvrez un volume et vous tombez sur la première page : L’ Affaire Lemoine par Balzac. Bon, dites -vous, voilà un écrivain qui connaît le fort et le faible des autres écrivains, qui se fait un jeu de reproduire avec l’allure générale de la pensée, la même gesticulation du style. Il sait que rien n’est négligeable de ce qui peut éclairer un type ou renseigner sur un temps ; il ne néglige aucune de ces particularités de la syntaxe qui trahissent le tour de l’imagination, les mœurs ambiantes, les idées reçues, le tempérament hérité, la faculté primordiale. C’est de la bonne caricature. Voilà qui va bien. Mais la caricature fatigue vite et vous n’aimez pas à être fatigué. Vous tournez la page et vous voulez aller aux choses sérieuses. Vous lisez la première ligne. L’Affaire Lemoine par Renan. Bon Dieu, pensez-vous, voilà qui est abuser. Vous voulez bien d’une ou deux caricatures dans un vestibule, avant d’entrer dans la bibliothèque. Mais il est ennuyeux de rester indéfiniment dans le vestibule.

Cela peut continuer longtemps comme ça ! à toi !

MP.

Note n°1
L’enveloppe (CP 90016) porte le cachet postal : PARIS 16* 7-7 09. La lettre a été écrite le mercredi 7 juillet 1909 : allusion à lʼarticle de Bidou (note 4 ci-après), à l’article du destinataire paru le 7 juillet 1909 (note 7), aux déjeuners de Compiègne (note 12). [PK]
Note n°2
Il s’agit de l’article du destinataire « Notes d’un Parisien » (signé D) paru dans Le Figaro ce même jour, le mercredi 7 juillet 1909, p. 4. Voir la note 7. [PK, JA]
Note n°3
Lettre non retrouvée. [PK]
Note n°4
Allusion à un article de Henry Bidou sur lʼouvrage de Dreyfus, Petite histoire de la revue de fin d’année (Paris, Eugène Fasquelle, 1909) qui venait de paraître. Cet ouvrage, que Dreyfus avait envoyé à Proust, a été retrouvé dans sa bibliothèque personnelle. Voir N. Mauriac Dyer, « Proust aux revues  : La naissance de Miss Sacripant », LʼEsprit créateur, 2022, n° 62 et la lettre de Proust à Dreyfus du [28 ou 29 juin 1909] (CP 01986 ; Kolb, IX, n°61). Dans Le Journal des Débats du mardi 6 juillet 1909, Bidou écrit : « La première revue de fin d’année est Il faut un état ou La Revue de l’an VI. Dès 1817, le genre passait pour être en décadence. On ne s’étonnera donc pas du point où il est tombé aujourd’hui. M. Robert Dreyfus, dans un livre charmant, vient d’en écrire l’histoire. Il s’est beaucoup servi de la collection du comte de La Bassetière » (p. 1, « Au jour le jour : Les revues »). — Henry Bidou, maître de conférences de géographie à l’Institut catholique, collaborait au Journal des Débats depuis 1899. [PK, JA]
Note n°5
Allusion à la lettre du [lundi soir 21 octobre 1907] (CP 01724 ; Kolb, VII, n°171) dans laquelle Proust évoque en effet John Lemoinne, journaliste et homme politique, membre de lʼAcadémie française et rédacteur au Journal des Débats. [PK, JA]
Note n°6
Le marquis de Brézé avait joué un rôle important au moment de la tentative avortée de restauration monarchique de 1873. Il était l’auteur notamment de Quelques mots sur les tendances du temps présent (Paris, 1860), La Révolution, l’unité de son but, sa logique et ses contradictions (Paris, 1863) et De la liberté d’enseignement en 1850 et en 1864 (Paris, 1865). [PK]
Note n°7
Allusion à l’article du destinataire « Notes d’un Parisien » paru dans Le Figaro du mercredi 7 juillet 1909 (p. 4). Dreyfus affirme que les élèves du Conservatoire « portent tous (ou, pour être exact, plusieurs essayent de porter) la moustache » et il ajoute : « Tous ceux-là, je vous défie bien de les prendre pour des acteurs. Ou plutôt je vous en aurais défié naguère. Car alors, lorsqu’on découvrait un visage romain à la lèvre pâle, au menton un peu féroce, on se rassurait avec un sourire : “A-t-il assez une tête d’acteur !” À présent, grâce à l’évolution inverse dont les jeunes élèves du Conservatoire soucieux de notre commodité, prennent l’initiative, on peut affirmer dans le même cas, sans crainte de se tromper qu’on a devant soi un homme du monde ». [PK]
Note n°8
Allusion aux « Notes d’un Parisien » parues dans Le Figaro des 9 et 20 mai 1909. Le premier de ces articles portant le sous-titre « Le capital a peur », le second « Un hérétique ». Parlant de Bidamant, délégué au congrès des Chemins de fer qui avait eu lieu du 4 au 7 mai 1909, Dreyfus écrit, dans le second des deux articles : « Déjà, l’autre jour, il attirait l’attention du congrès des “cheminots” sur la baisse certaine de la rente, en cas de révolution sociale : “Prenez garde ! s’écriait M. Bidamant, nos fonds sont placés en rentes sur l’Etat. C’est bien imprudent. Si la Révolution éclatait demain, qu’adviendrait-il de notre trois ?...” Dreyfus ajoute ce commentaire : “Et n’était-ce pas déjà, en somme, le langage un peu timoré de petit bourgeois conservateur ?” ». [PK]
Note n°9
Molière, Les Femmes savantes, acte III, scène 5, vers 969 : « Vos vers ont des beautés que n’ont point tous les autres ». [PK]
Note n°10
Proust fait allusion à l’avant-dernier chapitre de lʼouvrage de Dreyfus, Petite histoire de la revue de fin d’année (p. 299-301), où, à propos d’une revue de 1861, l’auteur cite une scène du roman d’Octave Feuillet, Monsieur de Camors (1867). Quand le héros du roman laisse tomber dans la boue, où un vieux mendiant picore dans les immondices, un louis d’or, Camors dit au mendiant qu’il peut garder la pièce d’or s’il la ramasse avec ses dents. Le pauvre homme s’y soumet. Puis Camus lui dit qu’il peut gagner cinq louis en lui donnant un soufflet. Le mendiant le gifle avec violence, mais il refuse l’argent, disant « je suis payé ». Il se venge ainsi, et retrouve sa dignité. [PK]
Note n°11
Henry Roujon, secrétaire perpétuel à lʼAcadémie des Beaux-Arts, que Proust estimait peu. Voir la lettre de Proust à Mme Straus du [vendredi soir 27 décembre 1907] (CP 01737 ; Kolb, VII, n°184, note 9). [PK, JA]
Note n°12
On annonce, dans Le Figaro du 6 juillet 1909, p. 2, sous la rubrique « Le Monde et la Ville » : « C’est à Compiègne que la rédaction du Figaro a tenu hier la dernière de ses réunions mensuelles de la saison ». [PK, JA]
Note n°13
La santé du Général de Galliffet avait été mentionnée à plusieurs reprises dans Le Figaro au cours de lʼannée 1909 et en particulier en juillet. Le 1er juillet, il était question dʼune « nouvelle attaque », « la troisième depuis quelques mois » (Le Figaro, 1er juillet 1909, p. 1). Il devait mourir le 10 juillet 1909. Il était célèbre pour sa bonne santé car, grièvement blessé au ventre en 1863, il avait malgré tout réussi à rejoindre lʼambulance à pied. [JA, CS]
Note n°14
Dans ce pastiche de Taine, Proust introduit les trois éléments fondamentaux de sa théorie : la race (« le tempérament hérité »), le milieu (« les mœurs ambiantes »), le moment (« un temps »). [PK, JA]
Note n°15
Les pastiches de Balzac et de Renan ont été publiés dans le Supplément littéraire du Figaro, le 22 février 1908 pour le premier « LʼAffaire Lemoine I. Dans un roman de Balzac » et dans le Figaro du 21 mars 1908 pour le second, « VII. LʼAffaire Lemoine par Ernest Renan ». Ces deux pastiches seront recueillis dans Pastiches et Mélanges en 1919 ; celui de Taine ne sera publié quʼaprès la mort de Proust. La publication des pastiches en recueil a été évoquée à de nombreuses reprises par Proust au cours des années 1908 et 1909. Dans une lettre à Dreyfus datée du [samedi matin 17 avril 1909] (CP 01962 ; Kolb, IX, n°37), Proust ne semble pas avoir abandonné cette idée. Dans cette même lettre, il mentionne aussi un pastiche de Nietzsche quʼil aurait rédigé pour Dreyfus et, dans une lettre du [28 ou 29 juin 1909], un pastiche dʼAdam (CP 01986 ; Kolb, IX, n°61). [JA]
Note
Robert Dreyfus Le Figaro Notes d’un Parisien : Leurs figures 7 juillet 1909
Note
Marcel Proust Le Figaro. Supplément littéraire Pastiches 22 février, 14 mars et 21 mars 1908 ; 6 mars 1909


Mots-clefs :languelectureslittératurepastichepolitiquepressesommeil
Date de mise en ligne : August 26, 2024 14:59
Date de la dernière mise à jour : August 26, 2024 14:59
Surlignage

Cher Robert

Affreuse journée pour moi,
moribonde, mais très bonne :
à la fois un D (non annoncé
dans le sommaire du figaro, quelle
stupidité), un Robert Dreyfus
en « manuscrit », et un Henry
Bidou
que je n’avais pas encore
vu, « livre charmant etc. » . Du
reste les Débats peuvent être aimables,
moi qui t’avais appelé un John


Lemoine socialiste (avec bien d’
autres choses ! mais seulement pour un
petit coin, le moins important) j’
avais vite ajouté socialiste pour ne
pas te fâcher. Mais ce qu’il faut
le retirer ! Et ce que tu es
réactionnaire ! Avec la culture
de Goethe et le style de Stendhal,
tu as l’âme de M. de Dreux Brézé.
Les acteurs opposés aux gens du
monde
, cela n’est pas grave, mais
c’est un des mille symptômes. Comme
je m’ennuie après Bidamant ! Enfin jusqu’à tes
points d’exclamation ont des beautés que n’ont point tous
les autres
. Heureusement que ta petite piece d’or fait
trébucher la balance du coté qui n’est pas celui de
Roujon. Et pourtant il a le poids, lui ! Et pourquoi
es-tu rédacteur du Figaro, et pas moi. On ne m’invite
pas aux déjeuners à Compiègne. Je lis tout, tu vois. Je
n’ai pas de carte de rédaction. Amère ironie que je
ne puisse plus monter l’escalier du Figaro où les autres années
j’allais comme les professeurs « honoraires », « émérites »
à la « sortie » de Condorcet, juste au moment où tu y
es ! — . Cher Robert cette lettre n’est pas délicieuse.
Mais si tu voyais mon corps pendant que je t’écris,
elle est… courageuse ! Il y a plus de 60 heures que
je n’ai je ne dirais même pas dormi mais éteint mon electri-
cité
. Ce qui fait que mon valet de chambre qui ne me
gobait pas, m’attribue maintenant une espèce de résistance
mystérieuse de vieux brahmane, ou « à la Galliffet ». Qui
l’eût cru !

Tendrement

Marcel

Merde pour les pastiches !


Explication par H. Taine
des raisons pour lesquelles tu me
rases à me parler des Pastiches.
« Vous ouvrez un volume et vous
tombez sur la 1re page : L’
Affaire Lemoine par Balzac. Bon, dites
vous, voilà un écrivain qui connaît
le fort et le faible des autres écrivains,
qui se fait un jeu de reproduire avec
l’allure générale de la pensée, la
meme gesticulation du style. Il sait que
rien n’est négligeable de ce qui peut éclairer
un type ou renseigner sur un temps ; il ne
néglige aucune de ces particularités de la


syntaxe qui trahissent le tour de
l’imagination, les mœurs ambiantes,
les idées reçues, le tempérament hérité,
la faculté primordiale. C’est de
la bonne caricature. Voilà qui va
bien. Mais la caricature fatigue
vite et vous n’aimez pas à être
fatigué. Vous tournez la page et
vous voulez aller aux choses sérieuses.
Vous lisez la 1re ligne. L’Affaire
Lemoine par Renan. Bon Dieu,
pensez-vous, voilà qui est abuser.
Vous voulez bien d’une ou deux caricatures dans un vestibule,
avant d’entrer dans la bibliothèque. Mais vous ne voulez pas il est ennuyeux de
rester indéfiniment dans le vestibule.

Cela peut continuer longtemps comme
ça ! à toi !

MP.

Surlignage

Cher Robert

Affreuse journée pour moi, moribonde, mais très bonne : à la fois un D (non annoncé dans le sommaire du Figaro, quelle stupidité), un Robert Dreyfus en « manuscrit », et un Henry Bidou que je n’avais pas encore vu, « livre charmant etc. » . Du reste les Débats peuvent être aimables, moi qui t’avais appelé un John Lemoinne socialiste (avec bien d’ autres choses ! mais seulement pour un petit coin, le moins important) j’ avais vite ajouté socialiste pour ne pas te fâcher. Mais ce qu’il faut le retirer ! Et ce que tu es réactionnaire ! Avec la culture de Goethe et le style de Stendhal, tu as l’âme de M. de Dreux Brézé. Les acteurs opposés aux gens du monde , cela n’est pas grave, mais c’est un des mille symptômes. Comme je m’ennuie après Bidamant ! Enfin jusqu’à tes points d’exclamation ont des beautés que n’ont point tous les autres . Heureusement que ta petite pièce d’or fait trébucher la balance du côté qui n’est pas celui de Roujon. Et pourtant il a le poids, lui ! Et pourquoi es-tu rédacteur du Figaro, et pas moi. On ne m’invite pas aux déjeuners à Compiègne. Je lis tout, tu vois. Je n’ai pas de carte de rédaction. Amère ironie que je ne puisse plus monter l’escalier du Figaro où les autres années j’allais comme les professeurs « honoraires », « émérites » à la « sortie » de Condorcet, juste au moment où tu y es !

Cher Robert cette lettre n’est pas délicieuse. Mais si tu voyais mon corps pendant que je t’écris, elle est… courageuse ! Il y a plus de soixante heures que je n’ai je ne dirais même pas dormi mais éteint mon électricité. Ce qui fait que mon valet de chambre qui ne me gobait pas, m’attribue maintenant une espèce de résistance mystérieuse de vieux brahmane, ou « à la Galliffet ». Qui l’eût cru !

Tendrement

Marcel

Merde pour les pastiches !

Explication par H. Taine des raisons pour lesquelles tu me rases à me parler des Pastiches. « Vous ouvrez un volume et vous tombez sur la première page : L’ Affaire Lemoine par Balzac. Bon, dites -vous, voilà un écrivain qui connaît le fort et le faible des autres écrivains, qui se fait un jeu de reproduire avec l’allure générale de la pensée, la même gesticulation du style. Il sait que rien n’est négligeable de ce qui peut éclairer un type ou renseigner sur un temps ; il ne néglige aucune de ces particularités de la syntaxe qui trahissent le tour de l’imagination, les mœurs ambiantes, les idées reçues, le tempérament hérité, la faculté primordiale. C’est de la bonne caricature. Voilà qui va bien. Mais la caricature fatigue vite et vous n’aimez pas à être fatigué. Vous tournez la page et vous voulez aller aux choses sérieuses. Vous lisez la première ligne. L’Affaire Lemoine par Renan. Bon Dieu, pensez-vous, voilà qui est abuser. Vous voulez bien d’une ou deux caricatures dans un vestibule, avant d’entrer dans la bibliothèque. Mais il est ennuyeux de rester indéfiniment dans le vestibule.

Cela peut continuer longtemps comme ça ! à toi !

MP.

Note n°1
L’enveloppe (CP 90016) porte le cachet postal : PARIS 16* 7-7 09. La lettre a été écrite le mercredi 7 juillet 1909 : allusion à lʼarticle de Bidou (note 4 ci-après), à l’article du destinataire paru le 7 juillet 1909 (note 7), aux déjeuners de Compiègne (note 12). [PK]
Note n°2
Il s’agit de l’article du destinataire « Notes d’un Parisien » (signé D) paru dans Le Figaro ce même jour, le mercredi 7 juillet 1909, p. 4. Voir la note 7. [PK, JA]
Note n°3
Lettre non retrouvée. [PK]
Note n°4
Allusion à un article de Henry Bidou sur lʼouvrage de Dreyfus, Petite histoire de la revue de fin d’année (Paris, Eugène Fasquelle, 1909) qui venait de paraître. Cet ouvrage, que Dreyfus avait envoyé à Proust, a été retrouvé dans sa bibliothèque personnelle. Voir N. Mauriac Dyer, « Proust aux revues  : La naissance de Miss Sacripant », LʼEsprit créateur, 2022, n° 62 et la lettre de Proust à Dreyfus du [28 ou 29 juin 1909] (CP 01986 ; Kolb, IX, n°61). Dans Le Journal des Débats du mardi 6 juillet 1909, Bidou écrit : « La première revue de fin d’année est Il faut un état ou La Revue de l’an VI. Dès 1817, le genre passait pour être en décadence. On ne s’étonnera donc pas du point où il est tombé aujourd’hui. M. Robert Dreyfus, dans un livre charmant, vient d’en écrire l’histoire. Il s’est beaucoup servi de la collection du comte de La Bassetière » (p. 1, « Au jour le jour : Les revues »). — Henry Bidou, maître de conférences de géographie à l’Institut catholique, collaborait au Journal des Débats depuis 1899. [PK, JA]
Note n°5
Allusion à la lettre du [lundi soir 21 octobre 1907] (CP 01724 ; Kolb, VII, n°171) dans laquelle Proust évoque en effet John Lemoinne, journaliste et homme politique, membre de lʼAcadémie française et rédacteur au Journal des Débats. [PK, JA]
Note n°6
Le marquis de Brézé avait joué un rôle important au moment de la tentative avortée de restauration monarchique de 1873. Il était l’auteur notamment de Quelques mots sur les tendances du temps présent (Paris, 1860), La Révolution, l’unité de son but, sa logique et ses contradictions (Paris, 1863) et De la liberté d’enseignement en 1850 et en 1864 (Paris, 1865). [PK]
Note n°7
Allusion à l’article du destinataire « Notes d’un Parisien » paru dans Le Figaro du mercredi 7 juillet 1909 (p. 4). Dreyfus affirme que les élèves du Conservatoire « portent tous (ou, pour être exact, plusieurs essayent de porter) la moustache » et il ajoute : « Tous ceux-là, je vous défie bien de les prendre pour des acteurs. Ou plutôt je vous en aurais défié naguère. Car alors, lorsqu’on découvrait un visage romain à la lèvre pâle, au menton un peu féroce, on se rassurait avec un sourire : “A-t-il assez une tête d’acteur !” À présent, grâce à l’évolution inverse dont les jeunes élèves du Conservatoire soucieux de notre commodité, prennent l’initiative, on peut affirmer dans le même cas, sans crainte de se tromper qu’on a devant soi un homme du monde ». [PK]
Note n°8
Allusion aux « Notes d’un Parisien » parues dans Le Figaro des 9 et 20 mai 1909. Le premier de ces articles portant le sous-titre « Le capital a peur », le second « Un hérétique ». Parlant de Bidamant, délégué au congrès des Chemins de fer qui avait eu lieu du 4 au 7 mai 1909, Dreyfus écrit, dans le second des deux articles : « Déjà, l’autre jour, il attirait l’attention du congrès des “cheminots” sur la baisse certaine de la rente, en cas de révolution sociale : “Prenez garde ! s’écriait M. Bidamant, nos fonds sont placés en rentes sur l’Etat. C’est bien imprudent. Si la Révolution éclatait demain, qu’adviendrait-il de notre trois ?...” Dreyfus ajoute ce commentaire : “Et n’était-ce pas déjà, en somme, le langage un peu timoré de petit bourgeois conservateur ?” ». [PK]
Note n°9
Molière, Les Femmes savantes, acte III, scène 5, vers 969 : « Vos vers ont des beautés que n’ont point tous les autres ». [PK]
Note n°10
Proust fait allusion à l’avant-dernier chapitre de lʼouvrage de Dreyfus, Petite histoire de la revue de fin d’année (p. 299-301), où, à propos d’une revue de 1861, l’auteur cite une scène du roman d’Octave Feuillet, Monsieur de Camors (1867). Quand le héros du roman laisse tomber dans la boue, où un vieux mendiant picore dans les immondices, un louis d’or, Camors dit au mendiant qu’il peut garder la pièce d’or s’il la ramasse avec ses dents. Le pauvre homme s’y soumet. Puis Camus lui dit qu’il peut gagner cinq louis en lui donnant un soufflet. Le mendiant le gifle avec violence, mais il refuse l’argent, disant « je suis payé ». Il se venge ainsi, et retrouve sa dignité. [PK]
Note n°11
Henry Roujon, secrétaire perpétuel à lʼAcadémie des Beaux-Arts, que Proust estimait peu. Voir la lettre de Proust à Mme Straus du [vendredi soir 27 décembre 1907] (CP 01737 ; Kolb, VII, n°184, note 9). [PK, JA]
Note n°12
On annonce, dans Le Figaro du 6 juillet 1909, p. 2, sous la rubrique « Le Monde et la Ville » : « C’est à Compiègne que la rédaction du Figaro a tenu hier la dernière de ses réunions mensuelles de la saison ». [PK, JA]
Note n°13
La santé du Général de Galliffet avait été mentionnée à plusieurs reprises dans Le Figaro au cours de lʼannée 1909 et en particulier en juillet. Le 1er juillet, il était question dʼune « nouvelle attaque », « la troisième depuis quelques mois » (Le Figaro, 1er juillet 1909, p. 1). Il devait mourir le 10 juillet 1909. Il était célèbre pour sa bonne santé car, grièvement blessé au ventre en 1863, il avait malgré tout réussi à rejoindre lʼambulance à pied. [JA, CS]
Note n°14
Dans ce pastiche de Taine, Proust introduit les trois éléments fondamentaux de sa théorie : la race (« le tempérament hérité »), le milieu (« les mœurs ambiantes »), le moment (« un temps »). [PK, JA]
Note n°15
Les pastiches de Balzac et de Renan ont été publiés dans le Supplément littéraire du Figaro, le 22 février 1908 pour le premier « LʼAffaire Lemoine I. Dans un roman de Balzac » et dans le Figaro du 21 mars 1908 pour le second, « VII. LʼAffaire Lemoine par Ernest Renan ». Ces deux pastiches seront recueillis dans Pastiches et Mélanges en 1919 ; celui de Taine ne sera publié quʼaprès la mort de Proust. La publication des pastiches en recueil a été évoquée à de nombreuses reprises par Proust au cours des années 1908 et 1909. Dans une lettre à Dreyfus datée du [samedi matin 17 avril 1909] (CP 01962 ; Kolb, IX, n°37), Proust ne semble pas avoir abandonné cette idée. Dans cette même lettre, il mentionne aussi un pastiche de Nietzsche quʼil aurait rédigé pour Dreyfus et, dans une lettre du [28 ou 29 juin 1909], un pastiche dʼAdam (CP 01986 ; Kolb, IX, n°61). [JA]
Note
Robert Dreyfus Le Figaro Notes d’un Parisien : Leurs figures 7 juillet 1909
Note
Marcel Proust Le Figaro. Supplément littéraire Pastiches 22 février, 14 mars et 21 mars 1908 ; 6 mars 1909


Mots-clefs :languelectureslittératurepastichepolitiquepressesommeil
Date de mise en ligne : August 26, 2024 14:59
Date de la dernière mise à jour : August 26, 2024 14:59
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