CP 01994 Marcel Proust à Robert Dreyfus [le mercredi 7 juillet 1909]
1
Cher Robert
Affreuse journée pour moi,
moribonde, mais très bonne :
à la fois un D2 (non annoncé
dans le sommaire du figaro, quelle
stupidité), un Robert
Dreyfus
en « manuscrit »3, et un Henry
Bidou que
je n’avais pas encore
vu,
« livre charmant etc. »4
. Du
reste les Débats peuvent être
aimables,
moi qui t’avais appelé un John
Lemoine socialiste (avec bien d’
autres choses ! mais seulement pour un
petit coin, le moins important) j’
avais vite ajouté socialiste pour ne
pas te fâcher5. Mais ce qu’il faut
le retirer ! Et ce que tu es
réactionnaire ! Avec la culture
de Goethe et le style de Stendhal,
tu as l’âme de M. de Dreux Brézé6.
Les acteurs opposés aux gens du
monde 7, cela n’est pas grave, mais
c’est un des mille symptômes. Comme
je m’ennuie après Bidamant8 ! Enfin jusqu’à tes
points d’exclamation ont des beautés que n’ont point tous
les autres 9. Heureusement que ta petite piece d’or10 fait
trébucher la balance du coté qui n’est pas celui de
Roujon11. Et pourtant il a le poids, lui ! Et pourquoi
es-tu rédacteur du Figaro, et pas moi. On ne m’invite
pas aux déjeuners à Compiègne12. Je lis tout, tu vois. Je
n’ai pas de carte de rédaction. Amère ironie que je
ne puisse plus monter l’escalier du Figaro où les autres années
j’allais comme les professeurs « honoraires », « émérites »
à la « sortie » de Condorcet, juste au moment où tu y
es ! — . Cher Robert cette lettre n’est pas délicieuse.
Mais si tu voyais mon corps pendant que je t’écris,
elle est… courageuse ! Il y a plus de 60 heures que
je n’ai je ne dirais même pas dormi mais éteint mon electri-
cité. Ce qui fait que mon valet de chambre qui ne me
gobait pas, m’attribue maintenant une espèce de résistance
mystérieuse de vieux brahmane, ou « à la Galliffet »13. Qui
l’eût cru !
Tendrement
Marcel
Merde pour les pastiches !
Explication par H. Taine14
des raisons pour lesquelles tu me
rases à me parler des Pastiches.
«
Vous ouvrez un volume et vous
tombez sur la 1re page : L’
Affaire Lemoine par
Balzac. Bon, dites
vous, voilà un
écrivain qui connaît
le fort et le faible des autres écrivains,
qui se
fait un jeu de reproduire avec
l’allure générale de la pensée, la
meme gesticulation du style. Il sait que
rien n’est négligeable de ce qui
peut éclairer
un type ou renseigner sur un temps ; il ne
néglige aucune de
ces particularités de la
syntaxe qui trahissent le tour de
l’imagination, les mœurs ambiantes,
les idées reçues, le tempérament hérité,
la faculté primordiale. C’est de
la bonne caricature. Voilà qui va
bien. Mais la caricature fatigue
vite et vous n’aimez pas à être
fatigué. Vous tournez la page et
vous voulez aller aux choses sérieuses.
Vous lisez la 1re ligne. L’Affaire
Lemoine par Renan15. Bon Dieu,
pensez-vous, voilà qui est abuser.
Vous voulez bien d’une ou deux caricatures dans un vestibule,
avant d’entrer dans la bibliothèque. Mais
rester indéfiniment dans le vestibule.
Cela peut continuer longtemps comme
ça ! à toi !
MP.
1
Cher Robert
Affreuse journée pour moi, moribonde, mais très bonne : à la fois un D2 (non annoncé dans le sommaire du Figaro, quelle stupidité), un Robert Dreyfus en « manuscrit »3, et un Henry Bidou que je n’avais pas encore vu, « livre charmant etc. »4 . Du reste les Débats peuvent être aimables, moi qui t’avais appelé un John Lemoinne socialiste (avec bien d’ autres choses ! mais seulement pour un petit coin, le moins important) j’ avais vite ajouté socialiste pour ne pas te fâcher5. Mais ce qu’il faut le retirer ! Et ce que tu es réactionnaire ! Avec la culture de Goethe et le style de Stendhal, tu as l’âme de M. de Dreux Brézé6. Les acteurs opposés aux gens du monde 7, cela n’est pas grave, mais c’est un des mille symptômes. Comme je m’ennuie après Bidamant8 ! Enfin jusqu’à tes points d’exclamation ont des beautés que n’ont point tous les autres 9. Heureusement que ta petite pièce d’or10 fait trébucher la balance du côté qui n’est pas celui de Roujon11. Et pourtant il a le poids, lui ! Et pourquoi es-tu rédacteur du Figaro, et pas moi. On ne m’invite pas aux déjeuners à Compiègne12. Je lis tout, tu vois. Je n’ai pas de carte de rédaction. Amère ironie que je ne puisse plus monter l’escalier du Figaro où les autres années j’allais comme les professeurs « honoraires », « émérites » à la « sortie » de Condorcet, juste au moment où tu y es !
Cher Robert cette lettre n’est pas délicieuse. Mais si tu voyais mon corps pendant que je t’écris, elle est… courageuse ! Il y a plus de soixante heures que je n’ai je ne dirais même pas dormi mais éteint mon électricité. Ce qui fait que mon valet de chambre qui ne me gobait pas, m’attribue maintenant une espèce de résistance mystérieuse de vieux brahmane, ou « à la Galliffet »13. Qui l’eût cru !
Tendrement
Marcel
Merde pour les pastiches !
Explication par H. Taine14 des raisons pour lesquelles tu me rases à me parler des Pastiches. « Vous ouvrez un volume et vous tombez sur la première page : L’ Affaire Lemoine par Balzac. Bon, dites -vous, voilà un écrivain qui connaît le fort et le faible des autres écrivains, qui se fait un jeu de reproduire avec l’allure générale de la pensée, la même gesticulation du style. Il sait que rien n’est négligeable de ce qui peut éclairer un type ou renseigner sur un temps ; il ne néglige aucune de ces particularités de la syntaxe qui trahissent le tour de l’imagination, les mœurs ambiantes, les idées reçues, le tempérament hérité, la faculté primordiale. C’est de la bonne caricature. Voilà qui va bien. Mais la caricature fatigue vite et vous n’aimez pas à être fatigué. Vous tournez la page et vous voulez aller aux choses sérieuses. Vous lisez la première ligne. L’Affaire Lemoine par Renan15. Bon Dieu, pensez-vous, voilà qui est abuser. Vous voulez bien d’une ou deux caricatures dans un vestibule, avant d’entrer dans la bibliothèque. Mais il est ennuyeux de rester indéfiniment dans le vestibule.
Cela peut continuer longtemps comme ça ! à toi !
MP.
Date de la dernière mise à jour : August 26, 2024 14:59
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Cher Robert
Affreuse journée pour moi,
moribonde, mais très bonne :
à la fois un D2 (non annoncé
dans le sommaire du figaro, quelle
stupidité), un Robert
Dreyfus
en « manuscrit »3, et un Henry
Bidou que
je n’avais pas encore
vu,
« livre charmant etc. »4
. Du
reste les Débats peuvent être
aimables,
moi qui t’avais appelé un John
Lemoine socialiste (avec bien d’
autres choses ! mais seulement pour un
petit coin, le moins important) j’
avais vite ajouté socialiste pour ne
pas te fâcher5. Mais ce qu’il faut
le retirer ! Et ce que tu es
réactionnaire ! Avec la culture
de Goethe et le style de Stendhal,
tu as l’âme de M. de Dreux Brézé6.
Les acteurs opposés aux gens du
monde 7, cela n’est pas grave, mais
c’est un des mille symptômes. Comme
je m’ennuie après Bidamant8 ! Enfin jusqu’à tes
points d’exclamation ont des beautés que n’ont point tous
les autres 9. Heureusement que ta petite piece d’or10 fait
trébucher la balance du coté qui n’est pas celui de
Roujon11. Et pourtant il a le poids, lui ! Et pourquoi
es-tu rédacteur du Figaro, et pas moi. On ne m’invite
pas aux déjeuners à Compiègne12. Je lis tout, tu vois. Je
n’ai pas de carte de rédaction. Amère ironie que je
ne puisse plus monter l’escalier du Figaro où les autres années
j’allais comme les professeurs « honoraires », « émérites »
à la « sortie » de Condorcet, juste au moment où tu y
es ! — . Cher Robert cette lettre n’est pas délicieuse.
Mais si tu voyais mon corps pendant que je t’écris,
elle est… courageuse ! Il y a plus de 60 heures que
je n’ai je ne dirais même pas dormi mais éteint mon electri-
cité. Ce qui fait que mon valet de chambre qui ne me
gobait pas, m’attribue maintenant une espèce de résistance
mystérieuse de vieux brahmane, ou « à la Galliffet »13. Qui
l’eût cru !
Tendrement
Marcel
Merde pour les pastiches !
Explication par H. Taine14
des raisons pour lesquelles tu me
rases à me parler des Pastiches.
«
Vous ouvrez un volume et vous
tombez sur la 1re page : L’
Affaire Lemoine par
Balzac. Bon, dites
vous, voilà un
écrivain qui connaît
le fort et le faible des autres écrivains,
qui se
fait un jeu de reproduire avec
l’allure générale de la pensée, la
meme gesticulation du style. Il sait que
rien n’est négligeable de ce qui
peut éclairer
un type ou renseigner sur un temps ; il ne
néglige aucune de
ces particularités de la
syntaxe qui trahissent le tour de
l’imagination, les mœurs ambiantes,
les idées reçues, le tempérament hérité,
la faculté primordiale. C’est de
la bonne caricature. Voilà qui va
bien. Mais la caricature fatigue
vite et vous n’aimez pas à être
fatigué. Vous tournez la page et
vous voulez aller aux choses sérieuses.
Vous lisez la 1re ligne. L’Affaire
Lemoine par Renan15. Bon Dieu,
pensez-vous, voilà qui est abuser.
Vous voulez bien d’une ou deux caricatures dans un vestibule,
avant d’entrer dans la bibliothèque. Mais
rester indéfiniment dans le vestibule.
Cela peut continuer longtemps comme
ça ! à toi !
MP.
1
Cher Robert
Affreuse journée pour moi, moribonde, mais très bonne : à la fois un D2 (non annoncé dans le sommaire du Figaro, quelle stupidité), un Robert Dreyfus en « manuscrit »3, et un Henry Bidou que je n’avais pas encore vu, « livre charmant etc. »4 . Du reste les Débats peuvent être aimables, moi qui t’avais appelé un John Lemoinne socialiste (avec bien d’ autres choses ! mais seulement pour un petit coin, le moins important) j’ avais vite ajouté socialiste pour ne pas te fâcher5. Mais ce qu’il faut le retirer ! Et ce que tu es réactionnaire ! Avec la culture de Goethe et le style de Stendhal, tu as l’âme de M. de Dreux Brézé6. Les acteurs opposés aux gens du monde 7, cela n’est pas grave, mais c’est un des mille symptômes. Comme je m’ennuie après Bidamant8 ! Enfin jusqu’à tes points d’exclamation ont des beautés que n’ont point tous les autres 9. Heureusement que ta petite pièce d’or10 fait trébucher la balance du côté qui n’est pas celui de Roujon11. Et pourtant il a le poids, lui ! Et pourquoi es-tu rédacteur du Figaro, et pas moi. On ne m’invite pas aux déjeuners à Compiègne12. Je lis tout, tu vois. Je n’ai pas de carte de rédaction. Amère ironie que je ne puisse plus monter l’escalier du Figaro où les autres années j’allais comme les professeurs « honoraires », « émérites » à la « sortie » de Condorcet, juste au moment où tu y es !
Cher Robert cette lettre n’est pas délicieuse. Mais si tu voyais mon corps pendant que je t’écris, elle est… courageuse ! Il y a plus de soixante heures que je n’ai je ne dirais même pas dormi mais éteint mon électricité. Ce qui fait que mon valet de chambre qui ne me gobait pas, m’attribue maintenant une espèce de résistance mystérieuse de vieux brahmane, ou « à la Galliffet »13. Qui l’eût cru !
Tendrement
Marcel
Merde pour les pastiches !
Explication par H. Taine14 des raisons pour lesquelles tu me rases à me parler des Pastiches. « Vous ouvrez un volume et vous tombez sur la première page : L’ Affaire Lemoine par Balzac. Bon, dites -vous, voilà un écrivain qui connaît le fort et le faible des autres écrivains, qui se fait un jeu de reproduire avec l’allure générale de la pensée, la même gesticulation du style. Il sait que rien n’est négligeable de ce qui peut éclairer un type ou renseigner sur un temps ; il ne néglige aucune de ces particularités de la syntaxe qui trahissent le tour de l’imagination, les mœurs ambiantes, les idées reçues, le tempérament hérité, la faculté primordiale. C’est de la bonne caricature. Voilà qui va bien. Mais la caricature fatigue vite et vous n’aimez pas à être fatigué. Vous tournez la page et vous voulez aller aux choses sérieuses. Vous lisez la première ligne. L’Affaire Lemoine par Renan15. Bon Dieu, pensez-vous, voilà qui est abuser. Vous voulez bien d’une ou deux caricatures dans un vestibule, avant d’entrer dans la bibliothèque. Mais il est ennuyeux de rester indéfiniment dans le vestibule.
Cela peut continuer longtemps comme ça ! à toi !
MP.
Date de la dernière mise à jour : August 26, 2024 14:59