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CP 01956 Marcel Proust à Georges de Porto-Riche samedi [le 20 mars 1909]

Surlignage

102 boulevd Haussmann

Samedi

Cher Monsieur

Pardonnez-moi ce stupide petit mot. J’
ai appris au fond de mon lit, par les
journaux, la récente élection académique.
Je sais trop quelle est la secrète et
vitale ambition d’un artiste pour ne
pas savoir que cette ambition là, l’homme
qui a écrit l’immortel « Passé » l’a
remplie, et que sa place est entre Racine
et Marivaux et non entre M. Mezières
et M. Costa de Beauregard. Si la seule
forme enviable de bonheur pour un artiste est


2

de donner une vie éternelle a ce qu’il mêle
en lui de plus particulier et de plus profond,
il n’y a certes pas à vous plaindre, vous êtes
celui que tous doivent envier, si la mort
de votre pauvre enfant n’était venu déchirer
votre cœur glorieux. Malgré cela cette
élection m’a causé en même temps que
beaucoup d’hilarité une vraie souffrance.
Il n’est pas bon que la cité réelle soit en
un désaccord aussi profond avec la cité
idéale et véritable, que Fauré ait tant
de peine à arriver à l’Institut, qu’un
complet imbécile comme Shlumberger ose
s’y présenter, que Brieux dont je ne connais
aucune pièce mais que je pressens un didactique
illettré arrive contre vous. Je pense que vous passerez
la prochaine fois, mais de ce premier échec il restera
une cicatrice à mon amour propre de français et de
lettré

Votre ami dévoué et respectueux admirateur

Marcel Proust

Surlignage
102 boulevard Haussmann
Samedi

Cher Monsieur

Pardonnez-moi ce stupide petit mot. J’ ai appris au fond de mon lit, par les journaux, la récente élection académique. Je sais trop quelle est la secrète et vitale ambition d’un artiste pour ne pas savoir que cette ambition-là, l’homme qui a écrit l’immortel « Passé » l’a remplie, et que sa place est entre Racine et Marivaux et non entre M. Mezières et M. Costa de Beauregard. Si la seule forme enviable de bonheur pour un artiste estde donner une vie éternelle à ce qu’il mêle en lui de plus particulier et de plus profond, il n’y a certes pas à vous plaindre, vous êtes celui que tous doivent envier, si la mort de votre pauvre enfant n’était venu déchirer votre cœur glorieux. Malgré cela cette élection m’a causé en même temps que beaucoup d’hilarité une vraie souffrance. Il n’est pas bon que la cité réelle soit en un désaccord aussi profond avec la cité idéale et véritable, que Fauré ait tant de peine à arriver à l’Institut, qu’un complet imbécile comme Schlumberger ose s’y présenter, que Brieux dont je ne connais aucune pièce mais que je pressens un didactique illettré arrive contre vous. Je pense que vous passerez la prochaine fois, mais de ce premier échec il restera une cicatrice à mon amour propre de Français et de lettré.

Votre ami dévoué et respectueux admirateur

Marcel Proust

Note n°1
Cette lettre ne porte que la date du samedi ; comme il y est question de l’élection académique du jeudi 18 mars 1909 (voir la note 9 ci-après), Proust doit écrire le samedi 20 mars 1909. [PK]
Note n°2
Allusion à l’élection du jeudi 18 mars 1909. Voir la note 9 ci-après. [PK]
Note n°3
Voir la lettre de Proust à Porto-Riche datée du [21 ou 22 juillet 1906] (CP 01513 ; Kolb, VI, n°92, note 4) dans laquelle Proust célébrait déjà Le Passé (1897). Le Passé est une comédie de Porto-Riche en cinq actes créée en 1897 au Théâtre National de l’Odéon puis réduite en 1902 à quatre actes pour la Comédie Française qui la rejoue en 1921. [PK]
Note n°4
Alfred Mezières, professeur de lettres à la Sorbonne, député puis sénateur est élu membre de l’Académie française au fauteuil de Saint-Marc Girardin en 1874. Voir « Échos de Paris », Le Figaro, 31 janvier 1874, p. 2. [PK, RM]
Note n°5
Costa de Beauregard est élu membre de l’Académie française en 1896. Voir « Les nouveaux élus de l’Académie », Le Figaro, 24 janvier 1896, p. 1, par Anatole France. [PK]
Note n°6
Proust avait écrit une lettre de condoléances à Porto-Riche au sujet de la mort de son fils en [novembre-décembre 1905] (CP 01327 ; Kolb, V, n° 190, note 3). [PK, JA]
Note n°7
Gabriel Fauré venait d’être élu membre de l’Institut, au fauteuil de Reyer. Voir « M. Gabriel Fauré. Membre de lʼInstitut », Gil Blas, 14 mars 1909, p. 1. [PK]
Note n°8
Sur Schlumberger, voir la lettre de Proust à Mme Straus du [6 juin 1908] (CP 01813 ; Kolb, VIII, n° 69). Voir aussi la note suivante. [PK, JA]
Note n°9
Le Figaro, vendredi 19 mars 1909, annonce, sous la manchette ACADÉMIE FRANÇAISE / Deux élections (p. 2) : « MM. Raymond Poincaré et Eugène Brieux ont été élus membres de l’Académie française en remplacement de MM. Émile Gebhart et Ludovic Halévy », puis : « M. Raymond Poincaré est élu par 20 voix contre 11 à M. Gustave Schlumberger, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres ». Voir aussi la lettre de Proust à Mme Straus du [27 décembre 1907] (CP 01737 ; Kolb, VII, n° 184). [PK]
Note n°10
Georges de Porto-Riche ne sera élu à lʼAcadémie française quʼen 1923. [PK]
Note
Georges de Porto-Riche Le Passé 1897


Mots-clefs :élogemédisancepressevie littéraire
Date de mise en ligne : April 28, 2024 14:11
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
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102 boulevd Haussmann

Samedi

Cher Monsieur

Pardonnez-moi ce stupide petit mot. J’
ai appris au fond de mon lit, par les
journaux, la récente élection académique.
Je sais trop quelle est la secrète et
vitale ambition d’un artiste pour ne
pas savoir que cette ambition là, l’homme
qui a écrit l’immortel « Passé » l’a
remplie, et que sa place est entre Racine
et Marivaux et non entre M. Mezières
et M. Costa de Beauregard. Si la seule
forme enviable de bonheur pour un artiste est


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de donner une vie éternelle a ce qu’il mêle
en lui de plus particulier et de plus profond,
il n’y a certes pas à vous plaindre, vous êtes
celui que tous doivent envier, si la mort
de votre pauvre enfant n’était venu déchirer
votre cœur glorieux. Malgré cela cette
élection m’a causé en même temps que
beaucoup d’hilarité une vraie souffrance.
Il n’est pas bon que la cité réelle soit en
un désaccord aussi profond avec la cité
idéale et véritable, que Fauré ait tant
de peine à arriver à l’Institut, qu’un
complet imbécile comme Shlumberger ose
s’y présenter, que Brieux dont je ne connais
aucune pièce mais que je pressens un didactique
illettré arrive contre vous. Je pense que vous passerez
la prochaine fois, mais de ce premier échec il restera
une cicatrice à mon amour propre de français et de
lettré

Votre ami dévoué et respectueux admirateur

Marcel Proust

Surlignage
102 boulevard Haussmann
Samedi

Cher Monsieur

Pardonnez-moi ce stupide petit mot. J’ ai appris au fond de mon lit, par les journaux, la récente élection académique. Je sais trop quelle est la secrète et vitale ambition d’un artiste pour ne pas savoir que cette ambition-là, l’homme qui a écrit l’immortel « Passé » l’a remplie, et que sa place est entre Racine et Marivaux et non entre M. Mezières et M. Costa de Beauregard. Si la seule forme enviable de bonheur pour un artiste estde donner une vie éternelle à ce qu’il mêle en lui de plus particulier et de plus profond, il n’y a certes pas à vous plaindre, vous êtes celui que tous doivent envier, si la mort de votre pauvre enfant n’était venu déchirer votre cœur glorieux. Malgré cela cette élection m’a causé en même temps que beaucoup d’hilarité une vraie souffrance. Il n’est pas bon que la cité réelle soit en un désaccord aussi profond avec la cité idéale et véritable, que Fauré ait tant de peine à arriver à l’Institut, qu’un complet imbécile comme Schlumberger ose s’y présenter, que Brieux dont je ne connais aucune pièce mais que je pressens un didactique illettré arrive contre vous. Je pense que vous passerez la prochaine fois, mais de ce premier échec il restera une cicatrice à mon amour propre de Français et de lettré.

Votre ami dévoué et respectueux admirateur

Marcel Proust

Note n°1
Cette lettre ne porte que la date du samedi ; comme il y est question de l’élection académique du jeudi 18 mars 1909 (voir la note 9 ci-après), Proust doit écrire le samedi 20 mars 1909. [PK]
Note n°2
Allusion à l’élection du jeudi 18 mars 1909. Voir la note 9 ci-après. [PK]
Note n°3
Voir la lettre de Proust à Porto-Riche datée du [21 ou 22 juillet 1906] (CP 01513 ; Kolb, VI, n°92, note 4) dans laquelle Proust célébrait déjà Le Passé (1897). Le Passé est une comédie de Porto-Riche en cinq actes créée en 1897 au Théâtre National de l’Odéon puis réduite en 1902 à quatre actes pour la Comédie Française qui la rejoue en 1921. [PK]
Note n°4
Alfred Mezières, professeur de lettres à la Sorbonne, député puis sénateur est élu membre de l’Académie française au fauteuil de Saint-Marc Girardin en 1874. Voir « Échos de Paris », Le Figaro, 31 janvier 1874, p. 2. [PK, RM]
Note n°5
Costa de Beauregard est élu membre de l’Académie française en 1896. Voir « Les nouveaux élus de l’Académie », Le Figaro, 24 janvier 1896, p. 1, par Anatole France. [PK]
Note n°6
Proust avait écrit une lettre de condoléances à Porto-Riche au sujet de la mort de son fils en [novembre-décembre 1905] (CP 01327 ; Kolb, V, n° 190, note 3). [PK, JA]
Note n°7
Gabriel Fauré venait d’être élu membre de l’Institut, au fauteuil de Reyer. Voir « M. Gabriel Fauré. Membre de lʼInstitut », Gil Blas, 14 mars 1909, p. 1. [PK]
Note n°8
Sur Schlumberger, voir la lettre de Proust à Mme Straus du [6 juin 1908] (CP 01813 ; Kolb, VIII, n° 69). Voir aussi la note suivante. [PK, JA]
Note n°9
Le Figaro, vendredi 19 mars 1909, annonce, sous la manchette ACADÉMIE FRANÇAISE / Deux élections (p. 2) : « MM. Raymond Poincaré et Eugène Brieux ont été élus membres de l’Académie française en remplacement de MM. Émile Gebhart et Ludovic Halévy », puis : « M. Raymond Poincaré est élu par 20 voix contre 11 à M. Gustave Schlumberger, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres ». Voir aussi la lettre de Proust à Mme Straus du [27 décembre 1907] (CP 01737 ; Kolb, VII, n° 184). [PK]
Note n°10
Georges de Porto-Riche ne sera élu à lʼAcadémie française quʼen 1923. [PK]
Note
Georges de Porto-Riche Le Passé 1897


Mots-clefs :élogemédisancepressevie littéraire
Date de mise en ligne : April 28, 2024 14:11
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
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