CP 01950 Marcel Proust à Henry Bordeaux [peu après le 3 mars 1909]





102 boulevard Haussmann
Mon cher ami
Je suis touché que vous vous
souveniez encore du malade et du
reclus, que
vous lui envoyiez ces
beaux raisins de Savoie
« avec
toutes leurs feuilles »
2. Je les ai
savourés
aussitôt reçus,
c’est à dire toute cette nuit. J’en
garde pour demain mais je n’ai
pas voulu
tarder à vous dire
2
ma reconnaissance affectueuse.Votre Madame de Charmoisy m’
a enchanté3. Ah ! qu’il serait
bon parcourir avec vous ce pays
d’où vous faites lever comme
un blé mystique, cette moisson
de belles histoires. Quelques noms
liés dans mon souvenir à notre
rencontre là bas4, me remplissaient
au passage de tristesse et de
poésie tandis que je lisais vos
pages d’où se découvre toujours
3
un si grand horizon, et que domine la leçon d’unecime. Mais faut-il ce soir regretter ma vie
séquestrée ? Ne me suis-je pas tout à l’heure
promené une heure avec vous ? — . Vous êtes bien sévère
pour Madame de Boigne. Préjugé aristocratique, mon
dieu puisqu’elle l’avoue dans son roman5, je ne peux le nier.
Mais il ne lui a guère mis dʼœillères. Un libéral d’
aujourd’hui ne jugerait pas les évènements d’alors d’un
4
esprit plus libéral en effet, plus libéré, que cette damequi fut élevée avant la Révolution sur les genoux6
de la Reine. Pour son « génie des noms » ne pas oublier que le prénom de M. d’Osmond était Raynulphe7. Ce que vous avez sur le cœur c’est
M. de Boigne8. Là je vous comprends. Et cela vous a très
noblement inspiré de belles pages et aussi toute cette
délicieuse annexe aux Mémoires, tout votre exquis
paysage de château, de parc et d’église9. Vous m’étonnez
en citant cette belle phrase de Chateaubriand que je connais
bien et sur laquelle j’ai écrit, comme adressée à Me de
4
5
je ne suis pas en état de me lever,
et ne veux pas sonner (il est quatre
heures du matin) mais je n’aurais pas cru
que ce fût adressé à elle. — . Votre
Mistral est magnifique et charmant11.
Voilà tout ce que j’ai lu jusqu’à
présent (et lʼinconnue de Ste
Beuve12. Est-ce un artifice auquel
j’ai été pris, ou une réalité précieuse
où je vois malice). Comme lire,
écrire, me donne des maux de tête
et m’est défendu, j’en reste là et
vous envoie avec mes remerciements
ma bien sincère amitié
Marcel Proust
Mon cher ami
Je suis touché que vous vous souveniez encore du malade et du reclus, que vous lui envoyiez ces beaux raisins de Savoie « avec toutes leurs feuilles » 2. Je les ai savourés aussitôt reçus, cʼest-à-dire toute cette nuit. J’en garde pour demain mais je n’ai pas voulu tarder à vous dire ma reconnaissance affectueuse. Votre Madame de Charmoisy m’ a enchanté3. Ah ! qu’il serait bon parcourir avec vous ce pays d’où vous faites lever comme un blé mystique, cette moisson de belles histoires. Quelques noms liés dans mon souvenir à notre rencontre là-bas4, me remplissaient au passage de tristesse et de poésie tandis que je lisais vos pages d’où se découvre toujours un si grand horizon, et que domine la leçon d’une cime. Mais faut-il ce soir regretter ma vie séquestrée ? Ne me suis-je pas tout à l’heure promené une heure avec vous ?
Vous êtes bien sévère pour Madame de Boigne. Préjugé aristocratique, mon dieu puisqu’elle l’avoue dans son roman5, je ne peux le nier. Mais il ne lui a guère mis dʼœillères. Un libéral d’ aujourd’hui ne jugerait pas les évènements d’alors d’un esprit plus libéral en effet, plus libéré, que cette dame qui fut élevée avant la Révolution sur les genoux6 de la Reine. Pour son « génie des noms » ne pas oublier que le prénom de M. d’Osmond était Raynulphe7. Ce que vous avez sur le cœur c’est M. de Boigne8. Là je vous comprends. Et cela vous a très noblement inspiré de belles pages et aussi toute cette délicieuse annexe aux Mémoires, tout votre exquis paysage de château, de parc et d’église9. Vous m’étonnez en citant cette belle phrase de Chateaubriand que je connais bien et sur laquelle j’ai écrit, comme adressée à Me de Duras10. Mes livres sont loin de mon lit, je ne suis pas en état de me lever, et ne veux pas sonner (il est quatre heures du matin) mais je n’aurais pas cru que ce fût adressé à elle.
Votre « Mistral » est magnifique et charmant11. Voilà tout ce que j’ai lu jusqu’à présent (et lʼ« Inconnue de Sainte-Beuve »12. Est-ce un artifice auquel j’ai été pris, ou une réalité précieuse où je vois malice). Comme lire, écrire, me donne des maux de tête et m’est défendu, j’en reste là et vous envoie avec mes remerciements ma bien sincère amitié.
Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : August 26, 2024 14:40





102 boulevard Haussmann
Mon cher ami
Je suis touché que vous vous
souveniez encore du malade et du
reclus, que
vous lui envoyiez ces
beaux raisins de Savoie
« avec
toutes leurs feuilles »
2. Je les ai
savourés
aussitôt reçus,
c’est à dire toute cette nuit. J’en
garde pour demain mais je n’ai
pas voulu
tarder à vous dire
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ma reconnaissance affectueuse.Votre Madame de Charmoisy m’
a enchanté3. Ah ! qu’il serait
bon parcourir avec vous ce pays
d’où vous faites lever comme
un blé mystique, cette moisson
de belles histoires. Quelques noms
liés dans mon souvenir à notre
rencontre là bas4, me remplissaient
au passage de tristesse et de
poésie tandis que je lisais vos
pages d’où se découvre toujours
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un si grand horizon, et que domine la leçon d’unecime. Mais faut-il ce soir regretter ma vie
séquestrée ? Ne me suis-je pas tout à l’heure
promené une heure avec vous ? — . Vous êtes bien sévère
pour Madame de Boigne. Préjugé aristocratique, mon
dieu puisqu’elle l’avoue dans son roman5, je ne peux le nier.
Mais il ne lui a guère mis dʼœillères. Un libéral d’
aujourd’hui ne jugerait pas les évènements d’alors d’un
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esprit plus libéral en effet, plus libéré, que cette damequi fut élevée avant la Révolution sur les genoux6
de la Reine. Pour son « génie des noms » ne pas oublier que le prénom de M. d’Osmond était Raynulphe7. Ce que vous avez sur le cœur c’est
M. de Boigne8. Là je vous comprends. Et cela vous a très
noblement inspiré de belles pages et aussi toute cette
délicieuse annexe aux Mémoires, tout votre exquis
paysage de château, de parc et d’église9. Vous m’étonnez
en citant cette belle phrase de Chateaubriand que je connais
bien et sur laquelle j’ai écrit, comme adressée à Me de
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je ne suis pas en état de me lever,
et ne veux pas sonner (il est quatre
heures du matin) mais je n’aurais pas cru
que ce fût adressé à elle. — . Votre
Mistral est magnifique et charmant11.
Voilà tout ce que j’ai lu jusqu’à
présent (et lʼinconnue de Ste
Beuve12. Est-ce un artifice auquel
j’ai été pris, ou une réalité précieuse
où je vois malice). Comme lire,
écrire, me donne des maux de tête
et m’est défendu, j’en reste là et
vous envoie avec mes remerciements
ma bien sincère amitié
Marcel Proust
Mon cher ami
Je suis touché que vous vous souveniez encore du malade et du reclus, que vous lui envoyiez ces beaux raisins de Savoie « avec toutes leurs feuilles » 2. Je les ai savourés aussitôt reçus, cʼest-à-dire toute cette nuit. J’en garde pour demain mais je n’ai pas voulu tarder à vous dire ma reconnaissance affectueuse. Votre Madame de Charmoisy m’ a enchanté3. Ah ! qu’il serait bon parcourir avec vous ce pays d’où vous faites lever comme un blé mystique, cette moisson de belles histoires. Quelques noms liés dans mon souvenir à notre rencontre là-bas4, me remplissaient au passage de tristesse et de poésie tandis que je lisais vos pages d’où se découvre toujours un si grand horizon, et que domine la leçon d’une cime. Mais faut-il ce soir regretter ma vie séquestrée ? Ne me suis-je pas tout à l’heure promené une heure avec vous ?
Vous êtes bien sévère pour Madame de Boigne. Préjugé aristocratique, mon dieu puisqu’elle l’avoue dans son roman5, je ne peux le nier. Mais il ne lui a guère mis dʼœillères. Un libéral d’ aujourd’hui ne jugerait pas les évènements d’alors d’un esprit plus libéral en effet, plus libéré, que cette dame qui fut élevée avant la Révolution sur les genoux6 de la Reine. Pour son « génie des noms » ne pas oublier que le prénom de M. d’Osmond était Raynulphe7. Ce que vous avez sur le cœur c’est M. de Boigne8. Là je vous comprends. Et cela vous a très noblement inspiré de belles pages et aussi toute cette délicieuse annexe aux Mémoires, tout votre exquis paysage de château, de parc et d’église9. Vous m’étonnez en citant cette belle phrase de Chateaubriand que je connais bien et sur laquelle j’ai écrit, comme adressée à Me de Duras10. Mes livres sont loin de mon lit, je ne suis pas en état de me lever, et ne veux pas sonner (il est quatre heures du matin) mais je n’aurais pas cru que ce fût adressé à elle.
Votre « Mistral » est magnifique et charmant11. Voilà tout ce que j’ai lu jusqu’à présent (et lʼ« Inconnue de Sainte-Beuve »12. Est-ce un artifice auquel j’ai été pris, ou une réalité précieuse où je vois malice). Comme lire, écrire, me donne des maux de tête et m’est défendu, j’en reste là et vous envoie avec mes remerciements ma bien sincère amitié.
Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : August 26, 2024 14:40