CP 01937 Marcel Proust à Maurice Barrès le mercredi 17 [février 1909]







102 bd Haussmann, Paris
Mercredi 17
Cher Monsieur
Je vous remercie infiniment de m’
avoir envoyé Colette Baudoche2
J’ai infiniment aimé ces pages où
se rencontrent la ligne
réelle de
votre observation, la ligne idéale
— bien réelle aussi — de
votre
imagination, de vos souvenirs. À
chaque mot on sent ce point
de
coïncidence émouvant. Je vais les
relire3 et déjà j’ai vu celle où vous
avez mis votre signature et
mon nom,
2
avec ce respect que vous avez éprouvédevant des signatures illustres, sur
les feuilles de présence , à l’Académie.
Je l’ai relu dernièrement, ce discours4
Comme je l’ai trouvé admirable ! Je
m’étais mépris sur lui autrefois. Quand
j’avais lu « L’automne enveloppe Senlis
etc »5 je m’étais dit « Monsieur Barrès ne
veut pas tromper l’attente de ses auditeurs.
Il veut avoir son petit air spécial, qu’
il sait seul jouer, mais cette fois c’est
sans conviction ». Que je m’étais trompé,
chaque mot est sublime. N’y a-t-
il pas dans Colette Baudoche si je
me souviens bien un morceau
qu’on pourrait mettre en regard
3
« Le mois de Septembre est l’époque la plus charmantede la Lorraine » avec des couleurs vert et argent qui se
confondent avec la rêverie6, car tout dans votre
paysage « épuré » a sa valeur morale. Mais ce que
Et il y a aussi n’est-ce pas des cloches dans la brume, des cloches « catholiques »7.
je me rappelle à cet égard de plus beau et que je
vais retrouver avec un bien grand plaisir, c’est une
illumination sans cesse déplacée par des nuages qui courent
au vent et qui finit par se poser sur Metz8. Il y avait
là à terre de divines ombres. Je me rappelle aussi un
aqueduc qui vous faisait penser à Hubert Robert9, et le
4
petit vendangeoir pour Conseiller au Parlement de Metz10.Que vous avez bien parlé de votre pays ! Et vous lui avez ajouté,
car dans les miroirs d’eau que vous dites11, ceux que vous
contempliez à Aigues Mortes12, dans les canaux de Venise13, du
haut de Ste Odile14 s’ajoutent dans notre pensée une certaine
horizontalité d’eau où traîne un reflet15, c’est peut’être ce
qui caractérise le plus profondément vos tableaux. C’est le
pur Barrès. Mais d’autres choses le sont aussi ; dans ce discours
à la petite historiette dʼHeredia, arrivé à la « locomotive
renversant sa vapeur »16, je me demandais si cet art là s’apparente
5
à quelqu’un... Je ne vois pas vosmaîtres. Cela ressemble au portrait de
Demange, dans Scènes et Doctrines du
Nationalisme17. Ce sont des choses que
personne n’a jamais faites.
Je vous remercie infiniment de ce
que vous avez eu la bonté de m’écrire
sur mes Pastiches. J’ai égaré cette
lettre18, cela me fait une peine infinie.
Quand je pourrai me lever j’espère que
je la retrouverai. Pour obéir à votre
encouragement, j’ai envoyé au Figaro
un pastiche que j’avais fait et n’
avais pas joint aux autres pour ne pas
fatiguer19. Mais je ne peux en faire de
nouveaux. Car à ma maladie s’est
ajoutée une impossibilité d’écrire
dix lignes sans avoir plusieurs jours de
maux de tête, d’insomnies entière.
Je n’ai plus aucun refuge ! et voudrais
au moins sortir un peu, puisque je ne
peux plus rien faire chez moi !
Je vous remercie encore cher
Monsieur, je vous prie de présenter
mes
respectueux hommages à Madame
Barrès
et de croire à ma reconnaissante
admiration
Marcel Proust
Quelle noblesse dans ce début de discours ! Quelle vénération
pour la vraie
grandeur, quelle insolence pour les fausses.
Comme l’armée à la cerémonie du Panthéon qui s’arrange
à ne pas saluer
Zola20, vous vous inclinez avec respect en entrant,
mais devant
Racine21 !
P. S. Et je vois que vous allez prononcer demain un
autre grand
discours22. Voilà les belles
fêtes de la Sagesse
auxquelles du moins on peut toujours assister. Je
suis
impatient des belles formes nouvelles de vous même
que vous allez révéler.
Mercredi 17
Cher Monsieur,
Je vous remercie infiniment de m’ avoir envoyé Colette Baudoche2 J’ai infiniment aimé ces pages où se rencontrent la ligne réelle de votre observation, la ligne idéale — bien réelle aussi — de votre imagination, de vos souvenirs. À chaque mot on sent ce point de coïncidence émouvant. Je vais les relire3 et déjà j’ai vu celle où vous avez mis votre signature et mon nom, avec ce respect que vous avez éprouvé devant des signatures illustres, sur les feuilles de présence , à l’Académie. Je l’ai relu dernièrement, ce discours4 Comme je l’ai trouvé admirable ! Je m’étais mépris sur lui autrefois. Quand j’avais lu « L’automne enveloppe Senlis etc »5 je m’étais dit « Monsieur Barrès ne veut pas tromper l’attente de ses auditeurs. Il veut avoir son petit air spécial, qu’ il sait seul jouer, mais cette fois c’est sans conviction ». Que je m’étais trompé, chaque mot est sublime. N’y a-t-il pas dans Colette Baudoche si je me souviens bien un morceau qu’on pourrait mettre en regard « Le mois de Septembre est l’époque la plus charmante de la Lorraine » avec des couleurs vert et argent qui se confondent avec la rêverie6, car tout dans votre paysage « épuré » a sa valeur morale. Et il y a aussi n’est-ce pas des cloches dans la brume, des cloches « catholiques »7. Mais ce que je me rappelle à cet égard de plus beau et que je vais retrouver avec un bien grand plaisir, c’est une illumination sans cesse déplacée par des nuages qui courent au vent et qui finit par se poser sur Metz8. Il y avait là à terre de divines ombres. Je me rappelle aussi un aqueduc qui vous faisait penser à Hubert Robert9, et le petit vendangeoir pour Conseiller au Parlement de Metz10. Que vous avez bien parlé de votre pays ! Et vous lui avez ajouté, car dans les miroirs d’eau que vous dites11, ceux que vous contempliez à Aigues-Mortes12, dans les canaux de Venise13, du haut de Sainte-Odile14 s’ajoutent dans notre pensée une certaine horizontalité d’eau où traîne un reflet15, c’est peut-être ce qui caractérise le plus profondément vos tableaux. C’est le pur Barrès. Mais d’autres choses le sont aussi ; dans ce discours à la petite historiette dʼHeredia, arrivé à la « locomotive renversant sa vapeur »16, je me demandais si cet art-là s’apparente à quelqu’un... Je ne vois pas vos maîtres. Cela ressemble au portrait de Demange, dans Scènes et Doctrines du Nationalisme17. Ce sont des choses que personne n’a jamais faites. Je vous remercie infiniment de ce que vous avez eu la bonté de m’écrire sur mes Pastiches. J’ai égaré cette lettre18, cela me fait une peine infinie. Quand je pourrai me lever j’espère que je la retrouverai. Pour obéir à votre encouragement, j’ai envoyé au Figaro un pastiche que j’avais fait et n’ avais pas joint aux autres pour ne pas fatiguer19. Mais je ne peux en faire de nouveaux. Car à ma maladie s’est ajoutée une impossibilité d’écrire dix lignes sans avoir plusieurs jours de maux de tête, d’insomnie entière. Je n’ai plus aucun refuge ! et voudrais au moins sortir un peu, puisque je ne peux plus rien faire chez moi !
Je vous remercie encore cher Monsieur, je vous prie de présenter mes respectueux hommages à Madame Barrès et de croire à ma reconnaissante admiration.
Marcel Proust
Quelle noblesse dans ce début de discours ! Quelle vénération pour la vraie grandeur, quelle insolence pour les fausses. Comme l’armée à la cérémonie du Panthéon qui s’arrange à ne pas saluer Zola20, vous vous inclinez avec respect en entrant, mais devant Racine21 ! P.S. Et je vois que vous allez prononcer demain un autre grand discours22. Voilà les belles fêtes de la Sagesse auxquelles du moins on peut toujours assister. Je suis impatient des belles formes nouvelles de vous-même que vous allez révéler.
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03







102 bd Haussmann, Paris
Mercredi 17
Cher Monsieur
Je vous remercie infiniment de m’
avoir envoyé Colette Baudoche2
J’ai infiniment aimé ces pages où
se rencontrent la ligne
réelle de
votre observation, la ligne idéale
— bien réelle aussi — de
votre
imagination, de vos souvenirs. À
chaque mot on sent ce point
de
coïncidence émouvant. Je vais les
relire3 et déjà j’ai vu celle où vous
avez mis votre signature et
mon nom,
2
avec ce respect que vous avez éprouvédevant des signatures illustres, sur
les feuilles de présence , à l’Académie.
Je l’ai relu dernièrement, ce discours4
Comme je l’ai trouvé admirable ! Je
m’étais mépris sur lui autrefois. Quand
j’avais lu « L’automne enveloppe Senlis
etc »5 je m’étais dit « Monsieur Barrès ne
veut pas tromper l’attente de ses auditeurs.
Il veut avoir son petit air spécial, qu’
il sait seul jouer, mais cette fois c’est
sans conviction ». Que je m’étais trompé,
chaque mot est sublime. N’y a-t-
il pas dans Colette Baudoche si je
me souviens bien un morceau
qu’on pourrait mettre en regard
3
« Le mois de Septembre est l’époque la plus charmantede la Lorraine » avec des couleurs vert et argent qui se
confondent avec la rêverie6, car tout dans votre
paysage « épuré » a sa valeur morale. Mais ce que
Et il y a aussi n’est-ce pas des cloches dans la brume, des cloches « catholiques »7.
je me rappelle à cet égard de plus beau et que je
vais retrouver avec un bien grand plaisir, c’est une
illumination sans cesse déplacée par des nuages qui courent
au vent et qui finit par se poser sur Metz8. Il y avait
là à terre de divines ombres. Je me rappelle aussi un
aqueduc qui vous faisait penser à Hubert Robert9, et le
4
petit vendangeoir pour Conseiller au Parlement de Metz10.Que vous avez bien parlé de votre pays ! Et vous lui avez ajouté,
car dans les miroirs d’eau que vous dites11, ceux que vous
contempliez à Aigues Mortes12, dans les canaux de Venise13, du
haut de Ste Odile14 s’ajoutent dans notre pensée une certaine
horizontalité d’eau où traîne un reflet15, c’est peut’être ce
qui caractérise le plus profondément vos tableaux. C’est le
pur Barrès. Mais d’autres choses le sont aussi ; dans ce discours
à la petite historiette dʼHeredia, arrivé à la « locomotive
renversant sa vapeur »16, je me demandais si cet art là s’apparente
5
à quelqu’un... Je ne vois pas vosmaîtres. Cela ressemble au portrait de
Demange, dans Scènes et Doctrines du
Nationalisme17. Ce sont des choses que
personne n’a jamais faites.
Je vous remercie infiniment de ce
que vous avez eu la bonté de m’écrire
sur mes Pastiches. J’ai égaré cette
lettre18, cela me fait une peine infinie.
Quand je pourrai me lever j’espère que
je la retrouverai. Pour obéir à votre
encouragement, j’ai envoyé au Figaro
un pastiche que j’avais fait et n’
avais pas joint aux autres pour ne pas
fatiguer19. Mais je ne peux en faire de
nouveaux. Car à ma maladie s’est
ajoutée une impossibilité d’écrire
dix lignes sans avoir plusieurs jours de
maux de tête, d’insomnies entière.
Je n’ai plus aucun refuge ! et voudrais
au moins sortir un peu, puisque je ne
peux plus rien faire chez moi !
Je vous remercie encore cher
Monsieur, je vous prie de présenter
mes
respectueux hommages à Madame
Barrès
et de croire à ma reconnaissante
admiration
Marcel Proust
Quelle noblesse dans ce début de discours ! Quelle vénération
pour la vraie
grandeur, quelle insolence pour les fausses.
Comme l’armée à la cerémonie du Panthéon qui s’arrange
à ne pas saluer
Zola20, vous vous inclinez avec respect en entrant,
mais devant
Racine21 !
P. S. Et je vois que vous allez prononcer demain un
autre grand
discours22. Voilà les belles
fêtes de la Sagesse
auxquelles du moins on peut toujours assister. Je
suis
impatient des belles formes nouvelles de vous même
que vous allez révéler.
Mercredi 17
Cher Monsieur,
Je vous remercie infiniment de m’ avoir envoyé Colette Baudoche2 J’ai infiniment aimé ces pages où se rencontrent la ligne réelle de votre observation, la ligne idéale — bien réelle aussi — de votre imagination, de vos souvenirs. À chaque mot on sent ce point de coïncidence émouvant. Je vais les relire3 et déjà j’ai vu celle où vous avez mis votre signature et mon nom, avec ce respect que vous avez éprouvé devant des signatures illustres, sur les feuilles de présence , à l’Académie. Je l’ai relu dernièrement, ce discours4 Comme je l’ai trouvé admirable ! Je m’étais mépris sur lui autrefois. Quand j’avais lu « L’automne enveloppe Senlis etc »5 je m’étais dit « Monsieur Barrès ne veut pas tromper l’attente de ses auditeurs. Il veut avoir son petit air spécial, qu’ il sait seul jouer, mais cette fois c’est sans conviction ». Que je m’étais trompé, chaque mot est sublime. N’y a-t-il pas dans Colette Baudoche si je me souviens bien un morceau qu’on pourrait mettre en regard « Le mois de Septembre est l’époque la plus charmante de la Lorraine » avec des couleurs vert et argent qui se confondent avec la rêverie6, car tout dans votre paysage « épuré » a sa valeur morale. Et il y a aussi n’est-ce pas des cloches dans la brume, des cloches « catholiques »7. Mais ce que je me rappelle à cet égard de plus beau et que je vais retrouver avec un bien grand plaisir, c’est une illumination sans cesse déplacée par des nuages qui courent au vent et qui finit par se poser sur Metz8. Il y avait là à terre de divines ombres. Je me rappelle aussi un aqueduc qui vous faisait penser à Hubert Robert9, et le petit vendangeoir pour Conseiller au Parlement de Metz10. Que vous avez bien parlé de votre pays ! Et vous lui avez ajouté, car dans les miroirs d’eau que vous dites11, ceux que vous contempliez à Aigues-Mortes12, dans les canaux de Venise13, du haut de Sainte-Odile14 s’ajoutent dans notre pensée une certaine horizontalité d’eau où traîne un reflet15, c’est peut-être ce qui caractérise le plus profondément vos tableaux. C’est le pur Barrès. Mais d’autres choses le sont aussi ; dans ce discours à la petite historiette dʼHeredia, arrivé à la « locomotive renversant sa vapeur »16, je me demandais si cet art-là s’apparente à quelqu’un... Je ne vois pas vos maîtres. Cela ressemble au portrait de Demange, dans Scènes et Doctrines du Nationalisme17. Ce sont des choses que personne n’a jamais faites. Je vous remercie infiniment de ce que vous avez eu la bonté de m’écrire sur mes Pastiches. J’ai égaré cette lettre18, cela me fait une peine infinie. Quand je pourrai me lever j’espère que je la retrouverai. Pour obéir à votre encouragement, j’ai envoyé au Figaro un pastiche que j’avais fait et n’ avais pas joint aux autres pour ne pas fatiguer19. Mais je ne peux en faire de nouveaux. Car à ma maladie s’est ajoutée une impossibilité d’écrire dix lignes sans avoir plusieurs jours de maux de tête, d’insomnie entière. Je n’ai plus aucun refuge ! et voudrais au moins sortir un peu, puisque je ne peux plus rien faire chez moi !
Je vous remercie encore cher Monsieur, je vous prie de présenter mes respectueux hommages à Madame Barrès et de croire à ma reconnaissante admiration.
Marcel Proust
Quelle noblesse dans ce début de discours ! Quelle vénération pour la vraie grandeur, quelle insolence pour les fausses. Comme l’armée à la cérémonie du Panthéon qui s’arrange à ne pas saluer Zola20, vous vous inclinez avec respect en entrant, mais devant Racine21 ! P.S. Et je vois que vous allez prononcer demain un autre grand discours22. Voilà les belles fêtes de la Sagesse auxquelles du moins on peut toujours assister. Je suis impatient des belles formes nouvelles de vous-même que vous allez révéler.
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03