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CP 01815 Marcel Proust à François de Pâris [le vendredi soir 12 juin 1908]

Surlignage


102 boulevd Haussmann

Mon cher ami

Il me serait facile – et
vous avez été si peu gentil
pour moi depuis quelque
temps – de vous laisser
sur le petit incident de ce
soir
lʼidée qui vous plaît
et qui m’est indifférente.
Mais jʼai une si triste preuve
à vous donner de la sincérité
de ce que je disais et de
la stupidité de ce que vous avez
cru – (ou prétendu) comprendre –


2

que je ne résiste pas à la
douceur de me laisser aller
à ces souvenirs. Ma
pauvre Maman que jʼai
perdue il y a bientôt trois
ans – sans que vous ayez
jamais d’un mot compati
à un malheur si grand que
vous en auriez eu pitié si vous
lʼaviez soupçonné –, ma
pauvre Maman trouvait que
vous aviez la plus jolie figure

3

dʼhomme qu’elle connut, et elle savait
que jʼadmirais aussi beaucoup votre visage. Si
vous avez fait semblant de trouver quelquechose
d’humoristique dans la façon dont je lʼai dit cʼest
que je ne voulais pas, venant de moi, qu’un compliment
put vous embarrasser dit devant Madame de Chimay.
Et quand vous nous avez eu quitté, je disais à Madame
de Chimay que Maman me disait : « Comme je
trouve M. de Paris mieux que Lucien Daudet.  » Ceci, ne

4

le répétez pas parce qu’il sʼagit d’un ami que j’aime
et qui aimait beaucoup Maman. Mais je lʼai dit
à la Pcesse de Chimay parce qu’elle savait bien,
elle, que jamais je ne mêlerais le souvenir de
Maman, à quelquechose qui ne fut pas la vérité
même
. Vous pouvez être sur que tout ce que je dis
de Maman est parole d’évangile et je ne
commettrais pas un sacrilège, je ne profanerais pas
le souvenir de ce que jʼai le plus aimé sur

5

la terre pour vous faire
un compliment, ou vous
ôter l’amertume dʼune
prétendue critique, ce qui
me serait tout à fait
égal. Vous ne valez pas
la peine que je me sois
fatigué à vous écrire tout
cela. Mais la vérité le vaut.
Et vous m’avez prêté un
sentiment idiot que je
nʼavais pas. Je suis resté

6

à ce bal pour tâcher dʼ
être présenté à Mlle
de Goyon
qui est la plus
jolie jeune fille que jʼaie
jamais vue. Et j’ai du
partir avant de lui être
présenté. Et je ne serai
sans doute plus jamais invité
au bal et je ne la
reverrai peutʼêtre jamais.
Mais quʼelle est merveilleuse,
qu’elle a lʼair intelligent.
Que vous êtes heureux dʼêtre

7

fêté de toutes ces jeunes filles, peutʼêtre
de connaître celle-là. Lʼavez-vous vu
danser. Je ne connais rien de comparable.

Adieu être bizarre qui inspire la sympathie
sans savoir fixer lʼamitié

Marcel Proust


 
 
 
 
Surlignage
102 boulevard Haussmann

Mon cher ami

Il me serait facile – et vous avez été si peu gentil pour moi depuis quelque temps – de vous laisser sur le petit incident de ce soir lʼidée qui vous plaît et qui m’est indifférente. Mais jʼai une si triste preuve à vous donner de la sincérité de ce que je disais et de la stupidité de ce que vous avez cru – (ou prétendu) comprendre – que je ne résiste pas à la douceur de me laisser aller à ces souvenirs. Ma pauvre Maman que jʼai perdue il y a bientôt trois ans – sans que vous ayez jamais d’un mot compati à un malheur si grand que vous en auriez eu pitié si vous lʼaviez soupçonné –, ma pauvre Maman trouvait que vous aviez la plus jolie figure dʼhomme qu’elle connût, et elle savait que jʼadmirais aussi beaucoup votre visage. Si vous avez fait semblant de trouver quelque chose d’humoristique dans la façon dont je lʼai dit cʼest que je ne voulais pas, venant de moi, qu’un compliment pût vous embarrasser dit devant Madame de Chimay. Et quand vous nous avez eu quitté, je disais à Madame de Chimay que Maman me disait : « Comme je trouve M. de Pâris mieux que Lucien Daudet.  » Ceci, ne le répétez pas parce qu’il sʼagit d’un ami que j’aime et qui aimait beaucoup Maman. Mais je lʼai dit à la Princesse de Chimay parce qu’elle savait bien, elle, que jamais je ne mêlerais le souvenir de Maman, à quelque chose qui ne fût pas la vérité même. Vous pouvez être sûr que tout ce que je dis de Maman est parole d’évangile et je ne commettrais pas un sacrilège, je ne profanerais pas le souvenir de ce que jʼai le plus aimé sur la terre pour vous faire un compliment, ou vous ôter l’amertume dʼune prétendue critique, ce qui me serait tout à fait égal. Vous ne valez pas la peine que je me sois fatigué à vous écrire tout cela. Mais la vérité le vaut. Et vous m’avez prêté un sentiment idiot que je nʼavais pas. Je suis resté à ce bal pour tâcher dʼêtre présenté à Mlle de Goyon qui est la plus jolie jeune fille que jʼaie jamais vue. Et j’ai partir avant de lui être présenté. Et je ne serai sans doute plus jamais invité au bal et je ne la reverrai peut-être jamais. Mais quʼelle est merveilleuse, qu’elle a lʼair intelligent. Que vous êtes heureux dʼêtre fêté de toutes ces jeunes filles, peut-être de connaître celle-là. Lʼavez-vous vu danser ? Je ne connais rien de comparable.

Adieu être bizarre qui inspire la sympathie sans savoir fixer lʼamitié.

Marcel Proust

       
Note n°1
Le papier de quart de deuil de l’original est identique en tout point à celui d’une lettre que Proust adresse à Albufera [le 5 ou le 6 mai 1908] (CP 01797 ; Kolb, VIII, n° 53). Cette lettre doit dater du [vendredi soir 12 juin 1908], soir où Proust assiste à un bal donné chez la princesse de Polignac, et auquel il est invité grâce à Mme de Chimay. Voir la note 3 ci-après. [PK]
Note n°2
Rappelons que Jeanne Weil, Mme Adrien Proust, est morte le 26 septembre 1905. Il y avait donc en effet presque deux ans et neuf mois depuis sa mort. [PK]
Note n°3
La princesse Alexandre de Caraman-Chimay est nommée parmi les personnes qui ont assisté au bal donné chez la princesse Edmond de Polignac le vendredi soir 12 juin : voir le compte rendu paru dans Le Figaro du dimanche 14 juin 1908 (« Le Monde et la Ville », p. 2). [PK]
Note n°4
Voir, à propos de Mlle de Goyon, la lettre de Proust à Mme Léon Fould (CP 01770 ; Kolb, VIII, n° 26, note 6), ainsi que les lettres à Louis dʼAlbufera (CP 01787 ; Kolb, VIII, n° 43 et CP 01797 ; Kolb, VIII, n° 53). [PK]
Note n°5
Proust sera présenté à Mlle de Goyon chez la princesse Murat le lundi soir 22 juin 1908. [PK]
Note n°6
Quand il raconte à Louis dʼAlbufera sa rencontre avec Mlle de Goyon, Proust mentionne François de Pâris parmi ceux qui ont rendu cette présentation possible (CP 01821 ; Kolb, VIII, n° 77). [NM]


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Date de mise en ligne : September 10, 2024 09:57
Date de la dernière mise à jour : September 10, 2024 09:57
Surlignage


102 boulevd Haussmann

Mon cher ami

Il me serait facile – et
vous avez été si peu gentil
pour moi depuis quelque
temps – de vous laisser
sur le petit incident de ce
soir
lʼidée qui vous plaît
et qui m’est indifférente.
Mais jʼai une si triste preuve
à vous donner de la sincérité
de ce que je disais et de
la stupidité de ce que vous avez
cru – (ou prétendu) comprendre –


2

que je ne résiste pas à la
douceur de me laisser aller
à ces souvenirs. Ma
pauvre Maman que jʼai
perdue il y a bientôt trois
ans – sans que vous ayez
jamais d’un mot compati
à un malheur si grand que
vous en auriez eu pitié si vous
lʼaviez soupçonné –, ma
pauvre Maman trouvait que
vous aviez la plus jolie figure

3

dʼhomme qu’elle connut, et elle savait
que jʼadmirais aussi beaucoup votre visage. Si
vous avez fait semblant de trouver quelquechose
d’humoristique dans la façon dont je lʼai dit cʼest
que je ne voulais pas, venant de moi, qu’un compliment
put vous embarrasser dit devant Madame de Chimay.
Et quand vous nous avez eu quitté, je disais à Madame
de Chimay que Maman me disait : « Comme je
trouve M. de Paris mieux que Lucien Daudet.  » Ceci, ne

4

le répétez pas parce qu’il sʼagit d’un ami que j’aime
et qui aimait beaucoup Maman. Mais je lʼai dit
à la Pcesse de Chimay parce qu’elle savait bien,
elle, que jamais je ne mêlerais le souvenir de
Maman, à quelquechose qui ne fut pas la vérité
même
. Vous pouvez être sur que tout ce que je dis
de Maman est parole d’évangile et je ne
commettrais pas un sacrilège, je ne profanerais pas
le souvenir de ce que jʼai le plus aimé sur

5

la terre pour vous faire
un compliment, ou vous
ôter l’amertume dʼune
prétendue critique, ce qui
me serait tout à fait
égal. Vous ne valez pas
la peine que je me sois
fatigué à vous écrire tout
cela. Mais la vérité le vaut.
Et vous m’avez prêté un
sentiment idiot que je
nʼavais pas. Je suis resté

6

à ce bal pour tâcher dʼ
être présenté à Mlle
de Goyon
qui est la plus
jolie jeune fille que jʼaie
jamais vue. Et j’ai du
partir avant de lui être
présenté. Et je ne serai
sans doute plus jamais invité
au bal et je ne la
reverrai peutʼêtre jamais.
Mais quʼelle est merveilleuse,
qu’elle a lʼair intelligent.
Que vous êtes heureux dʼêtre

7

fêté de toutes ces jeunes filles, peutʼêtre
de connaître celle-là. Lʼavez-vous vu
danser. Je ne connais rien de comparable.

Adieu être bizarre qui inspire la sympathie
sans savoir fixer lʼamitié

Marcel Proust


 
 
 
 
Surlignage
102 boulevard Haussmann

Mon cher ami

Il me serait facile – et vous avez été si peu gentil pour moi depuis quelque temps – de vous laisser sur le petit incident de ce soir lʼidée qui vous plaît et qui m’est indifférente. Mais jʼai une si triste preuve à vous donner de la sincérité de ce que je disais et de la stupidité de ce que vous avez cru – (ou prétendu) comprendre – que je ne résiste pas à la douceur de me laisser aller à ces souvenirs. Ma pauvre Maman que jʼai perdue il y a bientôt trois ans – sans que vous ayez jamais d’un mot compati à un malheur si grand que vous en auriez eu pitié si vous lʼaviez soupçonné –, ma pauvre Maman trouvait que vous aviez la plus jolie figure dʼhomme qu’elle connût, et elle savait que jʼadmirais aussi beaucoup votre visage. Si vous avez fait semblant de trouver quelque chose d’humoristique dans la façon dont je lʼai dit cʼest que je ne voulais pas, venant de moi, qu’un compliment pût vous embarrasser dit devant Madame de Chimay. Et quand vous nous avez eu quitté, je disais à Madame de Chimay que Maman me disait : « Comme je trouve M. de Pâris mieux que Lucien Daudet.  » Ceci, ne le répétez pas parce qu’il sʼagit d’un ami que j’aime et qui aimait beaucoup Maman. Mais je lʼai dit à la Princesse de Chimay parce qu’elle savait bien, elle, que jamais je ne mêlerais le souvenir de Maman, à quelque chose qui ne fût pas la vérité même. Vous pouvez être sûr que tout ce que je dis de Maman est parole d’évangile et je ne commettrais pas un sacrilège, je ne profanerais pas le souvenir de ce que jʼai le plus aimé sur la terre pour vous faire un compliment, ou vous ôter l’amertume dʼune prétendue critique, ce qui me serait tout à fait égal. Vous ne valez pas la peine que je me sois fatigué à vous écrire tout cela. Mais la vérité le vaut. Et vous m’avez prêté un sentiment idiot que je nʼavais pas. Je suis resté à ce bal pour tâcher dʼêtre présenté à Mlle de Goyon qui est la plus jolie jeune fille que jʼaie jamais vue. Et j’ai partir avant de lui être présenté. Et je ne serai sans doute plus jamais invité au bal et je ne la reverrai peut-être jamais. Mais quʼelle est merveilleuse, qu’elle a lʼair intelligent. Que vous êtes heureux dʼêtre fêté de toutes ces jeunes filles, peut-être de connaître celle-là. Lʼavez-vous vu danser ? Je ne connais rien de comparable.

Adieu être bizarre qui inspire la sympathie sans savoir fixer lʼamitié.

Marcel Proust

       
Note n°1
Le papier de quart de deuil de l’original est identique en tout point à celui d’une lettre que Proust adresse à Albufera [le 5 ou le 6 mai 1908] (CP 01797 ; Kolb, VIII, n° 53). Cette lettre doit dater du [vendredi soir 12 juin 1908], soir où Proust assiste à un bal donné chez la princesse de Polignac, et auquel il est invité grâce à Mme de Chimay. Voir la note 3 ci-après. [PK]
Note n°2
Rappelons que Jeanne Weil, Mme Adrien Proust, est morte le 26 septembre 1905. Il y avait donc en effet presque deux ans et neuf mois depuis sa mort. [PK]
Note n°3
La princesse Alexandre de Caraman-Chimay est nommée parmi les personnes qui ont assisté au bal donné chez la princesse Edmond de Polignac le vendredi soir 12 juin : voir le compte rendu paru dans Le Figaro du dimanche 14 juin 1908 (« Le Monde et la Ville », p. 2). [PK]
Note n°4
Voir, à propos de Mlle de Goyon, la lettre de Proust à Mme Léon Fould (CP 01770 ; Kolb, VIII, n° 26, note 6), ainsi que les lettres à Louis dʼAlbufera (CP 01787 ; Kolb, VIII, n° 43 et CP 01797 ; Kolb, VIII, n° 53). [PK]
Note n°5
Proust sera présenté à Mlle de Goyon chez la princesse Murat le lundi soir 22 juin 1908. [PK]
Note n°6
Quand il raconte à Louis dʼAlbufera sa rencontre avec Mlle de Goyon, Proust mentionne François de Pâris parmi ceux qui ont rendu cette présentation possible (CP 01821 ; Kolb, VIII, n° 77). [NM]


Mots-clefs :amitiéfamillemondanitéssorties
Date de mise en ligne : September 10, 2024 09:57
Date de la dernière mise à jour : September 10, 2024 09:57
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