CP 01789 Marcel Proust à madame Straus [seconde quinzaine d'avril 1908]
1
Madame,
Je suis bien triste que vous
nʼalliez pas bien, bien
triste que nos «
traitements »
nous séparent, sans nous
améliorer. Je me dis que
si je
montais des étages jʼ
irais encore plus mal et
que si vous voyiez
du monde
à Paris au lieu dʼetre en
Suisse2 vous
seriez encore plus
fatiguée. Cʼest la chance de
la médecine que notre
impossibilité de savoir ce qui
serait arrivé si toutes choses
étant restées les mêmes nous
avions suivi une autre hygiène.
Car les choses ne sont jamais les
mêmes, et comment démêler
la part du temps, de mille
causes inconnues, les caprices
de la maladie elle-même.
Nous avons pris – ou plutot moi
j’ai pris un triste pli avec vous
depuis quelque temps. Dès que je suis près de vous
je suis paralysé par une timidité inconnue,
je sens un abime entre nous et je deviens dʼ
une stupidité qui m’exaspère dʼautant
plus quʼelle se manifeste devant vous, et
qu’hors de votre présence elle n’est pas
toujours si constante. Le sentiment que vous me
considérez comme une boîte à potins, la
nécessité de vous en fournir de nouveaux
et de scandaleux y est peutʼêtre pour quelquechose.
J’en suis en ce moment bien démuni car depuis
que je ne vous ai vu je ne suis presque pas
sorti de chez moi et chez moi je ne vois
personne. Ce nʼest guères que Reynaldo qui
me dit de temps en temps ce qui se passe dans
le « monde » où je ne vais jamais. Mais le fait d’
en avoir connu chez vous autrefois les différents
personnages me permet de m’intéresser plus
facilement à ses récits. Je
sais que Me de Fitz James
votre amie (et qui fut
même la mienne3 !) a
rencontré lʼautre jour M.
Joseph de Gontaut4 qui lui
a reproché de ne jamais lʼ
inviter. Elle lui a répondu
« Mais oui, je vous inviterai...
eh ! bien non je ne pourrais
pas, vous me rappelleriez trop
mon pauvre Robert ! ». Mot
dʼune authenticité indiscutable
raconté par trois personnes présentes.
Sa rivale a eu quelques mots
agréables5. Mais vraiment vous
raconter les mots des autres
– excepté les mots involontaires
– c’est trop stupide. Dans
la moindre carte postale de
vous il y a tellement mieux
par exemple dans la dernière : «
On nʼattend que moi. »
Je vois tout le temps dans les
journaux des annonces d’
expositions qui me tentent.
Mais je me dis que j’attendrai
toujours pour aller revoir des
tableaux que nous puissions
y aller ensemble. Et du
reste je n’en ai jamais revu depuis le jour où
jʼavais été avec vous chez Durand Ruel voir
les admirables Nymphéas de Claude Monet7.
Je crois que le dernier soir où je suis allé chez
vous est celui où Helleu m’attendait. Ima-
ginez-vous que jʼai eu lʼimprudence de lui dire
d’un tableau de Versailles, dʼune étude, que cʼ
était ce qu’il avait jamais fait de mieux. Quelques
jours après je le recevais8 ! Je suis tellement confus
de sa bonté que je ne sais que faire et je voudrais
trouver quelque chose de joli qui lui fasse
plaisir pour le remercier. Tout le monde est
tellement gentil pour moi que cela me rend malheureux
de ne pas savoir moi comment faire plaisir.
Adieu Madame j’espère que
vous allez bientôt
revenir et que je pourrai aller vous voir
Votre respectueux admirateur qui vous aime
Marcel Proust
Jʼai écrit dernierement une lettre dʼune
extrême tendresse à Jacques. Mais il ne m’
a jamais répondu.
1
Madame,
Je suis bien triste que vous nʼalliez pas bien, bien triste que nos « traitements » nous séparent, sans nous améliorer. Je me dis que si je montais des étages jʼirais encore plus mal et que si vous voyiez du monde à Paris au lieu dʼêtre en Suisse2 vous seriez encore plus fatiguée. Cʼest la chance de la médecine que notre impossibilité de savoir ce qui serait arrivé si toutes choses étant restées les mêmes nous avions suivi une autre hygiène. Car les choses ne sont jamais les mêmes, et comment démêler la part du temps, de mille causes inconnues, les caprices de la maladie elle-même. Nous avons pris – ou plutôt moi j’ai pris un triste pli avec vous depuis quelque temps. Dès que je suis près de vous je suis paralysé par une timidité inconnue, je sens un abîme entre nous et je deviens dʼune stupidité qui m’exaspère dʼautant plus quʼelle se manifeste devant vous, et qu’hors de votre présence elle n’est pas toujours si constante. Le sentiment que vous me considérez comme une boîte à potins, la nécessité de vous en fournir de nouveaux et de scandaleux y est peut-être pour quelque chose. J’en suis en ce moment bien démuni car depuis que je ne vous ai vue je ne suis presque pas sorti de chez moi et chez moi je ne vois personne. Ce nʼest guères que Reynaldo qui me dit de temps en temps ce qui se passe dans le « monde » où je ne vais jamais. Mais le fait d’en avoir connu chez vous autrefois les différents personnages me permet de m’intéresser plus facilement à ses récits. Je sais que Mme de Fitz-James votre amie (et qui fut même la mienne3 !) a rencontré lʼautre jour M. Joseph de Gontaut4 qui lui a reproché de ne jamais lʼinviter. Elle lui a répondu « Mais oui, je vous inviterai... eh ! bien non je ne pourrais pas, vous me rappelleriez trop mon pauvre Robert ! ». Mot dʼune authenticité indiscutable raconté par trois personnes présentes. Sa rivale a eu quelques mots agréables5. Mais vraiment vous raconter les mots des autres – excepté les mots involontaires – c’est trop stupide. Dans la moindre carte postale de vous il y a tellement mieux par exemple dans la dernière : « On nʼattend que moi. » Je vois tout le temps dans les journaux des annonces d’expositions qui me tentent. Mais je me dis que j’attendrai toujours pour aller revoir des tableaux que nous puissions y aller ensemble. Et du reste je n’en ai jamais revu depuis le jour où jʼavais été avec vous chez Durand-Ruel voir les admirables Nymphéas de Claude Monet7. Je crois que le dernier soir où je suis allé chez vous est celui où Helleu m’attendait. Imaginez-vous que jʼai eu lʼimprudence de lui dire d’un tableau de Versailles, dʼune étude, que cʼétait ce qu’il avait jamais fait de mieux. Quelques jours après je le recevais8 ! Je suis tellement confus de sa bonté que je ne sais que faire et je voudrais trouver quelque chose de joli qui lui fasse plaisir pour le remercier. Tout le monde est tellement gentil pour moi que cela me rend malheureux de ne pas savoir moi comment faire plaisir.
Adieu Madame j’espère que vous allez bientôt revenir et que je pourrai aller vous voir. Votre respectueux admirateur qui vous aime
Marcel Proust
Jʼai écrit dernièrement une lettre dʼune extrême tendresse à Jacques. Mais il ne m’a jamais répondu.
Date de la dernière mise à jour : September 16, 2024 16:08
1
Madame,
Je suis bien triste que vous
nʼalliez pas bien, bien
triste que nos «
traitements »
nous séparent, sans nous
améliorer. Je me dis que
si je
montais des étages jʼ
irais encore plus mal et
que si vous voyiez
du monde
à Paris au lieu dʼetre en
Suisse2 vous
seriez encore plus
fatiguée. Cʼest la chance de
la médecine que notre
impossibilité de savoir ce qui
serait arrivé si toutes choses
étant restées les mêmes nous
avions suivi une autre hygiène.
Car les choses ne sont jamais les
mêmes, et comment démêler
la part du temps, de mille
causes inconnues, les caprices
de la maladie elle-même.
Nous avons pris – ou plutot moi
j’ai pris un triste pli avec vous
depuis quelque temps. Dès que je suis près de vous
je suis paralysé par une timidité inconnue,
je sens un abime entre nous et je deviens dʼ
une stupidité qui m’exaspère dʼautant
plus quʼelle se manifeste devant vous, et
qu’hors de votre présence elle n’est pas
toujours si constante. Le sentiment que vous me
considérez comme une boîte à potins, la
nécessité de vous en fournir de nouveaux
et de scandaleux y est peutʼêtre pour quelquechose.
J’en suis en ce moment bien démuni car depuis
que je ne vous ai vu je ne suis presque pas
sorti de chez moi et chez moi je ne vois
personne. Ce nʼest guères que Reynaldo qui
me dit de temps en temps ce qui se passe dans
le « monde » où je ne vais jamais. Mais le fait d’
en avoir connu chez vous autrefois les différents
personnages me permet de m’intéresser plus
facilement à ses récits. Je
sais que Me de Fitz James
votre amie (et qui fut
même la mienne3 !) a
rencontré lʼautre jour M.
Joseph de Gontaut4 qui lui
a reproché de ne jamais lʼ
inviter. Elle lui a répondu
« Mais oui, je vous inviterai...
eh ! bien non je ne pourrais
pas, vous me rappelleriez trop
mon pauvre Robert ! ». Mot
dʼune authenticité indiscutable
raconté par trois personnes présentes.
Sa rivale a eu quelques mots
agréables5. Mais vraiment vous
raconter les mots des autres
– excepté les mots involontaires
– c’est trop stupide. Dans
la moindre carte postale de
vous il y a tellement mieux
par exemple dans la dernière : «
On nʼattend que moi. »
Je vois tout le temps dans les
journaux des annonces d’
expositions qui me tentent.
Mais je me dis que j’attendrai
toujours pour aller revoir des
tableaux que nous puissions
y aller ensemble. Et du
reste je n’en ai jamais revu depuis le jour où
jʼavais été avec vous chez Durand Ruel voir
les admirables Nymphéas de Claude Monet7.
Je crois que le dernier soir où je suis allé chez
vous est celui où Helleu m’attendait. Ima-
ginez-vous que jʼai eu lʼimprudence de lui dire
d’un tableau de Versailles, dʼune étude, que cʼ
était ce qu’il avait jamais fait de mieux. Quelques
jours après je le recevais8 ! Je suis tellement confus
de sa bonté que je ne sais que faire et je voudrais
trouver quelque chose de joli qui lui fasse
plaisir pour le remercier. Tout le monde est
tellement gentil pour moi que cela me rend malheureux
de ne pas savoir moi comment faire plaisir.
Adieu Madame j’espère que
vous allez bientôt
revenir et que je pourrai aller vous voir
Votre respectueux admirateur qui vous aime
Marcel Proust
Jʼai écrit dernierement une lettre dʼune
extrême tendresse à Jacques. Mais il ne m’
a jamais répondu.
1
Madame,
Je suis bien triste que vous nʼalliez pas bien, bien triste que nos « traitements » nous séparent, sans nous améliorer. Je me dis que si je montais des étages jʼirais encore plus mal et que si vous voyiez du monde à Paris au lieu dʼêtre en Suisse2 vous seriez encore plus fatiguée. Cʼest la chance de la médecine que notre impossibilité de savoir ce qui serait arrivé si toutes choses étant restées les mêmes nous avions suivi une autre hygiène. Car les choses ne sont jamais les mêmes, et comment démêler la part du temps, de mille causes inconnues, les caprices de la maladie elle-même. Nous avons pris – ou plutôt moi j’ai pris un triste pli avec vous depuis quelque temps. Dès que je suis près de vous je suis paralysé par une timidité inconnue, je sens un abîme entre nous et je deviens dʼune stupidité qui m’exaspère dʼautant plus quʼelle se manifeste devant vous, et qu’hors de votre présence elle n’est pas toujours si constante. Le sentiment que vous me considérez comme une boîte à potins, la nécessité de vous en fournir de nouveaux et de scandaleux y est peut-être pour quelque chose. J’en suis en ce moment bien démuni car depuis que je ne vous ai vue je ne suis presque pas sorti de chez moi et chez moi je ne vois personne. Ce nʼest guères que Reynaldo qui me dit de temps en temps ce qui se passe dans le « monde » où je ne vais jamais. Mais le fait d’en avoir connu chez vous autrefois les différents personnages me permet de m’intéresser plus facilement à ses récits. Je sais que Mme de Fitz-James votre amie (et qui fut même la mienne3 !) a rencontré lʼautre jour M. Joseph de Gontaut4 qui lui a reproché de ne jamais lʼinviter. Elle lui a répondu « Mais oui, je vous inviterai... eh ! bien non je ne pourrais pas, vous me rappelleriez trop mon pauvre Robert ! ». Mot dʼune authenticité indiscutable raconté par trois personnes présentes. Sa rivale a eu quelques mots agréables5. Mais vraiment vous raconter les mots des autres – excepté les mots involontaires – c’est trop stupide. Dans la moindre carte postale de vous il y a tellement mieux par exemple dans la dernière : « On nʼattend que moi. » Je vois tout le temps dans les journaux des annonces d’expositions qui me tentent. Mais je me dis que j’attendrai toujours pour aller revoir des tableaux que nous puissions y aller ensemble. Et du reste je n’en ai jamais revu depuis le jour où jʼavais été avec vous chez Durand-Ruel voir les admirables Nymphéas de Claude Monet7. Je crois que le dernier soir où je suis allé chez vous est celui où Helleu m’attendait. Imaginez-vous que jʼai eu lʼimprudence de lui dire d’un tableau de Versailles, dʼune étude, que cʼétait ce qu’il avait jamais fait de mieux. Quelques jours après je le recevais8 ! Je suis tellement confus de sa bonté que je ne sais que faire et je voudrais trouver quelque chose de joli qui lui fasse plaisir pour le remercier. Tout le monde est tellement gentil pour moi que cela me rend malheureux de ne pas savoir moi comment faire plaisir.
Adieu Madame j’espère que vous allez bientôt revenir et que je pourrai aller vous voir. Votre respectueux admirateur qui vous aime
Marcel Proust
Jʼai écrit dernièrement une lettre dʼune extrême tendresse à Jacques. Mais il ne m’a jamais répondu.
Date de la dernière mise à jour : September 16, 2024 16:08