CP 01760 Marcel Proust à Anna de Noailles [peu après le 22 février 1908]
1
Madame
Cette ligne que vous m’écrivez sur
Michelet
(ce « grand cœur
sans secrets »)2 c’est ce qu’on
a
dit de plus beau sur lui. Vous
êtes tellement supérieure à tout
le
monde que vos moindres paroles
sont les plus belles
offrandes au génie. Je
suis content que mes pastiches3 vous aient
amusé. C’est un exercice facile et
vulgaire. Mais enfin je crois tout de
même que j’y ai mis une
certaine largeur, que ce sont de
bonnes « copies » comme on dit en
peinture. Imaginez-vous avec quelle
honte j’ai retrouvée4 l’autre jour
une lettre vous remerciant de choses
que vous m’aviez dites sur un
article de moi5, et où à propos
du mot rosace, je vous demandais
des explications sur cette
expression : « le moyen âge
humain »6. — . La violence avec
laquelle me frappent – comme la foudre d’un
regard inconnu hier et à jamais aimé – vos
nouveaux vers, me donnent7 la puérilité de
proclamer sans cesse les meilleurs les derniers,
bien qu’ils soient « tous aimés, tous beaux »8
et que d’ailleurs il soit bien naturel et
probable que l’immense réflexion de votre
génie sur lui-même et la consomption par sa
flamme des matériaux de la vie fasse progresser
sans cesse la puissance lumineuse et la
substance de votre œuvre. Mais tout parti-
culièrement, j’ai élu – je vous l’ai d’ailleurs
écrit l’autre jour9 – les Jardins de Lombardie
qui me paraissent en ce moment la cime
extrême et embaumée de votre œuvre, celle
de ses molles vagues qui monte le plus haut. Tous
les vers sur l’Isola bella, sur les colombes,
je crois que c’est ce que vous avez jamais fait de
plus extraordinaire10. Ah ! c’est à vous poete
admirable et cruel que nous poserons comme
un reproche et une benédiction votre question
à la nature : « Pourquoi donnez-vous.. Le sens
de l’éternel au corps qui doit
mourir ! »11 Je ne peux matérielle-
ment pas écrire ce soir mais je vous
téléphonerai ces jours-ci car j’
aimerais vous revoir. Adieu
Madame, quel Ste Beuve
vous définira jamais avec autant
de lucidité (pour autant de
puissance qui en eut jamais ?)
que vous quand vous parlez « des
enivrants malheurs pour lesquels
je suis née »12. Il me semble que si
j’avais la hardiesse de regarder
votre cou j’y verrai avec les
yeux de la foi le cercle noir
que vous présentaient les colombes
quand elles vous tendaient l’image
nécessaire. Adieu Madame
Marcel Proust
1
Madame
Cette ligne que vous m’écrivez sur Michelet (ce « grand cœur sans secrets »)2 c’est ce qu’on a dit de plus beau sur lui. Vous êtes tellement supérieure à tout le monde que vos moindres paroles sont les plus belles offrandes au génie. Je suis content que mes pastiches3 vous aient amusée. C’est un exercice facile et vulgaire. Mais enfin je crois tout demême que j’y ai mis une certaine largeur, que ce sont de bonnes « copies » comme on dit en peinture. Imaginez-vous avec quelle honte j’ai retrouvé4 l’autre jour une lettre vous remerciant de choses que vous m’aviez dites sur un article de moi5, et où à propos du mot rosace, je vous demandais des explications sur cette expression : « le moyen âge humain »6.
La violence avec laquelle me frappent – comme la foudre d’un regard inconnu hier et à jamais aimé – vos nouveaux vers, me donne7 la puérilité de proclamer sans cesse les meilleurs, les derniers, bien qu’ils soient « tous aimés, tous beaux »8 et que d’ailleurs, il soit bien naturel et probable que l’immense réflexion de votre génie sur lui-même et la consomption par sa flamme des matériaux de la vie fasse progresser sans cesse la puissance lumineuse et lasubstance de votre œuvre. Mais tout particulièrement, j’ai élu – je vous l’ai d’ailleurs écrit l’autre jour9 – les Jardins de Lombardie qui me paraissent en ce moment la cime extrême et embaumée de votre œuvre, celle de ses molles vagues qui monte le plus haut. Tous les vers sur l’Isola Bella, sur les colombes, je crois que c’est ce que vous avez jamais fait de plus extraordinaire10. Ah ! Cʼest à vous, poète admirable et cruel, que nous poserons comme un reproche et une bénédiction votre question à la nature : « Pourquoi donnez-vous... Le sensde l’éternel au corps qui doit mourir ! »11 Je ne peux matériellement pas écrire ce soir mais je vous téléphonerai ces jours-ci car j’aimerais vous revoir. Adieu Madame, quel Sainte-Beuve vous définira jamais avec autant de lucidité (pour autant de puissance qui en eut jamais ?) que vous quand vous parlez « des enivrants malheurs pour lesquels je suis née »12. Il me semble que si j’avais la hardiesse de regarder votre cou j’y verrai avec les yeux de la foi le cercle noir que vous présentaient les colombes quand elles vous tendaient l’image nécessaire. Adieu Madame,
Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03
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Madame
Cette ligne que vous m’écrivez sur
Michelet
(ce « grand cœur
sans secrets »)2 c’est ce qu’on
a
dit de plus beau sur lui. Vous
êtes tellement supérieure à tout
le
monde que vos moindres paroles
sont les plus belles
offrandes au génie. Je
suis content que mes pastiches3 vous aient
amusé. C’est un exercice facile et
vulgaire. Mais enfin je crois tout de
même que j’y ai mis une
certaine largeur, que ce sont de
bonnes « copies » comme on dit en
peinture. Imaginez-vous avec quelle
honte j’ai retrouvée4 l’autre jour
une lettre vous remerciant de choses
que vous m’aviez dites sur un
article de moi5, et où à propos
du mot rosace, je vous demandais
des explications sur cette
expression : « le moyen âge
humain »6. — . La violence avec
laquelle me frappent – comme la foudre d’un
regard inconnu hier et à jamais aimé – vos
nouveaux vers, me donnent7 la puérilité de
proclamer sans cesse les meilleurs les derniers,
bien qu’ils soient « tous aimés, tous beaux »8
et que d’ailleurs il soit bien naturel et
probable que l’immense réflexion de votre
génie sur lui-même et la consomption par sa
flamme des matériaux de la vie fasse progresser
sans cesse la puissance lumineuse et la
substance de votre œuvre. Mais tout parti-
culièrement, j’ai élu – je vous l’ai d’ailleurs
écrit l’autre jour9 – les Jardins de Lombardie
qui me paraissent en ce moment la cime
extrême et embaumée de votre œuvre, celle
de ses molles vagues qui monte le plus haut. Tous
les vers sur l’Isola bella, sur les colombes,
je crois que c’est ce que vous avez jamais fait de
plus extraordinaire10. Ah ! c’est à vous poete
admirable et cruel que nous poserons comme
un reproche et une benédiction votre question
à la nature : « Pourquoi donnez-vous.. Le sens
de l’éternel au corps qui doit
mourir ! »11 Je ne peux matérielle-
ment pas écrire ce soir mais je vous
téléphonerai ces jours-ci car j’
aimerais vous revoir. Adieu
Madame, quel Ste Beuve
vous définira jamais avec autant
de lucidité (pour autant de
puissance qui en eut jamais ?)
que vous quand vous parlez « des
enivrants malheurs pour lesquels
je suis née »12. Il me semble que si
j’avais la hardiesse de regarder
votre cou j’y verrai avec les
yeux de la foi le cercle noir
que vous présentaient les colombes
quand elles vous tendaient l’image
nécessaire. Adieu Madame
Marcel Proust
1
Madame
Cette ligne que vous m’écrivez sur Michelet (ce « grand cœur sans secrets »)2 c’est ce qu’on a dit de plus beau sur lui. Vous êtes tellement supérieure à tout le monde que vos moindres paroles sont les plus belles offrandes au génie. Je suis content que mes pastiches3 vous aient amusée. C’est un exercice facile et vulgaire. Mais enfin je crois tout demême que j’y ai mis une certaine largeur, que ce sont de bonnes « copies » comme on dit en peinture. Imaginez-vous avec quelle honte j’ai retrouvé4 l’autre jour une lettre vous remerciant de choses que vous m’aviez dites sur un article de moi5, et où à propos du mot rosace, je vous demandais des explications sur cette expression : « le moyen âge humain »6.
La violence avec laquelle me frappent – comme la foudre d’un regard inconnu hier et à jamais aimé – vos nouveaux vers, me donne7 la puérilité de proclamer sans cesse les meilleurs, les derniers, bien qu’ils soient « tous aimés, tous beaux »8 et que d’ailleurs, il soit bien naturel et probable que l’immense réflexion de votre génie sur lui-même et la consomption par sa flamme des matériaux de la vie fasse progresser sans cesse la puissance lumineuse et lasubstance de votre œuvre. Mais tout particulièrement, j’ai élu – je vous l’ai d’ailleurs écrit l’autre jour9 – les Jardins de Lombardie qui me paraissent en ce moment la cime extrême et embaumée de votre œuvre, celle de ses molles vagues qui monte le plus haut. Tous les vers sur l’Isola Bella, sur les colombes, je crois que c’est ce que vous avez jamais fait de plus extraordinaire10. Ah ! Cʼest à vous, poète admirable et cruel, que nous poserons comme un reproche et une bénédiction votre question à la nature : « Pourquoi donnez-vous... Le sensde l’éternel au corps qui doit mourir ! »11 Je ne peux matériellement pas écrire ce soir mais je vous téléphonerai ces jours-ci car j’aimerais vous revoir. Adieu Madame, quel Sainte-Beuve vous définira jamais avec autant de lucidité (pour autant de puissance qui en eut jamais ?) que vous quand vous parlez « des enivrants malheurs pour lesquels je suis née »12. Il me semble que si j’avais la hardiesse de regarder votre cou j’y verrai avec les yeux de la foi le cercle noir que vous présentaient les colombes quand elles vous tendaient l’image nécessaire. Adieu Madame,
Marcel Proust
Date de la dernière mise à jour : June 18, 2024 07:03